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.lOlIRNAL
DES
JEUNES PERSONNES.
TOMK XI.
ANNEK 1843.
parts,
IMPRIMERIE DE F. DUVERGER,
niK I>K VEIlNKJ'If,, ^ ' i.
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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
http://www.arcliive.org/details/journaldesjeunes111pari
(2)
R
JOURNAL
DES JEUNES PERSONNES.
ÉGLISES ET CHATEAUX.
I. SAINT-GERMAIN.
Ce titre est bien vaste pour le recueil où
nous le plaçons^ mais que l'on se rassure;
le tableau ser.i proportionné au cadre. Lais-
sant aux érudits le soin de tracer avec aus-
térité l'histoire des innombrables monu-
ments consacrés à la grandeur divine ou
aux grandeurs humaines, nous n'avons d'au-
tre proji-t qne de faire, par la pensée, quel-
ques légères et rapides excursions, tantôt
dans les rues de la vieille cité, à la recher-
che d'une vénérable église ou d'un antique
nionaslère, tantôt dans la campagne, autour
des murailles de ce qui fut jadis un redou-
table château- fort, ou sous les ombrages sé-
culaires qui entourent un palais oii les rois
eurent jadis leur éblouissante cour Châteaux,
églises, combien de ces édifices, frappés par
le contre-coup des modifications fondamen-
tales que reçoit la sociéié depuis un demi-
siècle, ont disparu sous le marteau, ou bien
sous le masque d'une destination nouvelle
souvent bien opposée à leur primitive des-
tination! C'est celte métempsycose, néces-
sairement étrange, subie par de saintes ou
nobles demeures, qui sera notre pensée do-
minante dans le cours des promenades aux-
quelles nous invitons nos lectrices. Pendant
ces brumeuses soirées, devant un foyer pé-
tillant, ne leur sera-t-il pas doux de nous
suivre par l'imaginalion , de passer avec
nous du présent au passé, du passé au pré-
sent, recueillant tous les souvenirs, éveil-
lant les échos de toutes les ruines, les in-
N. t,— t" JANVIER 1843. — Xr AN>KB:.
terrogeant sur les faits, sur les traditions
historiques, et de peindre ainsi, en jfiuant,
non un sévère tableau d'histoire, mais une
esquisse souple et variée, un simple paysHge
historique ; et par quel plus magnifique
paysage pourrions-nous commencer que par
Saint-Germain?
Il est peu de noms que la France ait vé-
nérés aussi profondément. Cent trente villes,
bourgs ou hameaux qui le portent sont la
preuve incontestable de ce fait, et, à Paris,
dès les premiers siècles de la chrétieulé, le
cours de la Seine était mis sous la protec-
tiotî de deux basiliques qui s'élevaient sur
l'une et l'autre de ses rives comme deux
pieuses sentinelles, toujours prêles à rece-
voir les premiers coups des Normands, tou-
jours prêtes à prier pour la ville : ici, la re-
ligieuse forteresse de Suint-Germain-de^-
l'rés, ce Saint-Denis des premiers Mérovin-
giens; là, Saint-Germain-l'Auxerrois, tnice
auguste des pas qu'y laissa saint Gerniaii:,
évêque d'Âuxerre,se rendant en Angleterre
pour prêcher contre l'hérésie de Péiage. Là,
il quittait Paris, entouré de l'escorle d'une
population respectueuse et entreprenai: ,
à pas lents et graves, le trajet que nous al-
lons franchir avec la vitesse de l'éclair.
Nous voici rue Saint -Lazare, peut-être
sur une partie de l'immense enclos que pos-
sédait, loin de Paris, le couvent de ce nom,
devenu prison, comme bien d'autres uio-
1
it
nastères. La cavale aidenie, la locouiolivp,
fait entendre ses hennissements étouffr-.
son suuffl.- pressé se précipite. Elle attend,
elle s'impatiente. Livrons-nous àsaconrse
rapide. Une minute, deux minutes, sous
les lambris des voûtes; deux ou t:oi> au
plein soleil, nous glissons sur la Seitu-, puis
au milieu des thamps. Les pièces <!e !■ rn*
fuient derrière nous comme les jantes d'une
roue énorme. A peine, en passant près de
Nanterre, avous-n'-us le temps d'entrevoir
la douce et pieuse figure de la bergère Ge-
iiev:èvê, consacrée an culte de Dieu par
saint Germ;an d'Anxerre. Le mont Vale'rien,
dont l'antique Calvaire devenu une f -rte-
resse a bieiitôi di-paru. Encnre la Seinf !
elle passe sous nous comme un nuage lu-
mineux, et déji nous sommes au bout du
bois du Vezinet, qu'une tradition poétique
nomma le Bois de la trahison. La Seine
une troisième fois, nous sommes au Pec, ou
à Alpec, suivant l'ancien nom, le véritable
nom autochtone, à la racine celtique, alp,
qui signifie montagne, et nous nous aper-
cevons quelle n'est pas menteuse, lorsque
nous gravissons péniblement les ranpes et
les leffdsses qui mènent à Saint Gfrm..iu.
Ces terrasses, ces rampes, aujourd'hui pa-
vées et deveni es des chemins pondrenx,
furent jadis de frais et somptueux jardins
dont bientôt nous vous entretiendrons.
Arrivés enlin à celte esplanade magni-
fique que Le Nôtre a déproyée sur la croupe
de la montagne, arrêtons-nous pour re-
prendre haleine et aussi pour contempler
l'immense horizon. Autrefois la colline était
revêtue de hautes futaies pareilles a celles
de la forêt. Là, en souvenir du passage de
saint Germuin poursuivant sa route vers les
côtes de Normandie, s'éleva une chapelle au
milieu de ces solennels ombrages, puis le roi
Robert fit d>' l'humble oratoire un mt.nis-
tère, ^ii^f église; puis, un peu plus avant
ddus la forêt, Louis VI construisit un châ-
teau. Dès lors , les paysans et les hommes
pieux se réunissant autour de l'eglise, les
grands seigneurs et les courtisans autour
du palais, une société complète commença
à se former entre ces deux édifices, dont la
fraternelle Union aconstituf*, pendant treize
cents ans, tout notre éiat social.
Ou cherche vainement où fut le m^>ras-
tère, et quant au château de Louis-le Gros,
les Anglais le démolirent à la suite de 1 1 dé-
sastreuse bataille de Crécy. Les cal.imités
qui signalèrent le règne du roi Jean mirent
obstacle à ce qu'il fût reconstruit. Mais, en
1370, Charies-le-Sage le fit, comme dit
Christine de Pisan,mou?(fio/a6ieme«treédi-
fier C'est là que, vingt ans après, Charles VI
étant a prier dans la chapelle, près de sa
jeune et prodigue épouse Isabeau de Baviè-
re, le tonnerre vint tomber à côté de la
reine, par le temps le plus calme, le pins
serein. Qna^re seigneurs frafipés par ce coup
de foudre furent brû es os et eh lir, à Tex-
ceplion de leurs ])'aux. qui restèrent com-
plétp'nent noircies En ce moment même,
dans ii;:e autre partie du château, on déli-
bér.iit sur la création d'un impôt qui devait
pressurer le pays pour procurer de Tor à
Isibeiiu de Bavière ; mais elle recula devant
cet avertissement flu ciel , et l'impôt que
l'on song'ail à éialthr fut abandonné.
Cet orage et rang' fut comme le précur-
seur de toutes les cruelles tempêtes popu-
laires (j'ii battirent la France sous le mal-
heureux Charles VI , et aboutirent à une
nouvelle invasion du pays par l'étranger, à
la faveur de la guerre civile. De nouve.fU,
les Anglais, après avoir pillé et ravagé la
ville de Siint-Germain, dévastèrent le châ-
teau , en I4t9. Toutefois, il ne tarda pas à
rentrer au pouvoir du roi de France Char-
les VII, puis il passa avec le trône à Louis XI,
et celui-ci, dans les accès d'extrême libéra-
lité que luiinspiraient, envers son médecin,
les terreurs de la mort rendues insuppor-
tables par une uiauvais- vie. fit présent à
maître Coictier de la noble deme-ire ; mais
elle n'avait dérogé à ce point que pour peu
de temps. Dès que Louis XI eut rendu le
3
dernier soupir, le parlement cassa la dona-
tion, et Saint-Germain, redevenu résidence
royale, fut agrandi et embelli parFiallçuisl'^
qui s'y maria , et y fit de longs et brillants
séjours, car il aimait les longues allées de
la foret, où l'on pouvait courir , comme le
dit Duchesne, « It'S daims, les chevreuils et
les cerfs à force. »
C'est dans ce magnifique parc qu'eut lieu,
en présence de Henri II. le combat en champ
clos entre la Chataigneriiye et Jariiac, dont
lecoup, fatal à son adversaire parsonétran-
geté et sa nouveauté dans l'art de l'escrime,
donna naissance à un des dictons les plus
usités de la langue. Il semble que H un II,
qui avait autorisé ce duel , ait été puni
par le talion , puisqu'un combat singulier
fut la cause de sa mort.
Le premier, entre tous les possesseurs de
Saint-Germain , Henri IV, se demanda par
quelle bizarrerie le château avait été con-
struit si loin du bord de la montagne et de
l'admirable vue qu'elle découvre. Celte ré-
fli xion fut féconde, et bientôt le cliâieau neuf
s'éleva dans cette situation magnilique, sans
toutefois se séparer de l'ancien chàleau, au-
quel il se rattai hait par un vaste manège.
L'historien Duchesne nous a raconté les
merveilks de la nature et de Tari que dé-
veloppaient alors sous les yeux de Marie de
Médicis, de Gabrielle et de Henri IV, ces
terrasses et ces rampes aujourd'hui deve-
nues des rues. Devant le château, et son ma-
jestueux escalier flanqué des deux types de
la lorce dans rhomme, dans la brute , ici ,
un lion, là, Hercule, l'eau jaillissait à gros
bouillons d'une abondante fontaine, et, de
là, descendait en frais ruisseaux, en limpides
cascades, de terrasses enterrasses, pour al-
ler arroser les arbustes et les fleurs du par-
terre qui s'élevaient en amphithéâtre, de la
Seine k la crête de la montagne. Quel ta-
bleau pour les marinit^rs qui glissaient sur le
fl-'uve! Ces filets d'argent, en serptntant
dans des petits vallons ombreux , mêlaient
leurs mélodieux murmuresà d'autres bruits
non moins doux, de merveilleux concerts
d'oiseaux, le chant solitaire du coucou, le
son lointain de la trompette et les ravis-
sants accords des orgues. Toutes ces har-
monies sortaient des grottes éparses çà et
là aux divers étages de la colline. Ici une
belle nymphe dont l'eau faisait mouvoir
les doigts, tirait de magiques accents de l'or-
gue sur le clavier duquel flottait sa main,
et dans la grotte voisine, autour d'un dra-
gon, « lequel battait des ailes avec gran-
de véhémence , et vomissait violemment
de grands bouillons d'eau par la gueule,
étaient divers petits ois Huns qui faisaient
retentir l'air de mille sortes de ramages, et
surtout les rossignols y musiquaient à l'envi
et à plusieurs chœurs. » Plus bas, du fond
d'une autre grotte, s'élevaient de retentis-
sants bruits de marteaux frappant l'en-
clume en cadence : c'étaient des maréchaux-
ferrants qui battaient le fer ; l'eau jaillissait
en torrent au lieu d'étincelles « et à si gros
bouillons contre ceux qui se tenaient aux
fenêtres, qu'en un moment ils étaient tout
mouillés.»
Ces merveilles hydrauliques de Claude de
Moucoiiys, président des finances à la géné-
raliié de Lyon, furent, un siècle plus tard,
dépassées de beaucoup par la célèbre ma-
chine du chevalier Deville, laquelle lançait
la Seine sur le pont d'un immense aque-
duc, l'une des beautés du paysage, et la
Seine, ainsi portée à Versailles, alla pro-
duire, dans les pièces d'eau du parc de Le
Nôtre, des effets moins puérils que ceux des
grottes du château neuf de Saint-Germain.
Ces grottes ont toutes disparu , ainsi que
leurs tritons et leurs naïades, et la machine
de Marly est aujour^l'iiui à peu près oisive
près de la simple poiupe à feu qui la rem-
place à moins de frais, avec moins de bruit
et aussi pl^s utilement, car ce qui est sim-
ple est toujours le mieux.
Ce qui perdit le château neuf de Saint-
Germain, ce fut précisément sa beauté, l'é-
tendue de sa perspective. Du moment où
f
Louis XIII mourant, s'etant fait transporter
à une fenêtre pour contempler encore l'im-
niense Innizori, eut di', «'ti nionirHnl le clo-
cher df Saint Denis : «iJ/cs amis, voilà ma
dernière demeure^ » l'arrêt du clià'eau était
porté ^ el aujouid'iiui.uprès avoir été long-
temps al>andonné, le seul pavillon qui en
reste est un hôtel garni el un restaurant,
qui n"a plus de royal que son nom de Pa-
villon Henri IV. Peut-être fût-ce dans ce
pavillon que Louis Xlll prononça les nie-
lancoliqut's paroles que fious venons de rap-
porter; peut-être est-ce là même que sou
fils bieu-aimé, après avoir reçu le bafilcme,
en 16i3, à l'âge de quatre ans el deiui seu-
lement, accourait tout ému j)ar l'imposante
cérémonie: «Eh bien! lui dit Louis XIII
d'une voix éteinte, comment vous nommez-
vous, à présent, mon fils?— Louis XIV! »
répondit avec une fermeté naïve le futur
grand roi. Celle réponse était sans doute la
répétition d'une flatteriequequelquecourti-
san , doué d'une bien longue prévoyance,
murmura à l'oreille de l'enfant ; mais elle
frappa au cœur le royal malade. «LouisXIV?
répliqua-l-il, pas encore, mon fils, pas en-
core ; mais ce sera peut-être bientôt, si c'est
la volonté de Dieu.» Et quelques jours après
il expira.
Les paroles touchantes, les actes mén.o-
rables donnent, ce nous semble, une àme
aux lieux ou ces actes s'accomplirent, où
ces paroles furent prononcées; voilà pour-
quoi nous voyons avec douleur tomber toute
ruine, et que, d'un œil pensif, nous contem-
plons ce pavillon Henri IV, aujourd'hui
consacré aux rires et aux diverlissenients
des citadins. Au lieu de les écouter, enfon-
çons-nousdans la forêt, par cette allée verie
et solitaire • couverte d'une feuiliée si épais-
se et touffue que le soleil en sa plus grande
chaleur ne saurait lrans(iercer. »• Que de
souvenirs se pressent autour de ces arbres
magniliques! Que de nobles daim s. que de
de vaillanls chevaliers de tous les âges se
pronjcnèieiit sous cette ombre verdoyan-
te ! Combien la pensée n'entend-elle point,
dans ces solitudes, retentir de sons de cor
elilevictorieux hallalis, carnousapprochons
d"unanti(jue rendez-vous de cliassi ! Le châ-
teau des Loges fut, dit-on, construit par
Louis IX pour cet us.ge 5 mais le saint roi
ne pouvait créer un lieu de plaisir sans pla-
cer à côté un lieu de prière, et une petite
chapelle s'éleva près du manoir. Celui-ci
tomba sous le poids des siècles, mais l'hum-
ble chapelle de Saint-Fiacre survécut comme
toute pensée religieuse, el des ermites s'y
succédèrent jusqu'en 1G26 ; |»uis Anne d'Au-
triche, un an après la u.ort de Louis XIII et
le b.iptèuie île Louis XI V, y fonda un niutias-
lère de moines Augustius. Ce monasièro re-
çut d'elle, en signede gratitude pour les pre-
miers succès qu'obtint sa régence, le titre
plein decharine et de piéié deNolre-Dame-
des-Gràces, nomque ne dément pas du moins
ladeslinationactuelledu couvent des Loges:
il est aujourd'hui une succursale de l'école
des orphelines de la Légion-d'Honneur.
N'y u-t-il pas un intérêt infini à recueillir
ces lointains et calmes souvenirs au milieu
des bruits du présent? ces réminiscences
sont rendues plus piquantes par le contraste
que forme, avec ces solennelles et dévoles
solitudes d'autrefois, le tumulte joyeux de
la fête des Liges. Là, tout Paris accourt 5 le
boulevard du Temple et les Champs-Elysées
avec leurs saltimbanques épouvantent , par
leurs concerts de grosses caisses et de cym-
bales, les ramiers cachés à la cime des hau-
tes futaies, les chevreuils au fond de leurs
lointaines retraites, et des tourbillons de
fumée se de'rouleiit dans les feuillages des
arbresseculaiies.au dessus de ces immenses
broches qui rappellent les noces de Gama-
che, ou, |)liitôt,les rôliss» riesquifurenl dans
les rues aux Ours ou de la Huchette, et dont
un ambassadeur italien disait avec admira-
tion : Questc rôtisserie sono cusa slupendal
(ces rôtisseries sont une chose merveil-
leuse ! )
Mieux valeut cent fois les b'is solitaires
et ces allées à perte de vue, termine'es par
un point lumineux ou riiiipnsmte façade du
vieux château dans lequel François I" se ma-
ria, qui vit les magnificences de la cour dos
Valois, qui entendit les spirituels et joyeux
propos de Heuri IV, où brillèrent les lèt<'S de
la régence d'Anne d'Autriche et les plus flo-
rissantes anne'es de Louis XIV. Le vaste ta-
pis de verdure que l'on trouve en sortant
de l'avenue des Loges, là, même, où fut un
magnifique jeu de mail, ce boulingrin était
alors le parterre du roi, et parmi les cinq
pavillons que Louis-le Grand ajouta au châ-
teau, celui-ci fut habité par mademoiselle
de La Vallière ; car lorsque la cnur eut cessé
d'y resplendir, la future Canuélite y éiahlit
sa retraite jusqu'à sa prise de voile, et à
cette grandeur terrestre déchue, succc'di
une autre grandeur déchue aussi : le roi
Jacques d'Angleterre.
Le roi Jacques est un des souvenirs les plus
ineffaçables du château de Saint-Germain,
ou Louis XIV l'installa, après avoir éié au-
devant de lui avec un cortège de la plus
royale magnificence. Plus le roi d'Angle-
terre était abattu, plus le roi de France,
tout-puissant et glorieux, voulait relever en
lui la royauté et honorer le malheur. Ces
escaliers, dont la simplicité révolterait un
parvenu de nos jours, on ne peut les monter
sans se rappeler que Louis XIV L s monta
pour aller voir J.icques 11. Cette chambre,
ce fut peut être celle où Louis XIV, dans
un mouvement tout chevuleresque, donna
ses armes au roi expatrié qui allait tenter
de rentrer dans son pays ; et quand, pour la
seconde fois, Jacques revint dans son royal
exil, quelles larmes il dut répandre sur ce
prie-Dieu doré que l'on ne peut contempler
sans émotion !
Et c'est à Saint-Germain qu'il mourut au
bout de quatorze ans de séjour loin de sa pa-
trie. Là, huit ans après, sa femme et sa fille,
rendirent aussi le dernier soupir; puis, à
celte famille qui semble n'avoir laissé au
château que gravité et tristesse, là, où jadis
éiaient la joie et les splendeurs, siicc^'da un
long oubli; puis nous y avons vu une ca-
serne, et aujourd'hui le royal manoir est
devenu une prison militaire, établi d'après
le système pénitentiaire qui partage la vie
du prisonnier entre l'isolement absolu et la
vie en commun. Quelle inscription frap-
pante on lit sur la porte du pénitencier!
Quiconque enfreint la loi n'est pas digne
d'être libre! Le coupable, dès le moment où
il met le pied sur le seuil, est saisi par cette
pensée qui s'empare de lui, et l'arrêt qu'il a
lu en entrant dans le lien de son expiation, il
le lit encore, salutaire avertissement, lors-
qu'il sort de sa prison pour rentrer dans la
Société.
Et ce n'est point là l'unique sentence qui
frappe les détenus ; ils ne peuvent faire un
pas dans le pénitencier sans que, de toutes
parts, leurs yeux ne s'arrêtent sur de salu-
taires paroles; chacune des murailles qui
les tient renfermés est la page d'un livre de
la morale la plus pure. Si, dans leurs ate-
liers, ils laissent éch.ipper de leurs mains
les instruments de leur travail, et que, re-
grettant le monde et une liberté oisive, ils
promènent autour d'eux des regards inoccu-
pés : Le travail est une meilleure ressourcs
contre l'ennui que le plaisir. — Le tra-
vail conduit à vaincre la douleur du corps
et augmente les forces de l'âme; ces maxi-
mes répondent à leurs voix intérieures, et
ils reprennent leur travail avec courage. Si,
aux heures de leur récréation dans le préau
enclos des hautes murailles des fossés, il
leur survient la mauvaise pensée de se li-
vrer à des jeux de hasard : Pas de probité
possible avec la passion du jeu.— Il n'c5f
point d'exemple d'un joueur de profession
qui n'ait fini misérablement ; à l'aspect de
ces avis solennels, les cartes, les dés leur
tomberont des mains, et, s'ils ont quelque
pensée impie dans rame: L'insensé seul a
pu dire dans son cœur : Il n'y a point de
Dieu. Telle est l'imposante parole qu'ils
lisent dans la chapelle.
Cette chapelle où ont retenti tant de
chants, d'actions de grâces et d'hyaines
de victoire, où des cœurs repentants et
brises ont soupiré tant de douloureuses
invocations, où ont été baptisés, mariés,
conduits au tombeau, tant de grands, au-
jourd'hui , chaque dimanche , cinq cents
hommes s'y pressent. Ce n'est plus la res-
plendissante cour de Louis XIV, ni même
la cour de Jacques H; plus de broderies,
^tlus de brillants uniformes , mais une
foule de costumes gris, couleur de deuil.
Qu'il est imposant de voir, au sourd rou-
lement du tambour, ces captifs tomber à
genoux devant l'autel-, et de quel saisisse-
ment religieux le cœur est pénétré, lorsque
tous, d'une seule voix, rompent leur silence
hal)ituel pour prier ou adresser des hymnes
touchantes au Dieu qui répondra par la grâce
au repentir !
Ce que nous avons rapporté du régime
de cette prison militaire révèle la présence
d'un officier habile, qui a compris que sa
belle mission était de purifier, au nom de la
morale, ceux (ju'il punissait au nom de la
loi. Ses nobles soins obtiennent une douce
récompense. Chaque année le commandant
a le bonheur de pouvoir signaler à la clé-
mence royale des hommes que leur con-
duite en rend dignes, et cette clémence
descend avec joie sur eux. Puis les tristes
cellules reçoivent un doux reflet d'un salou
où la grâce et la bonté le disputent à l'es-
prit. Ce n'est plus l'élincelant salon de
Louis XIV, ni l'austère salon du- roi Jacques,
c'est un salon plein de charme et d'exquise
simplicité, dans lequel ou aime à se presser
autour d'une belle illustration, d'un poêle,
d'un homme excellent, l'auteur de Sylla,
l'enuile de la Chaussée-d'Antiu.
Ernest Fouinet.
MADAME DE MAINTENON A SAINT-CYR.
4C89.
i.
Une agitation inaccoutumée régnait le
mardi, 25 janvier 1689, dans la commu-
nauté des dames de Saint-Louis, fondée
quelques années auparavant à Saint -Cyr
par madame de Maintenon.
Depuis six heures du malin , les deux cent
cinquante demoiselles de la maison manifes-
taient une impatience dont les trente-six da-
mes-professeset les vingt-quatre converses
avaient peine à modérer les élans; si bien, que
l'intervention de madame de Loubert, qui
gouvernait la maisoa avec le titre de sous-
prieure, sdus la direction immédiate de
ma'lanic di' M.iutenon, avait été nécessaire
pour oldruir de ses ricvfs le calme conve-
j nable pendant la messe qu'elles entendaient
I tous les jours à huit heures du matin.
j Après la messe, la juie et la préoccupa-
j tion (les pensionnaires de Suint-Cyr ne fi-
I rent qu'augmenter, et durant le dîner, qui
I avait lieu à onze heures, un long bourdon-
nement, qui s'élevait à la fois de toutes les
tables, nécessita de nouveau l'intervention
de madame de L'.ubert, saus laquelle toutes
les recommandations des dames-professes
et drs converses restaient ce jour- là sans
résultats.
«Mesdemoiselles, dit la sous-prieun: d'un
ton sévère après avoir agité une soui.elte
qui rétablit sur-Ie champ un proFon 1 si-
lence, vous oubliez qu'il est expressément
défendu par les règlements de parler pen-
dant les repas; si la classe jaune et la classe
verte, qui se sont fait remarquer par le
bruit de ieurscoiivcrsaîlons, donnent encore
lieu à la moindre plainte, elles n'assisteront
pas à la solennjié. »
A ces mots, madame de Loubert se ras-
sit, et non-seulement les classes particuliè-
rement rappelées à l'ordre, mais les deux
autres achevèrent de dîner dans un calme
complet. On connaissait la rigidité de la
suus-prieure, son inflexibilité quand elle
avait prononcé une punition, et ces mots :
Elles n'assisteront pas à la soLnnilé ré-
sonnaient à toutes les oreilles. Heureuse-
ment le repas touchait alors à sa fin.
D'après les règles de la communauté, une
assez longue récréation succédait au dîner,
et les demoiselles travaillai' nt ensuite de-
puis une heurt^ustju'à six heures uu soir.
Mais le jour dont nous parlons, elles se
rendirent immédiatemetit dans les dortoirs
pour mettre le costume des fêtes, avec oi-
die d'avoir achevé leur toiletie à midi et
demi.
Le costume des pensionnaires de Saint-
Cyr était d'une simplicité sévère; et pour-
tant, il avait un air grandiose, une ampleur
qui en faisaieul presque un custume decour.
H se composait d'un manteau en étamine
brune du Mans, et d'une jupe de même cou-
leur. Les Démo selles recevaient en outre
un jupon de toile écrue, remplace en hiver
par un jupon de ratine rouge. Quant à la
coiffure, elle était pour le moins aussi aus-
tère que le reste du vêtement ; c'était, en
effet, un bonnet blanc piqué avec plusieurs
rangs de réseau plissés par-devant et main-
tenus par quelques nœuds en ruban , de
la couleur de la classe dont chaque Demoi-
selle faisait partie.
Les Dames portaient la croix d'or, et un
grand manteau traînant; ce dernier, les
jours de cérémonie seulement. Le ruban de
leurs bonnets différait aussi de celui îles De-
moiselles par la couleur qui était noire ou
rduge de feu. Outre la croix et le manteau
I rainant qui faisait partie de son costume
de tous les jours, la sous-prieure se distin-
guait des Dames par les nœuds blancs de
sou bonnet. Enlin, les armes de la maison
étaient brodées en or sur un des coins de
son manteau. Ces armes, composées par
Louis XIV lui-même, représentaient une
croix abaissée que surmontaient une cou-
ronne royale et des fleurs de lis.
Une fois dans leur dortoir respectif, les
quatre classes, délivrées de la .su.'-veillance
si redoutée de madame de Loubert, s'aban-
donnèrent à leur penchant nalurel, et les
conversations devinrent en un instant très
animées.
« Mademoiselle de Viiienne est-elle heu-
reuse! disait mademoiselle de Perlhes à ses
camarades de la première classe; avoir été
choisie pour jouer le rôle d'Est h; r! c'est
maintenant qu'elle va être lière de sa
beauté.
— Allons, reprit mademoiselle de Lan-
geais, voilà de Perthes qui va être jalouse
de iiidilemoiselle de Viiienne. Faut-il donc
lui savoir mauvais gré d'être plus belle que
nous ?
— Langeais a raison, ajoutèrent un grand
nombre de demoiselles.
— Oui, reprit celle-ci forte de l'assenti-
ment di^ ses camarades, mademoiselle de
Viiienne est tout à-fait digne decitle fa-
veur. J'étais à la dernière répétition de Ver-
sailles, où madame de Mainlenon avait eu
la bonté de me conduire, et j'ai entendu
dire au roi que ni la Raisin ni la Champ-
mêlé ne joueraient aussi bien le rôle d'Es-
Iher.
— 11 est vrai, observa ironiquement ma-
demoiselle de Larohe, que Viiienne n'a fait
preuve que de quatre quartiers de noblesse,
taillis que m.ulemoiselle de Perthes en a
prouvé dix-huit. •
Au lieu de s'irriter de cette observation,
mademoiselle de Perthes répondit en levant
la tête avec orgueil :
«Ajoutez, de Larche, que^e m'en fais
8
gloire. An surplus , je comprends pourquoi ■
vous prenez la cause d'Esther; cette cause
est un peu la vôtre, et chacun sait que les
recoinrnanilations les plus puissantes ont dû
balancer l'insurfisance de vos titres de no-
blesse pour vous idire admettre a Saint-
Cyr.
— De Perthes, dit niademoisplle de Lan-
geais, vous allez trop loin. Il y a ici des de-
moiselles qui seront riches un jour, et qui
usurpent une place qu'on a dû refuser à
d'autres moins heureuses, au grand regret
de madame de Miiiiilenon. Tn uvez-vous
que celles-là aient fdil un noble usage de
leurs recommandations?
— A bas les quartiers ! s'écria mademoi-
selle de Joncy, charmante personne de seize
ans, à la physionomie spirituelle, à l'air dé-
cidé ; ma famille en a prouvé quinze, et je
n'en ai jamais parlé.
— C'est vrai, c'est vrai, répondit toute la
classe, où mademoiselle de Joncy n'avait
que des amies à cause de son caractère ou-
vert et gai.
— Quant à la fortune, poursuivit- elle,
heureuses celles qu'elle a favorisées! plus
heureuses encore celles que de braves capi-
taines du roi épouseront malgré leur pau-
vreté. Ainsi, de Perthes, ne nous parlez plus
tant désormais ni de votre noblesse, ni de
vos richesses. Ma chère Langeais, dites-
nous plutôt si madame de Caylus était bien
sous le costume et dans le rôle d'Assuérus.
— Admirablement belle, répondit made-
moiselle de Langeais.
— Et mademoiselle de Giapion?
— Charmante. Elle s'enveloppe dans la
tunique de Mardochée de l'air le plus vé-
nérable, et sa voix prend un ton grave et
solennel qui rend l'illusion presque com-
plète.
— Et mademoiselle d'Abancourt? rem-
plira-t-elle bien le rôle d'Aman, de l'impie
Aman?
— Parfaitement; comme mademoiselle
de Mdrsillv celui de Zirès. Enfin, madame
la chanuiaesse de Maison fort est charmante
dans celui d'Elise, et toute la cour lui a
fait mille compliments '.
— Que vous êtes heureuse d'avoir assisté
aux répétitions de V.rs;iiiles !
— Vous verrez !a représentation dans
deux heures.
— Langeais, dit alors mademoiselle de
Ledignan, grande et blinde personne de
dix-huit ans, dont le calme contrastait avec
la vivacité de la plupart de ses camarades,
et qui, jusqu'alors, n'avait pas pris part à la
conversation, est-ce aussi bien joué qu'/ln-
dromaque?
— C'est l'avis de madame de Mainlenon.
— Oui; mais madame de Mainlenon est
peut-être suspecte à son insu, répondit ma-
demoiselle de Ledignan. Savez - vous ce
qu'elle a écrit à M. Racine'après la repré-
sentation à'Atidromaque?
— Qu'est-ce donc? demandèrent vingt
voix à la fois.
— Je l'ai appris d'une parente même de
M. Racine qui a vu la lettre.
« Nos petites Ulles ont si bien joué voire
Andromaque qu'elles ne la joueront de leur
vie, ni aucune autre de vos pièces. •
• Ce sont ses propres expressions. Depuis
ce temps, madame de IVlainteoon ne veut
plus qu'on joue ni Marianne ni Polyeucle^
et voilà pourquoi elle a demandé à M. Ra-
cine une tragédie religieuse pour Saint-
Cyr.
— Petites tilles ! dit mademoiselle de
Joncy avec feu ; voyez-vous cela ! Nous ne
sommes plus des petites filles... »
En ce moment les cloches de la maison
sonnèrent à grande volée. Les demoiselles
s'empressèrent de descendre dans la cour
d'honneur où on les Gt mettre sur deux
rangs et quelques instants après plusieurs
carrosses, aux livrées du roi, entrèrent dans
{{) Madame de Caylus ei madame la cliano'oesie
de Maisoiifort étaient les seules personnes éiraugères
à la maison de Saint-Cyr, qui eussent des rôles dans
la piëi-e (VK^lher.
9
la première cour. 11 était alors mie heure
(le Taprès midi. Bientôt madame de Rlainle-
non parut ayant à sa droite le père de La
Chaise, confesseur du roi', et à sa gauche
mad.imede Loubert. Venaient ensuile plu-
sieurs dignitaires de l'ordre des Jésuites,
douze e\('{|iiPs, madame de Miramion, que
sa gnmde di'votiou jointe k sa haute nais-
sance ava;ei;t niise en faveur à la cour, et
quelques-unes de ses pieuses amies. Le cor-
tège était fermé par les trente-six Dames
et les vingl-qnatre converses de la maison.
Malgré le calme apparent du visage de
madame de iMaintemm.on y pouvait lire, ce
que, du reste, elle répétait souvent, qu'elle
avait un caractère à n'être jamais parfaite-
ment heureuse. Son costume, habituellement
très sévère,se composait cp jour-là d'une robe
de soie noire etd'un camail de pareille étoffe,
au-dessus duquel brillait une croix d'or,
semée de fleurs de lis , que les dames de
Saint-Louis lui avaient donnée, et sur la-
quelle étaient gravés ces deux vers où l'on
reconnaissait bien l'esprit et la délicatesse
de Racine, qui eu était l'auteur :
Elle esl notre guide fidèle;
Noire fulicilé vlenl d'elle.
Louange ingénieuse à laquelle madame
de Maintenon s'était montrée fort sensible,
et qui n'avait fait qu'accroître sa prédilec-
tion pour la maison de Saint-Cyr et pour
son poëte favori !
• Oui, mon père, disait elle au père de
La Chaise en marchant plus lentement
quand elle fut arrivée au milieu de la haie
que formaient les demoiselles, voilà ma fa-
mille chérie : que ne puis-je me voir cha-
que jour à cette grande table où, environnée
de toutes mes lille.s, je me trouve plus à
mon aise qu'au banquet royal* ? »
En ce moment, madame de Maintenon
(i)On disait à cette époque le père de La Cfiaise.
Voir tes Mémoires du temps, les lettres de Racine, etc.
(S) Ces paroles sont historiques.
aperçut dans les rangs mademoiselle de
Langeais, qu'elle salua d'un signe de tête
particulier et avec une bienveillance mar-
quée. A cette nouvelle preuve d'afftction,
mademoiselle de Langeais, sur qui tous les
regards s'étaient portés à la fois, baissa les
yeux en rougissant.
« Je devrais les aimer toutes également,
dit alors madame de Maintenon au père de
La Chitise, mais je vous l'avoue, mon père,
il en esl quelques-unes, mademoiselle de
Langeais entre autres, pour qui j'ai une
amitié plus vive et presque maternelle...
— Que mademoiselle de Langeais justifie,
j'en suis sûr, continua le père de La Chaise.
— Oui, mon père; car Dieu lui a donné
la modestie et la résignation, les deux pre-
mières vertus d'une femme; et puis elle
appartient à une des plus honorables fa-
milles de France, à une famille ruinée par
les guerres. Eh bien! malgré tant de titres
à la faveur du roi, ses deux frères, au lieu
de chercher à se pousser à la cour, comme
font tant d'autres mpiiis illustres et moins
capables, ont préféré prendre du service
dans les armées; aussi, j'aime, je protège
celte enfant, et, ce malin encore, j'ai prié
le roi de donner à la comtesse de Langeais,
sa mère, une haute preuve de son intérêt;
mais je ne veux pas que mademoiselle de
Langeais l'apprenne |)ar moi. »
En parlant ainsi, madame de Maintenon
était arrivée devant le péristyle du bâti-
ment principal. En levant les yeux, elle
aperçut une inscription ainsi conçue devant
laquelle elle s'arrêta :
A Madame de Maintenon.
Elle voit les honneurs avec indifférence ;
Son coeur de vains désirs n'est jamais combattu;'
Sa maison même de plaisance
Est une école de vertu.
« Madame de Loubert, dit madame de
Maintenon en se tournant vers la sous-
prieure, je n'accepte que la dernière partie
de l'éloge; encore vous en revient-il une
H)
bonne part. Mais, ne pourrais-je savoir à
qni je dois un compliment si ll.itfeur?
— La jeune Musc qui m'a remis ces vers
a demandé, il est vrai, de n'être pas nom-
me'e, répondit la sous-prieure k voix basse;
mais en ne la faisant connaître qu'à vous, je
n'aurai [as trahi son secret.
— C'est d(inc une de nos demoiselles ?
— Oui, madame.
— Et vous l'appelez?
— Mademoiselle de Laiif^eais.
— Cette clière enfant! pensa madame de
Muintenon ; son instinct l'a portée à me re-
mercier avant deconnaître le bienfait qu'elle
me doit. »
Elle se retourna pour chercher des yeux
mademoiselle de Langeais, et leurs regdrds
se rencontrèrent. Celle-ci avait compris à
l'émotion de son cœur, que madame de Lou-
bert venait de manquer à sa promesse, et
malgré le désir sincère qu'elle lui avait ex-
primé, elle fut, il faut bien le dire, inté-
rieurement enchantée de celte petite in-
discrétion.
« Vous le voyez, mon père, dit madame
de Maintenon au père de La Chaise, elles
me traitent en reine.
— Ne l'êtes- vous pas devant Dieu?» ré-
pondit tout bas le confesseur du roi.
A ces mots, un éclair d'orgueil passa sur
le visage de madame de Maintemm et anima
sa physionomie ; mais un instant de ré-
flexion suffit pour lui rendre son calme, son
humilité ordinaires.
En entrant dans un des salons du rez-
de-chaussée, elle trouva l'architecte de
Saint-Cyr, le célèbre Mansard, quelle avait
mandé et qui l'attendait.
« M. Mansard, lui dit elle, les eaux nous
tourmentent de plus en plus et les caves en
sont pleines. Si Majesté a dépensé, pour
faire construire cette maison sur vos devis,
quinze cent mille livres, une somme énor-
me; il est bien regrettable, vraiment , que
vous n'ayez pas prévu cet inconvénient au-
quel il faut remédier à tout prix; car la
sauté de nos demoiselles en pourrait souf-
frir. »
Mailaïue de Maintenon avait dans ses re-
montrances un ton sec et froid qui la ren-
dait terrible pour tous ceux qui s'y étaient
exposés. .Mansard lui développa, non sans
quelque émotion, les moyens qu'il comptait
employer pour assainir la maison.
« C'est bien, dit elle, quand elle eut dis-
cuté un instant avec lui sur les réparations
nécessaires, avec une sagacité qui surprit
tous les assistants. Je connais les ressour-
ces de votre habileté, et j'espère qu avant
trois uiois vous vous serez rendu maître de
voire ennemi souterrain. •>
Mansard s'inclina et sortit.
« Messeigneurs , dit alors madame de
Maintenon en se tournant vers les Jésuites
et les évêques. Sa Majesté n'arrivera qu'à
deux heures précises. Je suis sûre de préve-
nir vos désirs en vous offrant d'attendre cet
instant à la chapelle, où nous demanderons
à Dieu les indulgences dont nous avons
peut-être besoin au moment d'assister à
une solennité bien innocente, je le sais,
mais pour laquelle M. le curé de Versailles
est cependant sans pitié. •
Ils se dirigèrent tous vers la cliapeiie,
précédés de madame de Maintenon. Che-
min faisant, le père de La Chaise combattit
l'opinion du curé de Versailles, prétendant
que rien, ni dans les délibérations des con-
ciles, ni dans les canons de l'Eglise, n'au-
torisait une pareille rigueur à l'égard des
spectacles honnêtes et surtout religieux,
comme celui qu'où allait donner à Saint-
Cyr.
11.
A peine madame de Maintenon eut-elle
traversé leurs rangs, que les demoiselles de
S.iitit-Cyr, rendues à la liberté, entièrent
en recré.ition. En ce moment, une converse
passa au milieu d'elles tenant à la main
qiiclcpies IfUres que le courrier venait d'ap-
porter, et appelant les demoiselles pour qui
files étaient destinées :
H
— Mademoisplle de Lanpoais ! dil-plle.
— Langeais! Langeais ! cru'ioul à la {<>\s
vingt demoiselles; elle était là tout à Plienre,
Langeais! Ah! la voici ! venez donc! une
lettre pour vous.
— Une lettre! dit mademoiselle de Lan-
geais accourant.
— Oui, mademoiselle, une lettre de Beau-
vais.
— De ma mère ! Oh ! donnez, donnez. »
Elle prit la lettre avec joie et demanda la
permission, qui lui fut accordt'e, d'aller la
lire dans le dortoir où elle lourr.iit être
seule. Une lettre, en ed'rt, est une conver-
sation intime, et mademoiselle de Langeais
ne comprenait pas que l'on pût, cwmiîie le
faisaient quelques unes de ses camarades,
la lire au milieu de deux cents personnes.
Il lui aurait semblé qne tout le monde ,
à l'expression de sa physionomie, en devi-
nait le contenu.
Elle alla donc au dortoir qui était désert
en ce moment, et s'assit près de son lit en
murmurant : « Ma mère ! ma bonne mère! »
Avant d'ouvrir la lettre elle en examina
l'adresse qui lui parut écrite d'une main
moins ferme que d'habitude. Alors, elle se
rappela qu'elle en avait déjà reçu une, il y
avait très peu de jours, et elle redouta quel-
que malheur. Enfin , elle rompit le cachet
en tremblant.
Elle la parcourut d'abord d'un regard in-
quiet, et presque aussitôt ses yeux s'étant
remplis de larmes, elle fut obligée de s'ar-
rêter.
« Hélas! pensa-t-elle, mes pressentiments
ne me trompaient pas. Pauvre mère! tou-
jours de ncuv.^aux malheurs ! »
Cependant, au bout de quelques instants,
elle put lire la lettre de sa mère qui était
conçue en ces termes :
«Ma chère fille,
• Je vous écrivis, il y a huit jours, par
madame de Nyons, qui devait vous faire de-
mander au parloir et vom donner des nou-
velles de ma santé. Mad-ime de Nyons a dû
viius iliie aussi couibit'u l'incertitnde où j'é-
tais sur le sort de vos deux frères me cau-
sait de chagrin. Les nouvelles que j'ai re-
çues depuis son départ ont changé ce cha-
grin en une in()uiétufle mortelle. Votre frère
aîné a été grièvement blessé au siège d'Ath,
et on l'a transporté dans un hôpital où la
multitude des malades fait qu'on ne peut
leur donner tous les soins dont ils auraient
besoin. C'est M. de Pierrefonds, un de ses
amis, qui me l'a écrit, en me mandant que
s'il avait en deux ou trois cents livres à sa dis-
position, il aurait fiit porter votre frère
dans une maison particulière où il pense'
que sa santé se remettrait bien plus promp-
tement. Vous devinez les transes où celte
lettre m'ajetée. J'ai aussitôt fait vendre chez
un orfèvre de la ville quelques bijoux, et je
me suis empressée d'envoyer six cents li-
vres à M. de Pierrefonds. Piiisse-t il m'ap-
prendre bientôt que mon cher fils est hors
de danger! Quant à votre frère Georges, je
n'ose vous dire tous les torts qu'on lui re-
proche, tellement ils sont graves. M. de
Laissac, son capitaine, qui est un ancien
ami de votre père, m'annonce qu'il est dis-
sipé et joueur, qu'il est inquiété pour des
dettes qui le feront renvoyer du service,
s'il ne s'acquitte bientôt. Et, cependant,
l'insouciance de votre frère est si grande
que dans sa dernière lettre il ne me dit rien
de ses embarras, et ne me parle au con-
traire que de son affection, de son dévoue-
ment en termes qui m'ont fait verser des
larmes ; car vous savez, ma chère Loui-
se, combien il est bon et comme il nous
aime tous, vous surtout, pour qui il me
charge d'un million d'amitiés. Ce cher en-
fant! je comprends son silence; il aura
craint de me tonrmenter en m'insiruisant
de sa position. J'ai aussitôt écrit à M. de
Laissac pour le prier de me faire savoir
quelle est la somme que votre frère doit.
Pourvu qu'elle ne soit pas trop considéra-
ble! Pourvu que le restant de mes bijoux
12
et de mes pierreries puisse y suffire! Vous
voyez parla, ma chère fille, si j'ai tort d'être
trisie. Je sais l)ien que mes mallieurs ne
sont pas votre ouvrage et que vous ne de-
vriez pas en souffrir ; mais à qui ouvrirai-je
mon cœur, si ce n'est à vous? Ah! si ma-
dame de Miiiilenon, qui vous aime tant,
connaissait notre détresse, elle appellerait
sur nous, j'en suis sûre, les faveurs de Sa
Majesté', car la vraie noblesse n'a pas de meil-
leur avocat au|)rès du roi ! Mais ces faveurs
ne dussent-elles jamais venir, il faut les at-
tendre avec re'signation et non les solliciter,
sous peine de s'en montrer indigne. Vous
connaissez, à ce sujet, mes sentiments qui
étaient ceux de votre père; je sais qu'ils
sont aussi les vôtres, et je vous en félicite.
Adieu, ma fille, priez Dieu pour vos frères
et pour moi, qui suis quelquefois injuste en-
vers lui ; mais il me pardonnera, car je suis
bien malheureuse, et le malheur aigrit.
Pauvre Georges! Avec quelle impatience
j'attends la réponse de M. de Laissée! si
trois mille livres suffirent, je pourrai peut-
êlre, en veuilanl tout le superflu que j'ai
conservé jusqu'à ce jour, payer ses dettes
et le maintenir dans son emploi ; mais si la
somme qu'il doit est plus considérable...
que faire alors? .. Vous vous apercevrez en
lisant celte lettre, ma chère Louise, qu'elle
a été souvent arrosée de mes larmes el (pie
ma main a bien tremblé en l'écrivant. Quel-
quefois ma lêie se perd, mes idées devien-
nent confuses , il me semble que je suis ri-
che, que j'ai des chevaux, des carrosses,
des laquais à mes ordres... comme autre-
fois., puis, mon rêve fini, je me retrouve
aux prises avec la plus terrdîle des réalités,
loin de trois enfants pour qui j'ai la plus
vive tendresse, et ne pouvant rien pour eux,
pour leur bonheur. Voilà, ma fille, le dé-
nouement d'une vie qui a été éblouissante
et enviée à son début .. mais vous allez
dire, peut-être, vous qui êtes jeune et qui
avez encore toutes vos illusions, que ma
douleur m'égare et m'entraîne trop loin.
Vou.s avez raison, et c'est là le tort ordi-
naire des vieux parents. Ne croyez pas, au
moins, que ma santé soit altérée de ce qui
m'arrive ; je ne sais comment il se fait, mais
elle résiste à toutes ces secousses, et Dieu
veut que je me porte à merveille, malgré
mon âge. Soyez donc sans inquiétude sur
moi, et surtout ne vous affligez pas trop.
Je vous donnerai des nouvelles de noire
cher Georges et de voire frère aîné aussilôt
que j'<'n aurai. En attendant, priez Dieu
pour eux avec ferveur. Je vous embrasse
bien tendrement ,
«Blanche de Langeais de Saint-Chamond.»
Mademoiselle de Langeais mit longtemps
à lire cette lettre; à chaque phrase elle
s'arrêtait, des larmes obscurcissaient ses
yeux, et elle était impuissante à étouffer les
sanglots qui la suffoquaient. .Malgré si>n dé-
vouement à sa mère et l'uffection qu'elle
avait pour son fière aîné, c'est surtout la
triste situation de Georges qui l'attristait le
plus. Georges était presque de son âge;
leur jeunesse s'était écoulée sous le même
toit, dans les mêmes jeux, et une intimité
touchante n'avait jamais cessé de régner
entre eux.
• Il se tuera ! s'écria-t-elle en cachant sa
tête dans ses mains, quand elle eut achevé
la lettre; et ma mère! que deviendra-t-elle
alors? ô mon Dieu i mon Dieu ! »
Eu ce moment les cloches de la commu-
nauté sonnèrent de nouveau. C'était le si-
gnal de l'arrivée du roi et de la cour.
« Hélas ! dit en soupirant mademoiselle
de Langeais, il ne m'est pas même permis
de pleurer en liberté ; il faut aller assister
à cette fête, paraître heureuse et gaie, afin
de n'en pas troubler l'harmonie par mes
larmes. »
Elle essuya donc ses yeux et descendit
dans la cour d'honneur où foutes ses cama-
rades étaient déjà réunies sur deux rangs.
Madame de Mainteuon, suivie de madame
de Loubert, du père de La Chaise, desévê-
^3
ques, des jésuites et de madame de Mira-
mion, e'Iait alle'e recevoir le roi à !a des-
cente de Son carrosse.
La coar d'honneur de Saint-Cyr pi ésentait,
au moment de l'entrée du roi et de sa suite,
ii!i spectacle aussi curieux qu'imposant.
Cette h.ie de deux cent cinquante jeunes
personnes, dont le costume était si con-
venablement ordonné pour produire de
l'firet sans chercher l'effet, la richesse des
autres cosiuiiies au milieu desquels se déta-
chaient les soutanes des douze évêques et
celles des jésuites, le bruit des cloches qui
sonnaient toujours à grande volée, lnut
cela lût frqipé l'imaginalion la muiiis ini-
pressionuiible, quand bien même le roi
de France n'eût pas été présent. Après avoir
sa' né madame de Mnintenon et les personnes
qui i'iiccompagnaient, Louis XIV se mit en
marche, ayant à sa droite la reine d'Angle-
terre, qui, forcée de fuir devant les armées
victorieuses du parti prolestant, s'étiiit re-
tirée, comme on sait, à la cour de France
avec le roi Jacques II, son époux. La reine
portiiit une robe de velours noir, dont un
chapelet de magnifiques diamants, placés à
une distance assez rapprochée, bordait le
corsage.
« Qu'elle est belle ! » pensèrent les demoi •
sellesde Saint-Cyr ; et presque aussitôt leurs
regards furent attirés par les diamants de la
reine d'Angleterre qui les saluait majes-
tueusement en |)assant devant elles.
« Mon pauvre frère ! murmurait en même
temps mademoiselle rie Langeais toute pré-
occupée de sa douloureuse lecture, com-
ment le sauver? »
En ce moment l'horloge de la pension
sonna deux fois ; c'était l'heure fixée pour
la première représentation dEsther.
IH.
Louis XIV avait alors cinquante-un ans,
et il était dans la splendeur de cette ma-
jt sié naturelle que Dieu avait ajduiée à celle
du rang îuprême. Dans toute la cour on ne
citait que Racine qui pût lui être comparé
pour la dignité du port, de la démarche,
pour cette beauté qui frappe les regards.
Ainsi, par un éi range caprice du hasard, le
roi de France et celui des hommes illustres
de son époque dont l'intelligen e a jeté l'é-
clat le plus vif, avaient reçu de la nature les
mêmes avantages extérieurs. Ce jour-là, Ra-
cine marchait immédiatement après le roi
qui, tout en se rendant à la salle préparée
pour le spectacle, expliquait à la reine d'An-
gleterre l'idée qui avait présidé à la fonda-
tion de Saint-Cyr.
« Oiii. m.id.ime, disait le roi, toutes ces
demoiselles sont issues du plus pur sang de
ma noblesse; et |)resque toutes sont pau-
vres, parce (pie leurs pères se sont ruinés au
service de la France. Mais madame de Main-
tenon, dont la charité est inépuisable, les a
adoptées pour ses filles, et le roi de Fr.ince
ne les abinuionnera pas D'abord, j'ai donné
d la communauté, en rentes et bénéfices,
une somme de deux cent mille livres par
an, dont une partift servira à doter les
moins fortunées ; mais devant entrer dans
la maison de sept à douze ans, l'édu'atioQ
qu'elles auront reçue les fera rechtircher par
mes meilleurs geniilhommes; et ceux-là qui
me seconderont dans mes vues n'auront pas
à s'en repentir! Votre Majesté approuve-
t-elle ce plan?
— Sire, je l'admire, et je suis sûre que
toutes ces demoiselles et leurs familles vous
bénissent du fond de leurcœur. Cependant...
ajouta la reine d'Angleterre en hésitant.
— Une objection? dit le roi en souriant;
parlez, madame, parlez.
— Votre Majesté le permet?
— Je vous en prie.
— Les demoiselles ne pouvant rester à
Saint-Cyr au-delà de vingt ans, que devien-
dront celles qui ne voudraient ni se marier,
ni entrer dans le monde? Votre Majesté
n'aurait- elle pu les autoriser à demeurer
(];:ns une maison où elles ont été ('levées,
qu'elles aiment \,,.
u
— Et à faire des vœux, continua le roi.
Cettequestion a été longtemps débattue; mais
je vais vous faire entendre à ce sujet Topi-
nion li'une dt*s personnes les plus compé-
tentes du royaume. »
En ce moment le père de La Chaise se
trouvait près du roi qui lit quelques pas vers
lui.
« Mon père, dit Louis XIV à son confes-
seur, la reine d'Angleterre vient de m'ex-
poser un doute. Elle s'est demandée, comme
nous, s'il n'eût pas été convenable de per-
mettre aux demoiselles qui désireraient ne
pas quitter Saint Cyr d'y faire des vœux.
— Je prendrai la liberté de faire observer
à Votre Majesté , répondit le père de La
Chaise en s'inclinant devant la reine d'An-
gleterre , que l'objet de la fondation de
Saint-Cyr n'est pas de multiplier les cou-
vents, mais de donner à l'Etat des femmes
bien élevées. Il y a assez de bonnes religieu-
ses et pas assez de bonnes mères de famille.
L'éducation perfectionnée îi Saint-Cyr pro-
duira de grandes vertus, et les grandes ver-
tus, au lieu d'être enfermées dans le cloî-
tre, doivent servir àsaticlilier le monde'.
— Vous venez d'entendre le plus élo-
quent défenseur du parti qui a piévalu jus-
qu'à ce jour, poursuivit le roi; et ponrt mt,
nous attendrons les leçons du teuips pour
nous prononcer délinilivement à ce sujet. »
. Le père de La Chaise s'inclina sans ré-
pondre, prévoyant peut-éire que son ojà-
nioii ne prévaudrait pas longteiii[)s. Eu t l'Iet,
quelques années après, l'organisation de la
maison de Saint-Cyr fut modiliée, et les de-
moiselles eurent la liberté d'y faire des
vœux.
On était arrivé ddus la salle disposée pour
la repréiCtitation. Outre les deux ceni cin-
quante places réservées aux demoiselles de
la maison, il en restait encore environ deux
cents qui étaient sollicitées comme une fa-
(1) Ces pai-oh's du père do La Cliuiscsont liislmi-
ques. Il en est de même de lous les détails coiiceniant
la maison de Saint-Cyr et la représentation d'Ksthfr.
veur signalée par plus de deux raille per-
sonnes, et dont le roi disposait lui-même.
A Saint-Cyr, les jours de représentation,
Louis XIV se plaçiit devant une barrière
mobile par laquelle on entrait dans la salle;
à côté de luise tenait un gentilhomme ayant
à la main la liste des personnes invitées, et
le roi levait lui-niême la barrière après s'ê-
tre assuré des droits de ceux qui se pré-
sentaient pour entrer.
Ce jour-là, trois fauteuils avaient été dis-
posés en face de la scène et un peu en avant
des autres places. La reine d'Angleterre
occupait celui du milieu, le roi son époux,
était à droite et Louis XIV à gauche*. Les
princes, les princesses. Monsieur, frère du
roi, Madame, mademoiselle de Conti, ma-
demoiselle de Blois, madame de Mainlenon
venaient immédiatement après les fauteuils
de Leurs Majestés.
La salle, ornée par Berin, décorateur de
la cour, qui avait fait aussi les costumes ,
était au complet lorsque le rideau se leva.
Mademoiselle de Samt-Osmane s'avança
lentement , le visage à demi caché par les
voiles blancs qui flottaient autour d'elle, et
dit avec beaucoup d'ex|)ression , au milieu
d'un religieux silence, ce majestueux prolo-
gue de la Piété qui précède la pièce :
« Du séjour bi n'.icureux de la Divinité,
n Je descende dans ce lieu par la giâce habile... »
Quant à la pièce. ellefut jouée avec un mer-
veil.eux ensen.bie. Tout en rendant justice
au talent des habiles interprètes que s'était
choisis Racine, les courtisans se préoccupè-
rent surtout, aux représentations suivantes,
des allusions que renfermait sa tragédie ; ce
jour-là, grâce à la composition particulière
de i'audiioire, rien ne vint, ou du moins
ne parut le dislraire de la pièce elle mèuic,
dont le sujet était tn pai faite harmonie
avec les croyances ei les idées de tous. Mais
ce q>ii e.\cilu siiitou; l'aduiiration, ce fut la
(\) Mémoires de Dangeau.
15
Cffleste poésie des chœurs, IfS plus beaux
qui existent en aucune langue, rt auxquels
Moreaii, premier compositeur de la c'a-
pelle (lu roi, avait ad.ipté une musique di-
gne d'eux. Transporté, ravi pirie cliarme
vérit.iblement divin de cette poésie, de ces
voix si fraîches et si ppres, de ces ravis-
sants accords, le roi donnait lui niêiue ,
mais à la fin de chaque acte seulement, pour
ne pas troubler la pièce, le signal des ap-
plaiulisseinenfs.
La représentation fut terminée à cinq
heures. Aussitôt après, Louis XIV, le roi et
la reine d'Angleterre passèrent dans une
autre salle où devaient se rendre toutes les
dames et demoiselles qui avaient joué ou
chanté dans Esther, pour recevoir, en pré-
sence de leurs camarades, les félicitations
de Leurs Majestés.
Madeiiu)iselle de Langeais n'avait pas
pris, comme on pense bien, un vif intérêt h
la représentation iVEsther, et ni la beauté
du spectacle, ni la présence de la cour n'a-
vaient pu lui faire oublier un moment les
tristes nouvelles qu'elle avait reçues de
sa mère. Aussi son accabieuient n'avait pas
échappé à celles de ses amies qui étaient le
plus rapprochées de sa place, et, après la
pièce, mademoiselle de Chàlus, l'une d'el-
les, lui ayant pris affectueusement les
mains, essayait de faire diversion à sa dou-
leur.
« Louise, lui disait-elle, en arrivant dans
la salle où la reine d'Angleterre se trouvait
déjà, et causait avec madame de Mainte non,
avez -vous remarqué les diamants que la
reine d'Angleterre porte à sou corsage ?
voyez coKiuie ils sont beaux, celui du milieu
surtout !
— Très beaux, répondit avec indifférence
mademoiselle de Langeais, en jetant un re-
gard distrait sur les diamants de la reine.
— Alais, ma chère Louise, qu'avez-vous
donc aujourd'hui? reprit mademoiselle de
Châlus; en vérité, vous m'effrayez...
— Merci, Hélène, merci. Hélas! je suis
bien malheureuse... cette lettre de ma mère
que j'ai reçue ce matin...
— Et nous n'y pouvons rien?
— Rien,' dit mademoiselle de Langeais
en serr.iut avec elfusion les mains de sa
meilleure amie.
Le roi adressa ses complimenls à tous
ceux qui avaient concouru à la représenta-
tion ^VEalher, en coumiençant par l'auteur
de la tragéilie.
« Monsieur Racine, lui dit-il de sa voix la
plus bienveillante, douterez-vous encore de
votre talent? mais, je vous en préviens, ceci
est un engagement pour l'avenir, et j'espère,
avec madame de Maiutenon, que vous trou-
verez dans les livres saints les éléments
d'un nouveau succès aussi pur et aussi beau
que celui iVEsther.
—Sire, j'essaierai, » dit Racine en s'incli-
nant. Cet e^sai valut Athalie à la France.
Les daines et les demoiselles qui avaient
contribué à la solennité du jour eurent
aussi leur part d'éloges, ainsi que le com-
positeur Moreau, que h roi loua fort sur la
mélolieuse simplicité des chœurs. Berin,
lui-même, ne fut pas oublié pour ses drco
rations.
Il et lit six heures du soir, et la cour se
disposait à partir pour Versailles. Au mo-
ment de passer le seuil de la salle, et après
avoir parlé à plusieurs demoiselles dont
madame de î\Iainienon lui désignait la fa-
mille, la reine d'Angleterre jeta par hasird
les yetix sur sa toilette et s'aperçut que le
plus gros des diamants qu'elle portait s'était
détaché de snn corsage. Elle en prévint ma-
dame de Alaiutenon, et elles revinrent sur
leurs pas p')ur le chercher.
En un instant tout le monde sut que la
reine d'Angleterre avait perdu un de ses
diamants, et qu'on ne le retrouvait pas dans
la salle.
« Cela est d'autant plus étrange, dit ma-
demoiselle de Cliâlus à madame de Mainte-
non, que je l'ai aperçu tout à l'heure au cor-
sage de Sa Majesté.
6
— Depuis que Sa Majesté est entrée dans
cette salle? demanda mad.iine de.Maintenon.
— Oui, madame, et mademoiselle de Lan-
geais l'a vu coffime uioi. N'est-il pas vriii ,
Louise?»
Mademoiselle de Langeais répondit parun
signe de lête aflirniatif, et l'on chercha de
nouveau le diamant, mais sans plus de suc-
cès qu'auparavant. Cependant, le roi qui
était sorti depuis quelques instants fit de-
mander si la reine d'Angleterre et madame
de Maiutenon, qui devaient être de suii car-
rosse, étaient prêtes à partir.
En ce moment madame de Maintenon
s'appniclia de la reine d'Angleterre, à qui
elle dit quelques mots à voix basse. Aussilôt
la reine s'éloigna, et madame de Maintenon
resta seule avec les demoiselles de la maison
et la sous-prieure.
«Madame de Loubert , dit -elle alors,
veuillez faire fermer les portes. Le diamant
de la reine a été perdu ici, je ne quitterai
pas Saint-Cyr qu'il ne soit retrouvé. »
A ces mots prononcés de ce ton sévère
et dur que le moindre mécontentement
donnait à madame de Maiutenon, les de-
moiselles se regardèrent eu tremblant,
comme si elles avaient prévu que quelque
chose d'extraordinaire allait se passer. Ma-
dame de Loubert obéit.
« A présent, reprit madame de Mainte-
non, toutes ces demoiselles vont passer de-
vant moi, une k une, en commençant par la
classe verte. »
La classe verte était la plus avancée en
âge; les demoiselles qui en faisaient partie
ayant de quinze à vingt ans.
L'onlre donné par madame de Maintenon
reçut aussitôt son éxecution, et les soixante-
dix demoiselles qui composaient la classe
verte commencèrent à défiler sous ses yeux,
lentement et l'une après l'autre. Madame
de Maintenon ne leur adressait pas une pa-
role, mais elle les enveloppait d'un regard
peiçant, inquiSildir, dont elle avait plu-
sienrs ïo\<= l'pn uvé la pisissi^nce. bim per-
suadée que s'il y avait une coupable, son
trouble seul la trahirait.
Cependant presque toute la classe verte
avait défi'é, et cette interrogation muette
n'avait eu aucun résultat apparent.
Mais quand ce fut le tour de mademoiselle
de Langeais, il se passa une scène inatten-
due, étrange. On a vu rufléction presque
maternelle que madame de Maintenon lui
témoignait. Ce sentiment était tel, quk
l'approche de Louise, le visage de madame
I de Maintenon s'était tout à coup radouci et
! qu'elle semblait dire à son élève favorite:
: « Passez, mon enfant, ce n'est pas sur vous
que se portent mes soupçons. »
El pourtant, lorsque Louise de Langeais
fut arrivée devant sa bienfaitrice, elle la re-
garda douloureusement en portant la m lin
à son cœur, chaucela un instant et tomba
évanouie sur le parquet.
IV.
Madame de Maintenon ne retourna pas à
Versailles ce jour-là. Elle fit transporter
mademoiselle de Langeais dans une chain-
bre voisine de l'appartement qu'elle avait à
Saint-Cyr et s'y rendit dans la soirée. Elle
trouva Louise couchée, la tête tournée con-
tre la muraille, le visage caché dans ses
mains. Elle s'approcha du lit et l'appela :
• Louise, lui dit-elle, vous êtes malade,
vous souflVez ? »
A cette voix, mademoiselle de Langeais
tressaillit*, mais elle garda le silence et ne
se retourna pas.
« Nous sommes seules, reprit madame de
Maintenon à voix basse, vous savez l'amitié
que j'ai pour vous ; parle/.-moi avec fran-
chise et ma bienveillance vous restera.
— Oh ! madame, murmura Louise en san-
glotant, je n'en suis plus digne.
— Ouvrez-moi votre cœur et nous ver-
rons, répondit madame de Maintenon avec
bonté.
— Ce diamant, dit mademoiselle de Lan-
17
geais en se tournant à denji, c'est moi qui
l'avais trouvé sous mes pas, et au lieu de le
rendre... •
En parlant ainsi, elle passa la main sous
le chevet de son lit et en retira le diamant
qu'elle présenta à madame de Maintenon,
en disant : « Le voilà, madame. • Puis, se
retournant de nouveau du côté opposé, elle
s'écria avec désespoir : « Oh ! ma mère ! ma
mère ! »
Madame de Maintenon essaya d'obtenir
d'autres explications ; mais toutes ses priè-
res furent inutiles. Elle sortit.
« La pauvre enfant! dit-elle en rejoignant
madame de Loubert qui l'attendait, elle re-
fuse de parler. 11 y a là -dessous un mys-
tère que nous découvrirons plus tard ; mais
je suis bien sûre d' avance qu'elle n'a pas
cédé à un mauvais instinct. •
A peine madame de Maintenon était-elle
sortie, que mademoiselle de Langeais restée
seule, se leva précipitamment et se dirigea
vers une fenêtre de sa chambre; on devine
dans quel but. Heureusement une dame-
professe entra à l'instant même et s'élança
vers elle assez à temps pour la retenir. En
regagnant son lit, Louise passa devant une
image du Christ, et se laissant tomber à
genoux :
« 0 mon Dieu ! dit-elle en pleurant, vous
n'avez pas voulu que je commisse un nou-
veau crime; grâces vous soient rendues!
mais achevez votre œuvre et donnez-moi la
force de vivre pour expier ma faute ! »
Vers le milieu de la nuit la fièvre se dé-
clara, et sa violence augmentant d'heure en
heure , occasionna bientôt le délire. Ma-
dame de Maintenon soupçonna alors toute
la vérité. Aux mots entrecoupés et vides de
sens en apparence que prononçait par in-
tervalles mademoiselle de Langeais, elle
comprit qu'un grand malheur menaçait un
de ses frères, et que, séduite, entraînée par
un funeste hasard, elle s'était perdue pour
lui.
Cependant madame de Langeais avait
foMi: \l.
reçu la veille une lettre par laquelle M. de
Pontchartrain lui annonçait que le roi, en
considération des services de sa famille et
à la requête de madame de Maintenon, lui
accordait une pension de trois mille livres.
M. de Pontchartrain informait en outre ma-
dame de Langeais que ses ordonnances pour
l'année courante avaient été immédiatement
signées et qu'elle en pourrait toucher le
montant par avance quand il lui plairait.
Dans son impatience de remercier sa
bienfaitrice, madame de Langeais partit de
Beauvais le soir même pour se rendre à Ver-
sailles. Elle y arriva dans la matinée d'assez
bonne heure, et apprit que madame de
Maintenon était à Saint-Cyr. Satisfaite de
cette nouvelle, elle se remit en route à
l'instant.
« Pauvre mère ! pensa madame de Main-
tenon quand on lui annonça madame de
Langeais. Elle arrive le cœur plein de joie,
et le malheur qui doit empoisonner sa vie
entière est consommé. «
Elle aurait voulu lui cacher ce malheur,
mais cela était impossible, et quand ma-
dame de Langeais lui demanda la faveur
d'embrasser sa fille, elle fut forcée de lui
dire, avec tout le ménagement que son ex-
quise délicatesse lui suggéra, la cruelle scène
de la veille et la secousse que la santé de
Louise en avait éprouvé.
Un moment après, madame de Langeais
éplorée, éperdue, était devant le lit de sa
fille.
Louise fut longtemps à la reconnaître.
Elle la regardait fixement, d'un air étonné,
passait ensuite la main sur ses yeux comme
si un nuage les eût voilés et faisait de vains
efforts pour se rappeler.
— Ma fille ! s'écriait madame de Langeais
d'une voix déchirante, tu ne me reconnais
donc plus? c'est ta mère qui te parle et qui
t'aime toujours.
— Ma mère? disait Louise en la repous-
sant, et en secouant la tête, elle est à Beau-
vais. ■»
2
18
Entin, uiadam-^ de Langeais prononça le
nom de Georges, du frère de Louise.
«Georges! s'e'cria celle-ci avec force en
recouvrant tout à coup sa raison ; ma mère !
ma bonne mère ! »
Et elle se précipita dans ses bras où elle
pleura amèrement. Puis, en se relevant,
ayant aperçu madame de Mairitenon qui la
regardait avec attendrissement, elle poussa
un cri d'effroi et se cacha de nouveau dans
le sein de sa mère en murmurant ces mots :
«i Grâce ! pardon ! »
V.
A la suite de ces émotions, le délire revint
et la vie de mademoiselle de Langeais fut
en péril pendant plusieurs jours i mais sa
jeunesse, et les soins de sa mère triomphè-
rent du mal.-Uu mois après, M.Fagon, mé-
decin du roi, que madame de Maintenon
avait plusieurs fois amené à Saint-Cyr pour
voir Louise, déclara que tout danger était
désormais passé, et que mademoiselle de
Langeais pouvait même commencer à sor
tir.
«Ah ! partons ; éloignons-nous au plus tôt
de cette maison, dit Louise quand elle fut
seule avec sa mère; tout m'y rappt-lle ma
honte, et je ne suis plus digne d'y rester.
— C'est votre affection pour votre frère
qui vous a égarée, dit tristement madame de
Langeais.
— Oui, ma mère; car ce diamant qui s'est
fatalement trouvé à mes pieds, j'espérais le
lui faire parvenir afin qu'il piàt, en le ven-
dant, acquitter ses dettes et vous épargner
ainsi de nouveaux sacrifices, de nouveaux
chagrins.
— Ma tille, répondit gravement madame
de Langeais, le plus grand chagrin que Dieu
pût m'envoyer,..»
Mais à ces mots, voyant de grosses lar-
mes 1 emplir les yeux de Louise, elle s'ar-
rêta tout à coup et reprit avec bouté :
« Eh bien ! oui, nous partirons demain de
Saiiiî-Cyr el vous viendrez avec moi à Beau
vais.
— A Beauvais! dit Louise. Non, ma mère,
je ne dois pas, je ne veux pas rentrer dans
le monde.
— Mais, alors, où désirez-vous aller?
— Dans un couvent, pour y finir mes
jours. »
Madamede Langeais aimaittendrement sa
fille. Elle eombaîtitce projet avec chaleur;
mais celle-ci fut inébranlable ; les instances
de madame de Maintenon elle-même ne pu-
rent changer sa détermination.
« Et dans quelle maison voulez-vous en-
trer, ma pauvre enfant? dit-elle affectueuse-
ment à Louise, après que toutes ses prières
et celles de madame de Langeais eurent
échoué.
— Chez les dames Ursulines de Melun, si
l'on daigne m'y recevoir, dit Louise en bais-
sant les yeux.
— Y peusez-vuus? répondit madame de
Maintenu!! ; une des filles de M. Racine y a
fait ses vœux, et son père m'assure que
c'est la maison la plus austère du diocèse.
— C'est celle qui me convient le mieux. »
Mademoiselle de Langeais obtint par sa
piété, par sa ferveur que la durée de son
noviciat ne lût que d'uiiti année. Dans cet
intervalle, sa mère éiant morte, madame de
Maintenon la remplaça le jour de la cérémo-
nie, et voulut payer pour sa protégée le prix
de l'entrée en maison, qui avait été fixé à
cinq mille livres. Ce jour-là, sœur Louise
écrivit à son frère Georges pour lui donner
les plus ten'hes conseils. Quant à son frère
aîné, il était mort depuis plusieurs mois de
la blessure (|u'il avait reçue au siège d'Ath.
— Adieu, ma sœur, dit madame de Main-
tenon en l'embrassant pour la dernière fois;
daignerez-vous le prier pour moi... pour le
roi? »
Pour toute réponse, sœur Louise porta la
main à son cœur en s'inclinant humble-
ment.
Environ trois ans après, madame de Main-
19
tenon reçut de la superit^ure dns Ursulines i mois auparavant, avec prière de ne Ten-
de Meliin une lettre des plus touchantes, voyer à son adresse que le jour de sa mort.
que sœur Louise avait écrite deux ou trois I P. Clément.
L'HOMME ET SON CHIEN.
FABLE.
« Toi que j'admis souvent à partager ma soupe,
Au temps de ma prospérité,
Toi qui sus, comme moi, boire à la double coupe
De la richesse et de la pauvreté ;
Compagnon de ma bonne et mauvaise fortune,
Qui de mes seuls foyers fis tout ton univers,
Qui m'as suivi partout et qui, dans mes revers,
N'as jamais fait entendre une plainte importune,
S'il ne m'a pas été donné
De garder des amis quand je n'étais plus riche,
Toi, du moins, mon pauvre caniche,
Tu ne m'as pas abandonné.
Dans mes destins divers, heureux ou misérables,
Je t'ai trouvé toujours à toi-même semblable; ;
Tu fus l'ange gardien qui veilla sur mes jours;
J'aurais moins obtenu des tendresses d'un frère:
Aussi je suis à toi pour jamais, à toujours. »
Où croyez-vous, pourtant, qu'aboutit ce discours?
Vous en êtes ému; vous le croyez sincère.
Détrompez-vous, car l'homme est inconstant.
Ingrat, oublieux des services,
Même capable de sévices
Envers des bienfaiteurs, s'il en est mécontent ;
Dès qu'il a mis le pied sur l'échelle des vices
Il la parcourt en un instant.
Cet homme, donc, par un de ces caprices
Propres à notre espèce, a bientôt oublié
Ce vain luxe de gratitude.
Son chien vieillit; il se croit délié.
S'il le soignait, c'était par habitude.
S'il fut son compagnon, c'est qu'il en prit pitié;
11 l'aime par caprice et non par amitié;
Il ne lui devait pas un sentiment plus tendre.
On peut bien, après tout, se défaire d'un chien
20
Qui commence ii vieillir et n'est plus bon à rien.
Mais, l'arrêt prononcé, comment va-t-il s'y prendre ?
Que va-t-il dire à ses entants ?
Son chien couchait près d'eux depuis tantôt douze ans.
Et par quel accident, et par quelle aventure ?...
Le plus jeune, surtout, va courir éperdu;
Caniche lui servait de cheval de monture...
Il leur dira qu'il l'a perdu.
Sur ce penser, le voilà qui chemine
Caressant le pauvret, lui faisant bonne mine;
Le chien chemine aussi, s'éloignant du foyer,
Sans songer, lui, qu'on songe à le noyer.
On marche une heure ; on se hâte, on arrive
Derrière un mont, au détour d'une rive,
Près d'un torrent qui bouillonne à l'écart,
D'où l'on n'est vu de nulle part;
Lieu propice au méchant, lieu favorable au crime,
C'est là qu'il conduit sa victime,
Là qu'il va dérober la trace de ses pas.
Là qu'il va mettre à nu son cœur d'homme et de boue.
Il appelle son chien qui folâtre et se joue ;
Court, s'éloigne, revient et saute, et ne voit pas
Si près de lui les portes du trépas.
Il sait lui prodiguer tous ses noms de tendresse,
Le flatte de la main, le fait venir à lui.
Le malheureux qui croit qu'on le caresse
Recommence à courir, revient dès qu'il a fui.
S'éloigne encore et bondit d'allégresse.
Le maître aura bientôt fait cesser cette ivresse.
Il gronde alors, menace, et, prenant son moment,
Il le saisit avec adresse.
Le serre en ses genoux, le retient fortement,
Puis à son cou lie une lourde pierre.
L'emporte enfin, le jette à la rivière
Et s'en revient tranquillement;
Tranquillement, c'est peut-être trop dire,
Le mal, quel que soit son empire,
Porte avec lui son châtiment.
Celte noire action qu'il venait de commettre
Le bourrelnif, et, malgré lui,
Sa mdin Vile, sa main de trailiP
liivolonlairement se cherchait un appui.
Un malaise inconnu circulait dans son être ;
Il suait de fatigue et de remords, peut-être.
Pour s'essuyer le front il cherche son mouchoir,
Il ne l'a plus... il l'aura laissé choir
Sur sa route, et voilà qu'il retourne en arrière ;
Et comme il revenait auprès de la rivière,
Ramenant ses regards sur l'onde qui coulait,
Il aperçoit son chien qui marchait avec peine,
Traînant son caillou sur l'arène,
Ainsi qu'un criminel qui traîne le boulet,
De son museau labourant la poussière,
Les yeux meurtris, le corps tout éreinté,
Couvert de boue, ensanglanté,
S'affaissant de douleur au creux de chaque ornière,
Trébuchant contre chaque pierre
Sur ses membres estropiés ;
Et, vertu qu'un chien seul pouvait faire paraître!
Tenant entre ses dents le mouchoir de son maître;
Heureux et fier encor s'il peut le lui remettre
Avant d'expirer à ses pieds.
Noble ou plutôt sublime caractère !
Homme, viens nous vanter ton cœur et ta raison ;
Après une telle leçon,
Tu n'as qu'à rougir et te taire.
11 n'y faut point de commentaire.
Derbigny.
CORRESPONDANCE D'OUTRE-MER.
PREMIERE LETTRE.
Mesdemoiselles,
Un grand génie, Biaise Pascal, a dit quel-
que part :
• La curiosité n'est que vanité. Le plus
• souvent on ne veut savoir que pour en par-
• 1er; on ne voyagerait pas sur la mer pour
' ne jamais eu rien dire, et pour le seul plai-
• sir de voir, sans espérance de s'en entrf.te-
« nir jamais avec personne. »
Donc, moi qui ai fait deux fois le tour
du monde ; moi qui reviens de je ne sais où,
des Antipodes, je crois, je serais aujour-
d'iiui très malheureux et très humilie, si je
ne pouvais raconter ce que j'ai vu, pendant
mes courses vagabondes.
22
Un obligeant facteur veut bien se char-
ger de vous remettre ma correspondance -,
accueillez-la, lisez-la, et ne vous fâchez pas
si je vous écris sans vous en avoir demandé
d'abord la permission. Les marins passent
pour gens sans façons, et je suis marin...
ainsi, lisez-moi ; je vous ennuierai souvent,
mais je vous amuserai quelquefois.
Je vais vous parler du Chili. Pourquoi
du Chili plutôt que de tout autre pays? du
Brésil, de l'Afrique, de la Nouvelle-Zélande,
de la Chine ou du Japon? Pourquoi? c'est
que le Chili est le seul pays de l'univers où
j'aie le moins regretté la France; c'est qu'au
Chili les jeunes filles sont les Françaises des
deuxAmériqueslVenezdoncavec moi visiter
cette belle contrée ; mais ne doublez pas le
cap de Horn : il y fait trop froid; suivez
une route plus agréable; prenez un globe;
placez la France devant vous, faites tourner
ce globe sur son axe de l'est à l'ouest, et
suspendez sa rotation quand vous serez ar-
rivées aux Etats-Unis. Là, cherchez parmi ces
grandes lignes qui vont d'un pôle à l'adtre,
celle qui porte le n° 75 ; suivez- la eu des-
cendint vers le sud; coupez l'équateur;
passez le bout d'un de vos jolis doigts sur le
Pérou, et arrêtez-vous à l'endroit où deus:
autres lignes parallèles, rencontrent la pre-
mière à angle droit. Ces deux lignes sont
la vingt-cinquième et laquarante-quatrième,
alors vous vous trouverez au Chili, et si vos
yeux sont doués d'une puissance surnatu-
relle et tétrospective, vous découvrirez au
mouillage, dans la baie de la Conception de
Mocha^ le beau navire de votre très humble
serviteur.
Je vous donne ainsi ma longitude et ma
latitude^ et je suis seulement à quatre mille
bonnes lieues de la rue Cassette. C'est
beaucoup pour la distance, mais c'est peu
pour le souvenir.
Le 25 décembre, nous jetâmes l'ancre
dans la baie de la Conception, en face de la
petite vill» tic Tiilcahuana. Cette baie est la
plus vaste -t la plus sûre de toutes les baies
de la côte ouest de l'Amérique méridionale.
Vue du mouillage , elle apparaît immense;
une brume faible, mais coutinuelle, enve-
loppe ses rivages d'une teinte mystérieuse
et ne laisse apercevoir que dans un lointain
fantastique la vigoureuse végétation de la
Terre-Ferme, le damier des champs cultivés
et les blanches maisonnettes éparpillées sur
les collines. Du côté de la pleine mer s'é-
lève l'île de la Quiriguina^ placée com-
me un factionnaire à l'enlrée de la baie pour
défendre l'ancrage contre les violentes bri-
ses de l'ouest. Deux passes conduisent au
mouillage : les gros navires ne fréquen-
tent que celle du nord ; celle du sud, la Bo-
cha Chiquita^ est trop dangereuse; elle
est parseuiée d'écueils à Heur d'eau, et,
lorsque par un temps calme, le soleil cou-
chaut r.iugit la mer, ces mille pointes noires
de rochers ressemblent de loin a autant de
petites barques de pécheurs, ayant chacune
pour patron le phoque qui s'est accroupi
sur elles. Rien de plus animé, de plus vivant
que le cap extérieur de la Quiriguina et
les îlots qui l'entoureut. Des myriades d'oi-
seaux de terre et de mer y ont élu leur domi-
cile,el y exécutent un infernal charivari qu'on
peut entendreà plus d'une lieue au large-
Une longue série de cases en bois et en
torchis, décorées du nom de maisons, éta-
gées sur une colline de terre rougeâtre, et
contenant environ trois mille habitants ,
voilà ce que l'on nomme la ville de Talca-
huana, la seconde capitale de la baie après
la cité de la Conception de Mocha, bâtie
quatre lieues plus loin, dans le fond d'une
plaine, jadis couverte par l'Océan.
Les tremblements de terre qui, dans ce
pays, sont aussi fréquents que les tempêtes
le sont sur nos côtes, ont secoué rudement
ces deux villes. En 1834, elles ont été dé-
truites de fond en comble; la mer s'est avan-
cée jusque sur Talcahuana, et aujouni hui
on rencontre encore à chaque pas de nou-
velles et mesqumes constructions qui nais-
sent entre des ruines.
23
Talcahuaiia, fondée en 1754, après la
destruction de Penco-viego, a été neuf fois
bouleversée par des tremblements de terre.
Les simples secousses, qui se contentent de
fendre une colline en deux et de mettre un
ravin à la place d'un monticule, se renou-
vellent si fréquemment chaque année, qu'on
n'y fait plus attention. Nous arrivâmes au
Chili un mois après une de ces convulsions
qui détruisit la ville de Valdivia , mais ne
lit presque aucuns ravages dans la province
de Conception.
En relisant mon journal de bord je
trouve que nous aussi, quoiqu'à plus de
soixante lieues en pleine mer, nous avons
ressenti, sur le tillac du navire, ce tremble-
ment de terre. C'était le 22 novembre, à
sept heures trente-cinq minutes du matin.
La mer était houleuse, la brise forte et le
temps nuageux. Notre navire, la Pallas^
qui filait alors huit nœuds , s'arrêta tout à
coup, et tressaillit pendant quelques secon-
des, comme s'il venait de toucher sur un
écueil, puis il reprit sa course. Tout l'équi-
page ressentit cette secousse; mais on lui
assigna diverses causes: lesunsprétendirent
que nous venions de draguer la cime d'une
roche non encore signalée sur les cartes;
on courut aux pompes, pas uue piute d'eau
ïi'en sortit; cependant le choc avait été
assez violent pour défoncer quelques bor-
dages. D'autres assurèrent que nous avions
glissé sur un banc de sable; c'était encore
impossible, car la mer n'avait pas changé de
couleur, et partout, elle conservait une belle
teinte azurée , indice irrécusable des gran-
des profondeurs de l'Océan. Notre capitaine,
qui ne voulut pas compromettre sa répu-
tation de sagacité, se contenta de sourire
d'un air capable, quand il eut compris qu'il
n'y avait plus aucun danger, et usa envers
nous de la formule ordinaire aux pilotes de
la Manche, afin de se réserver plus tard le
droit de nous assurer qu'il avait à l'nistant
même expliqué la cause de ce tressaillement
du navire. Or, il faut vous apprendre que
les pilotes de la Manche ne se trompent ja-
mais quand ils prédisent vent d'amont ou
vent d'aval , beau temps ou mauvais temps
d'après l'assiette des nuages. . . Ils ne se
trompent jamais; mais voilà comment ils
s'y prennent pour ne pas se tromper , ils
vous montrent du doigt un nuage et vous
disent :
» Voyez ce nuage-là.
— Oui.
— Eh bien Ije ne vous en dis pas davan-
tage... »
Puis ils tournent les talons ; et quel-
ques heures après, qu'il vente du nord, du
sud, de l'est ou de l'ouest, qu'il y ait tem-
pête ou beau temps, n'importe ! ils revien-
nent vers vous et s'écrient avec un air de
triomphe :
• Je vous V avais bien dit , c'est ce co-
quin de nuage qui en est cause ! ! ! »
Notre capitaine, imitant ces Mathieu
LaensDerg de la Manche , assaisonna son
mystérieux sourire du proverbial je ne
vous en dis pas davantage, et un mois
après, au mouillage de Talcahuana, il s'écria
devant sou état-major :
Je vous l'avais bien dit, messieurs!!!
c'est un tremblement de terre que nous
avons ressenti en mer, à soixante lieues de
la côte, le 22 novembre, à sept heures tren-
te-cinq minutes du matin ; la chose est
prouvée clairement, car la Gazette du pays
annonce que ce même 22 novembre, à sept
heures trente-cinq minutes du matin, la
ville de Valdivia à été détruite de fond en
comble. »
Talcahuana, par sa position, son com-
merce et sa rade, est, après Valparaiso, la
bourgade maritime la plus importante du
Chili ; aussi le gouvernement de la républi-
que encournge-f-il sans cesse les habitants
de l'intérieur à venir s'y établir. Le peuple,
épouvanté par la catastrophe de 1834, re-
fusa un instant de rebâtir les maisons dé-
truites et se prépara à émigrer vers une au-
tre plage. Il s'écriait, dans sa superstition,
24
que Dieu ne voulait plus qu'il existât de
ville sur cette grève, et il fallut qu'une loi
sévère intervînt pour l'obliger k recons-
truire au même lieu cette noble cité deTal-
caluiaua.
Avant de vous parler des mœurs et du
caractère des habitants , et de vous racon-
ter quelques anecdotes indigènes, permet-
tez-moi de dire deux mots sur la géographie
du Chili. Vous connaissez déjà sa longitude
et sa latitude ; au nord il est borné par la
république de Bolivia, au sud par la Pata-
gouie, à l'est par les Andes, à l'ouest par
■ l'Océan. Les neiges des Cordillères {chil),
les grives de ses bois (tchil) et les Ilots de
sa principale rivière ( thilé)^ voilà les trois
choses qui, selon les historiens espagnols,
ont donné, l'une ou l'autre, leur nom à ce
pays. Vingt volcans qui flamboient sans
cesse, éclairent pendant la nuit sa fron-
tière orientale ; son climat est plus doux en-
core que le climai d'Espagne. Les pluies
n'appartiennent qu'à la région des monta-
gnes, et pendant six mois de l'année, pas un
nuage ne traverse le bleu du ciel depuis C'o-
quimbo jusqu'à la Conception. Le sol ren-
ferme de précieuses mines que l'industrie
exploite, et, entre le sol et le ciel foi-
sonne une brillante végétation , pullulent
d'innombrables et curieuses familles d'ani-
maux, et existe l'homme... l'homme qui s'y
présente sous trois faces bien distinctes.. .
Dans les forêts Araucanien {autochthone)-^ sar
les côtes, dans les villes et dans les bour-
gades, créole à sang mêlé et Espagnol pur
sang.
Le Chili, longtemps colonie espagnole,
depuis Pizarre le gardeur de pourceaux,
jusqu'au dernier vice-roi ^6a«cai, s'est ré-
volté en 18U comme toute l'Amérique du
Sud; maintenant c'est une république avec
un directeur suprême. Les guerres de con-
quêtes et d'indépendance l'ont épuisé sans
cesse, et si Dieu n'avait pas fait de cette
contrée une contrée privilégiée et prodi-
gieusement féconde; s'il n'avait pas permis
que la nature y réparât d'elle-même les
maux et les blessures que les hommes s'y
fout depuis trois siècles, le Chili ne serait
aujourd'hui qu'un immense désert !
.Mais il est temps que je descende à
terre; je suis las de considérer à l'aide
d'une longue vue, et monté sur les bastin-
gages du navire, ce peuple que je ne con-
nais pas encore. Promenade ! promenade
dans les rues deTalcahuana ! c'est, par ma
foi ! une bien belle métropole maritime; des
ruines à chaque pas, des maisonnettes blan-
ches qui s'élèvent ; d'autres maisonnettes
assises sur des essieux a roues et portatives
par excellence; de sorte que quand un pro-
priétaire le désire, il y attelle quelques pai-
res de bœufs et les transporte dans une
nouvelle rue.
Tout le monde ici fait du commerce;
les riches ont de vastes magasins en plan-
ches, entrepôts pour les marchandises in-
digènes, et exotiques, et les pauvres établis-
sent dans la première pièce de leurs loges
une poulperia, espèce de bazar où mille
échantillons de marchandises incohé-
rentes sont étalées aux yeux des ache-
teurs.
Le peuple est basané, petit de taille, et
beau, mais moins grave dans ses allures que
le véritable Espagnol d'Espagne. Les hom-
mes se vêtissent généralement à l'euro-
péenne; et ils portent le puncho national ,
tapis en laine de guanaco , au milieu du-
quel est percée une grande boutonnière ;
vous passez votre tête par là, vous faites
glisser l'étoffe jusque sur vos épaules; les
quatre angles retombent sur votre dos, sur
vos bras, sur votre poitrine, et fussiez-vous
arrivé au Chili depuis une heure, vous avez
immédiatement l'air d'un Chilien de nais-
sance.
Les femmes n'ont conservé du costume
national que la coiffure et le rebos. Elles
sont belles k voir, toujours la tête nue et un
peu penchée en arrière, comme si le poids
des deux longues tresses de cheveux qui des-
25
cendent sur leurs épaules les etnpèchait
de courber le front en marchant. En mar-
chant aussi, elles croisent toujours les bras
et les cachent sous les plis d'un rebos
de soie, gracieuse parure empruntée à la
vieille Espague, et que nous ne pouvons
nommer ni capuchon, ni camail, ni e'charpe,
ni mantille.
La mode a proscrit les vertugadins et
les basquina-i/manton, qui y étaient en fa-
veur voilà dix ans ; cependant quelques
dames récalcitrantes placent encore un
vaste cerceau sous leur robe, et se coiffent
d'un chapeau de castor noir empanaché :
chapeau semblable pour la forme à celui que
nous portons, nous autres hommes. De plus,
elles ne font pas une promenade sans avoir
à la main un grand jonc à, pomme d'or, et
elles se posent des mouches aussi bien que
nos arrières - arrières - grand'mamans. J'ai
bien ri en retrouvant dans un pays nouveau
pour moi, à quatre mille lieues de la France,
ces tournures antiques que je n'avais jamais
vues que dans nos vieux tableaux de fa-
mille. Les jeunes femmes ont aussi l'habi-
tude de se farder ; je n'ose pas dire qu'elles
ont tort, car leur peau, légèrement bistrée,
en acquiert un peu plus de blancheur. Mais
ce qui va vous étonner, c'estqu'elles fument;
oui, elles fument sans cesse, elles fument à
toute heure de la journée; elles fument à la
promenade, au salon, partout. Une dame qui
a voyagé au Chili, et qui a écrit ses voyages,
dit à ce sujet : C'est bien laid, pour une
femme de fumer ; mais si quelque chose peut
ennoblir la cigarette, c'est de la voir pres-
sée entre deux jolies lèvres roses.
A propos de cette manie de fumer par-
tout, j'ajouterai que la majesté du saint lieu
n'en suspend pas l'action. On fume à l'é-
glise, chez ce peuple qui, peut-être, est
le plus religieux de tous les peuples! on
y fume, je l'ai vu. Les femmes se placent
adroite dans le temple, les hommes à gau-
che ; on y entre la cigarette à la bouche, et
«luand le saint oflicc commence, les ci-
garettes ne s'éteignent pas... Mais vient
l'instant suprême de l'élévation ; Ips fu-
meurs alors jettent bas cigarettes et ciga-
res ; ils les foulent aux pieds, ils s'agenouil-
lent, ils courbent la tête avec ferveur, et
quand le prêtre a replacé la précieuse hostie
sur l'autel, soudain le cliquetis des briquets
frappant les silex retentit par tout le tem-
ple; les mecheros flamboient et les vapeurs
du tabac de Guaijaquil se mêlent de nou-
veau à celles de l'encens !
Chez nous ce serait une profanation
que de brûler du tabac dans un temple, car
le tabac ne nous sert qu'à satisfaire un ap-
pétit futile et factice ; mais chez ce peuple,
son emploi peut être considéré comme or-
donné par l'hygiène. Les morts, là-bas,
sont ensevelis dans les églises; des trappes
en bois recouvrent le sol des nefs. Des
miasmes putrides s'échappent sans cesse
par les châssis mal joints; les offices reli-
gieux durent très longtemps, or la fumée du
tabac se mêlant à ces miasmes en neutralise
l'effet délétère.
Ce peuple, éminemment chrétien et ca-
tholique, envisage autrement que nous la
mort des enfants; il dit comme nous que
l'enfant qui meurt est un ange qui monte
au ciel et va prier aux pieds du trône de
l'Eternel, pour ceux qui restent sur la terre;
mais il ne pleure pas comme nous lors-
que l'enfant a rendu le dernier soupir, il
chante, il se réjouit...
Un soir que j'errais dans la ville , je
passai devant une maison dont la porte
entr'ouverte laissait rejaillir sur la rue un
vaste rayon de lumière; il y avait fête dans
cette maison ; les guitares y résonnaient ; le
bruit des pas des danseurs et les voix des
chanteurs se mêlaient à leurs accords. Moi,
curieux de ma nature et désirant jeter une
coup d'œil sur ce festival d'outre-mer, je
m'approchai et m'arrêtai devant le seuil du
logis, n'osant y pénétrer, inconnu que j'étais.
Un créole m'aperçut, et me dit d'entrer.
Je fus le bienvenu ; la société était nom-
26
breuse : des jeunes filles, vêtues de blanc,
exécutaient la danse des échappes, puis la
corriente, puis le zapatlara, tandis que
les mères, accroupies sur le tapis de l'es-
tradero, battaient des mains en cadence,
et que trois musiciens, vêtus en Castillan,
grattaient de la mandoline.
Les hommes, en puncho, fumaient gra-
vement la cigarette; le vin ^de Mosto cir-
culait dans les groupes; on se passait de
main en main le calice d'argent où bouil-
lonne le mathé. . . délicieuse boisson que
l'on aspire lentement à l'aide d'un léger
tube en or. On riait partout, partout la joie
était à son comble, et en voyant sur Vestra-
dero une jeune femme accoudée près d'une
corbeille, je crus assister à des fiançailles;
je crus que cette jeune femme était l'é-
pouse, et qu'elle contemplait avec un déli-
cieux plaisir les présents que venait de lui
offrir son fiancé.
Bientôt les trois joueurs de mandolines se
turent, et les danses cessèrent. Le créole qui
m'avait introduit me conduisit devant cette
jeune femme; elle me rendit mon salut
avec un ineffable sourire, puis retomba dans
sa contemplation. Moi aussi, je contemplai
alors la corbeille; j'y cherchai du regard ces
vains colifichets qu'aiment tant les jeunes
épousées, mais je n'y trouvai que la figure
angélique d'un enfant aux joues rosées, j
aux paupières closes. Ce n'est pas une noce,
pensais-je, c'est le soir d'un baptême, et i
tandis qu'ils s'amusent follement, eux tous,
la bonne mère attentive veille sur le som-
meil de son fils!... Pourquoi ces chansons
et ces danses? dis-je à la mère; ne crai-
gnez-vous pas qu'ils ne réveillent votre en-
fant ?
— fis ne le réveilleront pas, répondit la
mère ; le bruit des hommes ne peut réveiller
les anges!.,. »
A ces mots je compris tout et je vis ce
que je n'avais pas encore vu : un crucifix
posé sur la poitrine de l'enfant, et à ses
pieds une branche de mvrte imprégnée
d'eau bénite. Cette corbeille était un cer-
cueil! Les danses recommencèrent; mais sou-
dain un chant grave et lent reieniit au de-
hors, et deux torches apparurent au seuil de
la porte. Ces deux torches fumeuses et pâles
firent pâlir les bougies de la fête, et un
vieillard, un prêtre entra... La fête était fi-
nie, les funérailles commençaient. La mère
donna un dernier baiser à son enfant. Le
prêtre bénit l'enfant ; les chantres en-
tonnèrent le psaume sublime ; chaque
danseuse vint secouer la branche de myrte
sur le cercueil qui fut placé sur un palan-
quin orné de fleurs, et les joyeux con-
vives de tout à l'heure, ceux (jue je prenais
pour les festoyeurs d'un baptême ou d'une
noce, suivirent en silence, vers sa nouvelle
demeure, l'enfant qui ne leur avait souri
que quelques jours, et leur servait déjà
d'intercesseur auprès du Tout-Puissant.
Félix Maynabd.
( La suite à un prochain numéro. )
QUELLE HEURE EST-IL?
Si le premier qui lit cette question était ! perdi!e< sans les apercevoir, même depuis;
un oisif, on peut croire qu'il habitait [un qu'on les compte! Le temps les jette dans!
pays où l'on avait cessé de l'être. On con- j un crible, et souvent toutes y passent ; heu-
uaît drjà remploi du temps lorsqu'on en a 1 reux celui qui les employa quelquefoisij
la mesure. Cependant que d'heures on h ' à secourir mu nmi, à consnler mu malheu-
27
reux, à faire un peu de bien!, Elles resteront
dans le crible : on vit de celles-là bien plus
longtemps que des autres.
Les Egyptiens apprirent aux Grecs à dire
quelle heure est-il? De qui les Egyptiens
l'apprirent-ils ? Ces mots se perdent dans la
nnit des âges. Ce fut Anaximandre , dit
Pline, qui fit le premier gnomon qui parut
dans la Grèce ; quelques siècles après, ces
cadratis passèrent en Sicile, et Valerius
Messala apporta à Rome celui qui était à
Catane. Sous le consulat deScipion Nasica,ils
furent remplacés par les horloges hydrauli-
ques. Que de difficultés n'a-t-il pas fallu
vaincre pour savoir seulement Vheure qu'il
est!
Le Calife Aaroun envoya une horloge son-
nante à Charlemagiie qui n'en avait pas une
seule dans tout son vaste empire. Pendant
la nuit, des hommes passaient pour avertir
de l'heure ceux qui dormaient, pour rappe-
ler à la souffrance et à la douleur ceux qui,
pour quelques instants, l'avaient oubliée.
Maintenant on ne réveille personne, chacun
a lui-même les moyens de savoir l'heure, et
cependant, on se demande sans cesse quelle
heure est-il? Il faut qu'il y ait dans ces mots
un attrait qui ne peut venir du seul mou-
vement de la curiosité. On voit déjà quel est,
minute par minute, le fil qui conduit pen-
dant de longs siècles au travers des con-
naissances humaines.
Celui qui s'informe de l'heure présente,
en est en général certainement moins occupé
que de celle qui va suivre. Ce rapproche-
ment de deux temps différents en fait naître
un autre dans les idées; en se rappelant bien
ce qu'on veut faire, on réfléchit mieux sur ce
qu'on fait. Cette question : quelle heure est-
il ? est dans un principe d'observation qui
donne de l'action à la pensée, du mouve-
ment à la vie, une direction aux projets.
Que de gens ne savent ni ce qu'ils pensent,
ni ce qu'ils font, ni ce qu'ils doivent faire,
parce qu'ils ne demandent pas assez sou-
vent quelle heure est-il ?
Je suis persuadée que celui qui écrirait ces
mots sur toutes ses portes, et qui les aurait
toujours à la pensée, ne perdrait pas un in-
stant. Pour apprécier bien le temps, il faut
le mesurer; on veut alors s'occuper de tout,
on se reproche un oubli, une négligence
comnii' une faiite contre soi-même, envers
les autres, envers Dieu. Ce n'est que loin
du monde et du tumulte des villes que
chaque heure a un intérêt, et qu'on sait en
apfirécier l'espace. A Paris, l'on passe sa vie
à oublier que l'on vit, et la mort vient nous
surprendre alors que nous avions ajourné
mille choses à commencer ou à finir. Je ne
sais quel philosophe avait fait écrire sur
Il porte de sa demeure : « Passants, qui
passez, le temps passe ; » celui-là en avait
plus appris peut être, et en savait plus que
bien des savants de UdS jours.
Combien il importe aux parents, à ceux à
qui l'on confie la première éducation des
enfants, de ne pas négliger la puissance de
celte question! chaque instant amène dans
la première éducation, de nouvelles idées,
de nouveaux soins, il n'y a pas une heure à
perdre. Songez-y bien, quelle heure est-il?
Le vieillard et le jeune homme font aussi
cette question. L'un prévoit, l'autre craint ;
tous deux ont raison. Ces mots quelle
heure est-il ? sont une leçon pour tous les
âges.
Le paysan, accablé de fatigue, voit de loin
le toit de sa maison qui s'élève au-dessus
des arbres, et pense à sa femme, à ses en-
fants qui l'attendent, à leur empressement
à venir au-devant de lui lorsqu'ils enten-
dent le pas de ses chevaux ou les aboie-
ments de son chien. Aussitôt il se demande
quelle heure est-il ? il le voit à l'ombre du
noyer qui borde le chemin, et ses forces re-
naissent, son courage se ranime ; l'heure
qu'il attend abrège celle qui s'écoule.
Cet homme, appuyé sur son bâton, cour-
bé par l âge, et qui, d'une main tremblante,
éloigne quelques cheveux blancs, futjeune;
i! fut beau. Cette femme qui passe près de
28
lui, et dont la caducité, rappelle celle des
Parques, a mille fois été comparée aux
Grâces : de son temps ce fut une lionne.
Cet enfant qui dort si paisiblement sur le
sein de sa mère, sera un jour assis dans un
grand fauteuil, les pieds sur un large cous-
sin, la tète appesantie, l'œil terne, et oc-
cupé à considérer avec douceur, peut-être
avec quelques regrets pour ses beaux jours
passés, les enfants de ses enfants. Les chan-
gements successifs qui se font en nous sont
remarquables aux principales époques de la
vie ; mais leur continuité n'est jamais in-
terrompue; elle remplit ainsi d'une ma-
nière inaperçue les intervalles qui séparent
l'enfance, la jeunesse, l'âge mûr et la vieil-
lesse; chaque heure est marquée par les pas
du temps qui croît, perfectionne, éteint et
détruit. Qu'étais-je, que suis -je, que serai-
je, est encore tout entier dans cette ques-
tion quelle heure est-il?
Lorsqu'on a fait une noble action, et l'oc-
casion se présente plus souvent qu'on n'y
cède, si l'on regardait à l'horloge, cette
heure deviendrait une douce leçon pour l'a-
venir et un plus doux souvenir du passé.
Heureux celui qui, de cette manière, ferait,
minute par minute, le tour du cadran et
pourrait ainsi se demander souvent quelle
heure est-il ?
goone D£ MENAINVILLE.
LE TONNEAU MYSTÉRIEUX.
Dans ses sages décrets toujours impénétrable
A la faible raison, la justice des cieux
Pour des crimes cachés condamnait un coupable
A remplir un tonneau, vase mystérieux.
Pour lui plus de repos ; une main invisible
Force le criminel a subir son tourment;
Courbé sous ce pouvoir qu'il sait irrésistible,
Il renonce à lutter et cède en blasphémant.
Cent et cent fois le jour recommençant l'épreuve,
Hors d'haleine, en sueur, précipitant sc-s pas,
H va puiser les eaux et du lac et du fleuve.
Le tonneau les reçoit, mais ne se remplit pas.
Ainsi que ta fureur, ton espérance est vaine,
Pygmée audacieux, qui te crois un géant,
Et tu ne verrais pas le terme de ta peine.
Quand tu mettrais à sec le lit de l'Océan.
Un jour le repentir, par je ne sais quel charme,
S'éveille dans son âme... ô prodige nouveau!
Sa paupière est humide, il en tombe une larme,
Et cette larme seule a rempli le tonneau.
Bressier.
29
COURRIER DE PARIS.
28 décembre.
Nous sortions de table hier, chère Eugé-
nie, et nous rentrions dans le salon : nous
étions à ce moment du jour que j'aime tant,
parce qu'alors le cercle de la famille, plus
étroit, plus intime, se resserre autour du
loyer. Mon père, oubliant les affaires, me
semble moins grave à cette heure, et moi, je
me sens plus heureuse, ainsi entourée des
êtres qui me sont le plus chers. La conversa-
tion, plus vive et plus expansive, n'est plus
alors qu'une causerie ; on parle de tout et
de rien, mais de toi toujours, et c'est à ce
propos que je me suis écriée, assez étourdi-
ment, il est vrai, et sans attacher aucune
pensée sérieuse âmes paroles : « Comme le
temps passe! c'est déjà demain mon jour de
correspondance avec Eugénie !» Mon père,
qui ne laisse jamais échapper l'occasion
d'un avis salutaire, arépété après moi :« Oh!
oui, comme le temps passe ! — Mais tu nous
dis cela bien gaîment, Marie ; cette réflexion
n'en fait-elle pas naître de plus sérieuses
dans ton esprit? De cette année, dont il ne
restera bientôt plus qu'un souvenir, com-
ment avons-nous profité? tous ces jours si
précieux qui composent l'insaisissable tissu
de notre vie, comment les avons-nous em-
ployés? Tachons toujours de n'avoir à en
regretter aucun, car nulle puissance hu-
maine ne pourrait nous le rendre. »
Aux premiers mots de mon père, j'avais
pris sa main, celle de maman, et, promenant
mon regard autour de moi avec confiance,
« Cette année, ai-je répondu, comme toutes
celles dont je me souviens, je l'ai employée
à vous chérir, à tâcher de vous plaire et de
vous imiter, à remercier Dieu de tous les
biens qu'il m'a donnés et à le prier de me
les conserver et de m'en rendre digne.
Quand je songea tout t?c que je dois ù lui et
à vous, je sens dans mon cœur une si vive
reconnaissance qu'elle seule suffirait à in-
spirer les vertus où j'aspire.
« S'il en est ainsi, a dit mon père, en sou-
riant, et je ne puis te démentir, voici une
année dont nous devons être contents, ea
ce qui nous concerne du moins. » Alors il
m'a embrassée ; ma mère, ma grand'maman,
mon bon oncle ont fait comme lui, et ma
charmante petite Aline, qui devient chaque
jour plus aimable, a jeté ses deux bras au-
tour de mon cou, se sentant sans doute en-
traînée par l'exemple, car elle n'avait guère
prêté l'oreille à des réflexions au-dessus de
son âge. Ce qui l'intéresse dans chacune de
ces phases de l'année, marquée par des so-
lennités de différentes sortes, ce sont les
fêtes auxquelles elles donnent lieu et tu
penses que le jour de l'an tient le premier
rang parmi elles, à cause des étrennes.
Elle nous accompagnait l'autre jour chez
Giroux, et c'était une joie... Mais, vraiment,
j'oublie nos devoirs; ce n'est pas des mer-
veilles de Giroux que nous avons à parler,
mais bien de ma traduction que voici :
« Dans la conversation, Pope était au-
dessous de lui-même ; rarement on le voyait
simple et naturel; il semblait toujours
craindre que l'homme ne fît tort au poi-îe.
C'est pourquoi il visait toujours à l'origina-
lité, à la gaîté, sans succès souvent et plus
souvent encore mal à propos. J'ai passé avec
lui une semaine entière à Twickenham; là,
j'ai vu son esprit, pour ainsi dire, en dés-
habillé, et j'ai trouvé en lui une société ai»
niable autant qu'instructive.
« Son caractère, violemment attaqué, n'a
été défendu que faiblement, et ce fut une
conséquence naturelle de la causticité de
son esprit, dont beaucoup reçurent et tous
30
redoutèrent les cuisantes atteintes. Il faut
avouer que Pope fut encore le plus irri-
table de tout le f/enus irritabile vatum
(la race irritable des poètes), s'offensant de
bagatelles et ne les oubliant ou ne les par-
donnant jamais ; mais je crois pourtant que
ce tort appartenait au poëte plutôt qu'à
l'homme. Pope n'a jamais de'veloppé un
type plus complet que lui-même des incon-
séquences et des contradictions de la nature
humaine; malgré la malignité de ses sa-
tires et quelques circonstances blâmables
de sa vie, il était charitable autant qu'il
pouvait l'être; prompt à rendre de bons of-
fices et pieusement empressé auprès d'une
vieille mère, depuis longtemps alitée, et qui
ne mourut que peu de temps avant lui. »
(Lord Chesterfield.)
Je ne sais si lu seras de mon avis, mais
cette version, qui m'avait d'abord paru très
facile, m'a cependant donné un peu de peine.
Il est bien entendu que je ne parle que de
l'anglais de lord Chesterfield et non du vers
latin que mon oncle m'a traduit par les
mots que j'ai mis entre deux parenthèses.
Mon bon oncle nous fait en un instant
franchir de grandes dislances de temps et
de lieux, du dix-septième au quatorzième
siècle, d'Angleterre en Italie, et voici un
sonnet de Pétrarque :
SONNETTO ceci.
Gli angeli eletti e l'anime bealc
Cittadine del cielo, il primo giorno
Che madonna passô, le fur inlorno,
Pienedi maraviglia e di pietate ;
Che luce e quesia, quai nova lioltale !
Dicean Ira lor, perche abilo si adorno
Del monde errante a quell' alio soggiorno
Nou sali mai in tuita quesia etate.
Ella contentajaver cangialo albergo
Se paragona pur ce' i plu perfetti
E parte ad or ad or si volge a lergo.
Mirando s'io la scguo e par eh' aspetli ;
Ond' io voglie e pensier tutti al ci'*l ergd
Perch' io l'odo pregar pur ch' iom' affretti.
Petrarca.
La poésie italienne est presque de la mu-
sique, et cette réflexion me conduit tout
droit à te dire que maman a dt^k reçu l'al-
bum de mademoiselle Puget. Il renferme des
choses charmantes, et il en est que nous
pourrons chanter . De ce nombre svnt la Bé-
nédiction d'un père, Huit ans d'absence, et
d'autres encore ; mais il y a dans la musi-
que des deux romances que je viens de te
citer, !ant de goût, de sentiment et de grâce,
elle est si douce, si expressive, et fait si bien
valoir les paroles, que ce sera plaisir de les
entendre chanter et de les chanter soi-même :
je voudrais que le temps fîit venu de les dé-
tacher de l'album afin que tu puisses en ju-
ger par toi-même.
J'ai été si occupée de tous mes travaux de
jour de l'an, que la musique de piano est
un peu restée en arrière, aussi ne t'en par-
lerai-je pas cette fois, et passerai je tout de
suite à nos ouvrages à l'aiguille qui ne t'oc-
cupent pas moins que moi.
Les n"' 1, 2 et 3 de la planche de dessins
sont les différentes parties d'un vide-poche
que Gabrielle fait pour sa mère ; il occupe à
lui seul une si grande partie de notre feuille,
que je n'ai pu t'en envoyer le modèle avec ma
dernière lettre, et j'ai regretté de ne pou-
voir le faire, car c'eût été aussi un fort joli
présent de jour de l'an ; mais ce petit meu-
ble très élégant trouvera bien sa place pour
tous les jours de l'année. Ma grand'mmnan,
qui répète souvent que nous ne faisons du
nouveau (pi'avec de vieilles choses, dit que
notre vide-poche est cousin-germain du
porte -montre, oublié depuis que'que vingt
ans ; ma mère dit la même chose, mais en
ajoutant qu'il y a entre eux une si notable
différence, que l'on peut, sans contradiction
aucune, adopter l'un et répudier l'autre.
Nous avons donc adopté le vide-poche à
l'unanimité, et je vais te donner le moyen de
le faire, d'après les informations de Ga-
brielle.
Elle a d'abord acheté le sien, tout dessiné
sur beau velours violet, au prix de 7 fr.,
31
chez Sorte -Delisle ; plus, de la soie ombrée
pour 1 fr. 25 c, des petits lacets pour 75 c,
deux bobines de cordonnet d'or à 1 fr. cha-
que, et quatre mètres de petite ganse soie et
or pour couvrir toutes les coutures après
l'avoir monté : ensemble 12 fr. 40 c.
Tu vois que la broderie de ce petit meuble
est prompte et facile ; elle s'exécute partie
en points de chaînette ou au crochet, partie
en petits lacets, l'une et l'autre entourées
d'un côié seulement par le cordonnet d'or.
Quant aux différentes couleurs que Ga-
brielle a employées, elles s'onl indiquées sur
le dessin par des signes différents dont la
valeur est expliquée aux lettres A B C D E F.
Pour coudre le cordonnet d'or, il est in-
dispensable que réioffe sur laquelle on l'ap-
plique soit tendue sur le métier. Quand la
broderie sera entièrement exécutée , tu
monteras le vide-poche. Pour cela tu pren-
dras du carton à 25 ou 30 c la feuille, et lu
tailleras dans cette feuille deux patrons du
Qo 1, deux pntrons du n° 2, et deux patrons
du no 3. Couvre d'étoffe de soie violette un
patron du n° 1, un patron du n» 2, et les
deux patrons du n" 3.
Tu sais qu'il faut, pour cela, tailler l'é-
toffe d'un bon travers de doigt plus grande
que le patron, et la retenir à l'envers avec
des points qui se croisent dans tous les
sens ?
Pose les deux patrons cintrés l'un sur
l'autre, et hxe-les ainsi avec un petit sur-
get en soie violette , et tout autour.
Actuellement, prends le second patron
du n" 2 ^ couvre-le de la bande de velours
brodée, indiquée sous le même numéro, et
enveloppe-la en attachant le velours avec
des points croisés, comme pour les dou-
blures.
Applique les deux bandes l'une sur l'au-
tre, le velours et la soie en dehors, bien
entendu; couds -les ainsi par un surjet,
comme tu as fait pour les deux morceaux
cintrés, et fais encore un surjet pour join-
dre la bande ainsi doublée, au cintre doublé
aussi, et qui deviendra, de la sorte, le fond
d'une espèce de boîte sans rebord du côté de
la ligne droite.
Le côté de cette ligne droite, tu vas main-
tenant l'attacher (toujours par un surjet)
à la partie du morceau de velours n" 1, dont
la place est indiquée par l'absence de tout
dessin.
Tu auras soin, auparavant, de t'assurer
que la poche se trouve placée bien carrément
dans le milieu de la place qu'elle doit occu-
per.
Ceci fait, et la poche attachée bien solide-
ment, la besogne est fort avancée.
Prends le patron du n" 1, qui te reste;
place du coton sur la partie supérieure, et
dispose ce coton de manière à ce que le mi-
lieu ait une certaine épaisseurqui ira en di-
minuant sur les bords , et fera bomber un
peu le haut de ton vide-poche. Alors couvre
ton patron du grand morceau de velours au-
quel tu as attaché la poche ; fixe-le, comme
tous les autres morceaux avec des points
croisés derrière, et attache ensuite les deux
grands patrons l'un à l'autre, toujours par
un surjet 5 après quoi , tu coudras la ganse
soie et or sur toutes les coutures, et tu met-
tras en haut ûu vide-poche une petite bou-
cle de ruban pour le pendre où l'on vou-
dra. Au moyen du coton que tu as si artis-
tement placé, le haut du vide-poche pourra
encore servir de pelote, et aura plus de
grâce.
Passons au n" 4.
Celui-ci est le patron , réduit au cin-
quième, d'uncanezou que je vais commen-
cer. Je te conseille de tailler un peu grand
et d'essayer, évitant surtout d'échancrer le
col suffisamment, car j'ai vu que le plus
souvent un patron qui va parfaitement à
une personne va fort mal à une autre.
Le n° 5 est le petit col qui doit rabattre
sur le canezou, et dont tu pourras te
servir également pour faire un col ordi-
naire.
Le n" 6 est la bande brodée que tu met-
32
tras sur le bord de chacune des parties de
devant et sur tout le tour, si l'ouvrage ne te
l'ait pas peur.
Dans tous les cas, rextrémité du derrière
de ce canezou , et les extrémités du devant,
doivent se froncer dans la ceinture.
Le n° 7 est le dessin d'un mouchoir de
batiste qui doit être brodé en points de
chaînette, avec du coton de couleur ou de
la soie couleur d'or; ce qui est toujours fort
à la mode et très joli. Le feston, bien régu-
lièrement fait , est aussi d'un effet char-
mant.
Heureusement que me voici au bout de ces
détails dont je suis toujours prodigue dans
le but de t'éviter aucune hésitation ; heu-
reusement, dis-je, car l'heure s'avance ou je
dois être prête à accompagner ma mère,
madame de C*** et Gabrielle, qui vont faire
leurs emplettes chez Susse et chez Giroux.
Que de belles choses nous allons voir et
revoir! car, tu lésais, j'ai déjà parcouru
avec maman et ma sœur les salons de la
rue du Coq, et j'ai été ravie de ces merveil-
les. Au milieu de toutes ces richesses de l'art
et de l'industrie, je me suis prise à beau-
coup regretter de n'être pas plus riche;
j'aurais voulu pouvoir tout acheter, afin de
pouvoir ensuite tout donner. — Ce vœu
était bien ambitieux : c'est la remarque qu'a
faite ma mère en souriant ; moi, j'ai fait
comme elle et j'ai ri de moi-même , et ce-
pendant quoique j'eusse déjà multiplié mes
emplettes dans une proportion très forte,
relativement à la somme que je possédais,
je regardais encore un album de gravures
représentant le cours de la Seine, et pour
lequel j'allais achever de vider ma bourse,
lorsque maman, posant sa main sur mon
bras, m'adit a l'oreille : «Il me semble, Marie,
que tu esbienimprévoyantedet'exposer ainsi
à rester plusieurs jours sans argent ? « — Je
me suis arrêtée alors; et mon Dieu, que j'ai
bien lait! A peine avions-nous franchi le seuil
de la portede ce lieu d'enchantement.qii'nnè
pauvre femme pâle, maigre, souffrante,
couvertede vêtements qui annonçaient tout
à la fois la propreté et la misère, a étendu sa
main vers nous pour implorer notre pitié ;
de grosses larmes s'échappaient de ses yeux
baissés vers la terre ; un petit enfant pâle
aussi et soutfreteux était entre ses bras; un
autre, un peu plus grand, la tenait par sa
robe. A cette vue , maman s'est arrêtée en
me regardant, et moi, j'avais le cœur serré;
tu penses bien que mon premier mouve-
ment a été d'ouvrir ma bourse! Oh! que
j'ai été heureuse alors de ne la pas trouver
vide, et quels regards de reconnaissance j'ai
tournés vers ma mère en songeant que. sans
elle, je serais à cette heure dans la doulou-
reuse impuissance de faire un peu de bien !
Giroux et ses magnificences ont été promp-
tement oubliés, ou plutôt je ne m'en sou-
venais plus que pour regretter l'argent que
j'avais dépensé, et avec lequel la pauvre
femme se serait trouvée riche peut-être. —
Maman m'a fait observer alors, qu'il fallait
savoir mettre de la mesure à tout, même
à la générosité, afin de ne s'exposer jamais
à ne pouvoir plus être juste.
Tout en parlant ainsi , nous étions ar.'-i-
vées, et je me suis aperçue en descendant
de voiture que le domestique qui nous avait
suivies n'ctail plus avec nous ! Sur un signe
de ma mère, il avait accompagné la pau-
vre femme dans son galetas. Ainsi, nous
avons de ses nouvelles, et me voilà tran-
quille sur son compte; quelle infortune
ma mère ne trouve-t-elle pas le moyen de
soulager? Nous aussi, nous pourrons join-
dre... Mais , voici Gabrielle ; elle m'arrête
et ne me permet pas d'ajouter un mot, il
faut donc te quitter, sans même pouvoir
te dire tout ce que je souhaite pour toi ,
mais non sans t'embrasser aussi tendrement
que je t'aime.
Marie d'Angremont.
^{Pp-
Wd^P
^
\
N. 2 — 1"FF,VRIER 18
iiiipagne.
3
c^ ^ BinelauL
LETTRE A MADAME DUPIN-.
Le pont du Gard. — Nimes; ses monuments.— Départ de Nîmes.— Beaucaiie.—Tarascon.— La chapelle
de Saint-Gabriel.— L'ancien château de mon père.— Le propriétaire actuel.— Souvenirs d'enfance.—
Douloureuses impressions.
An villasn de Mouriès, 20 septembre 184i.
« Je crois, madame, que vous ne pourriez
découvrir sur aucune carte de la France le
nom du village d'où je vous écris ; c'est k
peine si quelques anciennes cartes de la
Provence en font mention comme d'un ha-
(i) Madame A. Dupin, à qui cette lettre est adres-
sée, vient de succomljer, jeune encore, à une longue
et cruelle maladie, supportée avec un courage et une
résiguation qui ont fait l'admiration des nombreux
amis dont sou lit de douleur a été constamment en-
touré. La religion est venue adoucir ses souffrances
et consoler ses derniers moments ; c'est avec toute
sa présence d'esprit, et dans les sentiments d'une vive
piété, qu'elle a termine une vie toute de travail et de
sollicitudes.
II y a déjà longtemps que madame Dupin enrichis-
sait le Journal ries Jeunes Personnes d'articles aussi
intéressants qu'instructifs , et nos jeunes lectrices
n'ont point oublié ses charmantes et pittoresques
descriptions de Mceurs étrangères, et ses brillantes
hUudes sur le Corrrije , Saltator-lîosa, Mozarl P>ee-
ihovcn, Linmx. Celle sur Jliclwt-Angc, que sa mort
laisse inachevée, a été le chant du cygne ; ainsi,
c'est dans le Journal des Jeunes Personnes qu'ont
paru les dernières lignes que sa main mourante a
tracées.
D'autres Revues recherchaient avec empressement
ses inspirations ; des articles, aussi fortement pen-
sés que bien écrits, sur Alfieri, Manzoni, Chateau-
briand, Goi'ilie, etc., ont enrichi les pages de la Bévue
de Paris, de V Encyclopédie et de la Uevuedu dix-
neuvième siècle. La maison royale de St.-Denis a de-
puis longtemps adopté sa Mythologie dramatique, un
des premiers ouvrages qu'elle ait publics à son arri-
vée à Paris (I85"2).
Madame Dupin était certainement un des écrivains
de son sexe les plus distingués de notre époque ;
après avoir dit sa mort toute chrétienne, nous au-
rons complété son éloge , si nous ajoutons qu'elle
unissait un grand caractère à un beau talent.
(N. des Dir.)
N. 2 -—1" FÉVRIER 1843. — XI" ANNKK
meau sans importance. Aujourd'hui, le ha-
meau s'est agrandi et compte une popula-
tion de deux mille habitants, heureux, tran-
quilles, vivant dans l'égalité sociale la plus
complète, car, à part le curé, le notaire, un
ou detix médecins et le professeur de l'école
primaire, cette population se compose en-
tièrement de cultivateurs entre lesquels le
sol est partagé presque par égales parts;
chaque possesseur cultive son champ et vit
de ses produits.
« La famille du général Dumouriez est
originaire du village de Mouriès, et en
a tiré son nom; mais cette particularité
n'a pas laissé de traces dans le pays, tant
les souvenirs historiques sont indifférents
à ces esprits bucoliques. Mouriès ne pos-
sède aucune ruine romaine, ni aucun débris
de monuments du moyen-âge; seulement la
façade d'un Max' voisin est le reste d'une
maison de plaisance de Jeanne de Naples.
Le souvenir de cette reine, si belle, si poé-
tique, si coupable et si malheureuse, ré-
pand sur ce tranquille village comme un
retentissement lointain des agitations du
monde : c'est là tout, car, à part cette ruine,
Mouriès se compose de maisons propres et
simples, toutes de construction moderne et
d'une église blanche surmontée de son clo-
cher blanc; autour du village s'étendent à
perte de vue d'immenses vergers d'oliviers,
dont la verdure pâle et terreuse semble
couvrir le sol d'un linceul gris. Çà et là
quelques terres plantées de mûriers ou de
(1) Nom provençal des; maisons de campagne.
3
34
vignes joltent un peu de variété sur cellf
végélalion monotone. Ou aperçoit aussi tl' s
landes abandonnées, toutes semées de cail-
loux ; k l'ouest, de vastes marais entourés
de grands roseaux; au nord, une petite
chaîne de montagnes qui accidentent le
paysage; ainsi, rien de pittoresque dans ce
village, rien d'agreste dans ses environs;
partout une uniformité triste qui ne dit rien
à l'âme, et pourtant la mienne est retenue
ici par les sentiments les plus puissants.
Je suis à Muuriès depuis une huitaine de
jours, et je vois avec un invincible regret
s'avancer le moment du départ ; quel char-
me douloureux nie relient ici? Ah ! c'est que
derrière celte petite chaîne de montagnes
qui s'élève au nord, est caché l'ancien châ-
teau de mou père ; c'est que sur ce tertre, à
l'ouest du village, où se déroule un mur
blanc surmonté d'une simple croix, est en-
sevelie ma mère sous une humble tombe,
entourée des pauvres qu'elle a secourus et
qui l'ont aimée durant sa vie. Mais, avant
de vous dire toutes les émotions que j'ai
trouvées ici , je dois vous raconter comment
j'y suis arrivée , vous parler des lieux que
j'ai parcourus, tenir enfin la promesse que
je vous ai faite d'une description de voyage.
Je ne vous peindrai pas classiquement tous
les grands monuments que j'ai admirés,
tous les beaux paysages qui m'ont souri ; je
vous dirai mes impressions avec la fantaisie
libre du poëte, puissiez- vous me suivre sans
trop d'ennui !
« Et, d'abord, c'est à Nîmes, madame, que
je veux vous conduire. Pour arriver digne-
ment dans celte ville romaine, prenons la
toute qui passe près du pont du Gard, près
de ce débris du gigantesque aqueduc qui
transportait les eaux dans toute la contrée.
Les ruines sont toujours belles et saisis-
santes, elles parlent k l'homme un langage
mélancolique et profond. M^is elles nous
frappent surtout lorsqu'elles nous apparais-
sent au milieu de quelque beau paysage so-
litaire, loin du bruit des cités modernes qui
distrairait la méditation qu'éveillent en
nous ces grands vestiges du monde anti-
que. C'est ainsi que le pont du Gard est
doublement imposant, par la hardiesse de
son architecture et par les lieux pittores-
ques qui lui servent d'encadrement. Nous
arrivâmes par une belle matinée des pre-
miers jours de septembre en face de ce tri-
ple rang d'arcades qui s'élèvent jusqu'au
ciel et se détachent sur son vif azur; les
eaux du Gardon, grossies par les pluies,
coulaient rapides et argentées ; à l'est, le
riant village de Remoulin se groupait à
quelque distance; au nord, aux dernières
limites de l'horizon, nous découvrîmes le
Mont-\ entoux, se perdant dans les nuages,
puis, sur des plans plus rapprochés, de pe-
tits vallons boisés, de jolies collines ani-
mées ça et là par de gracieuses maisons des
champs ; au midi, la vue est bornée par la
grand'roule qui conduit à Nîmes, et qui se
déroub; comme une longue pièce de toile
écrue , ensuite par des rochers mousseux
dont les flancs creusés en cavernes servent
souvent d'abris k des troupes d«* Bohé-
miens ; enfin, k l'ouest le pont de construc-
tion moderne dominé par le pont, ou plutôt
par l'aqueduc antique, et derrière ces
grandes lignes d'architecture aérienne, des
coteaux couverts de beaux arbres qui voi-
lent k demi un vieux château dont Louis XIll
et Richelieu ont été les hôtes durant quel-
ques jours.
« Nous nous assîmes au pied des rochers
qui s'élèvent au midi, sur une espèce de
plate-forme gazonnée qui descend jusqu'au
lit du Gardon ; de là le point de vue est ad-
mirable. Nous nous disposâmes k déjeuner
sur l'herbe : d'autres voyageurs nous avaient
précédés et prenaient déjà leur rcjas;
c'était une famille de ces Bohémiens qui
vont errant sur toutes les parties du globe,
race étrange dont l'origine se perd dans
l'obscurité des âges. Notre approche n'eut
pas l'air d'effaroucher la petite bande va-
gabonde que semblait présider uu vieillard
35
i oarbe et à chevelureblanches, couvertd'un
long manteau de toile blanche assujetti au
cou par une grosse agrafe dfe buis sculplée
au couteau. Un homme de quarante ans, qui
paraissait son fils, était assis près de lui;
grand, robuste, il était vêtu d'un(> chemise
de toile bleue et d'un pantalon de même
étoffe et de même couleur ; sa tête, au teint
olivâtre, aux yeux noirs, aux cheveux bruns
et touffus, était couronnée d'un long bonnet
de laine à zones rouges, vertes et bleues.
A ses côtés, une femme, à peu près du même
âge que lui, allaitait un enfant ; quoique flé-
tris, les traits de cette femme étaient encore
expressifs et réguliers; elle avait les yeux
pleins de feu et les dents d'une éblouissante
blancheur. Pour toute coiffure, elle portait
penché sur son front, et laissant à décou-
vert ses cheveux déjà grisonnants, un de
ces larges chapeaux de feutre noir à petite
calotte , que les belles Arlésiennes posent
inclinés par-dessus leur coiffe. Enfin, auprès
d'elle se tenaient un jeune garçon et une
jeune fille de quatorze à quinze ans, bien
faits, élancés, agiles, au visage mobile, à
l'œil doux et vif, véritables types de Bohé-
miens, habillés de clinquant et d'oripeaux.
Ces deux enfants fermaient le cercle formé
par l'errante famille autour d'une marmite
de fer, où chacun puisait tour à tour avec
une longue fourchette 'l'étain des tronçons
de viande noire dont le parfum épicé s'ex-
halait jusqu'à nous. Quand leur repas fut
terminé, le frère et la sœur se levèrent les
premiers. Us firent claquer leur langue en
mesure comme un bruit de castagnettes et
leurs pieds légers sautillant sur le gazon
semblèrent préluder une danse. Mais tout à
coup ils nous regardèrent, et comme si no-
tre présence les avait intimidés, ils allèrent
se rasseoir auprès de leur mère. Compre-
nant leur hésitation, je me levai, je mar-
chai vers la famille, et m'adressint à la
mère, en patois languedocien, je lui dis que
nous Mirions un grand plaisir à voir dan-
ser ses enfants.
« Je ie crois bien, me répondit -elle en
fixant sur moi un regard vif et plein d'or-
gueil , surtout s'ils vous régalaient de la
danse qu'ils ont dansée hier devant des An-
glais !
— Eh ! pourquoi ne le feraient-ils pas? lui
dis-je.
— Ah ! c'est que cela coûte cher, » dit le
vieillard, trahissant la rapacité de sa race.
«Je jetai quelques pièces de monnaie sur
la jupe de la mère ; elle parut satisfaite.
«Allons, Zimbo et Minolitta, dit-elle à ses
enfants, montez sur l'arche et dansez votre
ronde.
— Il nous faut une écharpe, « répliqua la
jeune fille.
• Je détachai de mon cou une écharpe de
voyage en soie rouge, et je la présentai à la
petite Bohémienne. Elle la prit par un bout,
son frère par l'autre, et recommençant à
faire claquer leur langue en mesure, ils
s'élancèrent en dansant vers l'aqueduc ro-
main.
« Prends ton instrument et suis-les, » dit
la mère à son mari.
« Le père se leva, secoua son long bon-
net et alla chercher dans un grand sac de
cuir un vieux lambourde basque, puis il
marcha sur les pas de ses enfants, mais
d'un pas moins rapide. Qu'allaient-ils faire ?
Nous les suivions du regard avec curiosité.
Le frère et la sœur gravirent comme de
jeunes chevreuils jusqu'au second rang
d'arcades de l'aqueduc romain , tantôt se
frayant une route à travers les pierres bri-
sées, tantôt se suspendant aux arbustes qui
croissent entre leurs joints. Quand ils fu-
rent parvenus sous l'arceau aérien qui forme
le milieu de l'édifice, ils s'arrêtèrent et se
posèrent gracieusement en agitant leur
écharpe dans l'air. Leur père les rejoignit
bientôt; il s'assit sous l'arceau voisin et
préluda quelques accords sur son tambour
de basque. A ce son les deux petits Bohé-
miens se levèrent sur la pointe des pieds,
leur langue et les doigts de leur main gau-
3f;
che Claquèrent à l'unisson, tandis que de
leur main droite ils faisaient flotter au-des-
sus de leur tête l'écharpe écarlate. Les
paillettes de la jupe bleue de la jeune fille,
les galons de cuivre du pantalon pourpre
de son frère scintillaient au soleil; l'azur
vif (lu ciel formait le fond de ce tableau ;
l'arclîe suspendue du pont romain lui ser-
vait de cadre, et à deux cents pieds du sol,
ces rejetons hardis d'une race aventureuse
exécutaient entre deux précipices, sur une
dalle large de quatre à cinq pieds, une danse
rapide et tournoyante qui à chaque insîatit
pouvait leur donner le vertige elles lancer
dans l'abîme. Vu à distance, ce spectacle
était vraiment elî'ray.itit, car l'étroit terrain
où les jeunes Bohémiens dansaient avec
tant de souplesse et de grâce ne paraissait
guère pins large à l'œil qu'une corde ten-
due. Aux roulements pressés du tambour,
les pas des danseurs devinrent, durant un
instant, si vifs, si précipités, qu'enivrés
par la danse, ils paraissaient oublier tout
danger et tourbillonnaient là comme ils
eussent pu le faire dans une vaste prai-
rie. Tout à coup, la jeune fille, après
quelques tours de valse rapide, se suspen-
dant d'une main à l'écharpe que soutenait
son frère, détacha de l'autre quelques fleurs
posées dans ses cheveux; elle les jeta du
côté où nous étions assis, et secoua la tête
comme pour nous saluer. En cet instant son
corps dépassait les bords de l'arciie de
pierre. Je laissai échapper un cri et je fer-
mai les yeux.
" Quoi ! ne craignez-vous rien pour vos
enfants? dis-je à la mère en lui saisissant le
bras.
— Rien, reprit-elle froidement, je con-
nais leur sort, ils ne mourront pas d'une
chute !
— Et qui vous a si bien instruite? répli-
quai-je.
-J'ai lu eu haut et dans leurs mains,-
dit file (iiin Ion d'autorité.
« La danse était finie, le père et les en-
fants revenaient vers nous. La Bohémienne
continua :
• Je puis lire aussi dans la vôtre et vous
dire votre destinée. •
« Elle voulut s'emparer de ma main , je
souris.
« Vous êXes incrédule ? reprit-elle. Eh
bien ! essayons.
— Non, lui dis-je d'un Ion plus sérieux;
je ne crois pas que personne puisse déro-
ber à Dieu la connaissance de l'avenir;
mais en fùt-il autrement, hélas! ma chère
feuiiue, l'avenir ne nous garde pas assez de
bonheur pour que je sois tentée de le con-
naître. Il est un proverbe triste et vrai ;
Chaque jour porte sa peine! Eh ! si tous les
jours de notre vie nous étaient à l'avanie
connus, aurions -nous jamais la force d'en
^upporter le fardeau ? »
<< La Bohémienne m'écoutait attentive-
ment. Je poursuivis :
« Si, à quatorze ans, au lieu des riantes il-
lusions qui nous attirent à la vie. nous
étions tout à coup frappées du tableau des
souffrances, des déceptions, des douleurs
morales et physiques qui sont le lot de la
femme ici-bas, pauvre mère, je vous le de-
mande, aurions-nous la force de vivre, de
nous dévouer et de nous résigner pulin?»
«La Bohémienne p.iiut réllécliir; mais
après une minute de silence elle posa sur
le gazon son nourrisson endormi, lit deux
ou trois bonds, et me dit gaîment :
« Je n'aime pas a penser, ça m'attriste;
imitez-moi. J'aurais pu tout de mêuic vous
prédire un beau sort, ça vous aurait donné
courage.
— Merci, lui répondis je trislemcnl. ma
destinée est faite; » puis je lui dis adieu,
non sans envier un peu celte sauvage indé-
pendance, cette insouciance de la pauvreté
et de la vie errante.
« En ce moment le soleil penchait vers
l'occident et jetait ses refleis de pourpre à
travers le triple rang d'arcades du pont du
Gard ; on eût dit un pont infernal suspendu
37
sur un fleuvft de ft-n. Je saluai une dernière
fois ce merveilleux monument que tant de
générations ont salué, et ni'arrachant mal-
gré moi à cet imposant spectacle ,je remon-
tai en voiture et repris la route de Nîmes.
«A la lueur d'un pur crépuscule, nous
vîmes, après deux heures de course rapide,
apparaître à l'horizon, vers l'ouest, la belle
tour romaine, la tour Magne^ qui de nos
jours encore peut être appelée un phare,
puisqu'elle annonce la cité au voyageur qui
s'approche. J'avais habité Nîmes durant
plusieurs années en étant jeuni' fille, j'y
avais encore des parents et des amis ; mais
moins tendres, moins aimés que ceux que
j'avais perdus. J'éprouvai une sensation
triste, mêlée pourtant de quelque douceur,
en entrant dans ces murs. Mou Dieu! que
de changements quelques années amènent,
et combien aussi de révolutions cachées se
font dans l'âme! La mort prend vite ceux
qui nous sont chers, le temps métamor-
phose ou détruit à jamais nos plus riantes
illusions. N'ayant plus une mère, plus une
sœur, dont la maison aurait été la mienne,
je voulus, en arrivant à Nîmes, descen-
dre à l'hôtel et m'établir un peu en étran-
gère dans cette ville dont j'avais été au-
trefois l'enfant d'adoption ; mais , dès le
lendemain, des parents éloignés, des amis
empressés vinrent à moi et m'entourèrent
de tant de cordialité que la glace qui s'était
formée sur mon cœur se fondit aussitôt.
Bien ne ranime une àme accablée comme le
contact des esprits et des cœurs méridio-
naux. L'élan, le feu, le sentiment sont en
eux; ils ont toute la chaleur du beau ciel
qui les anime : les hommes du Midi pensent
moins que ceux du Nord; mais ils sentent
bien davantage.
«Ne trouvez-vous pas, madame, qu'eu
décrivant une ville intéressante, sou-
vent on parle beaucoup trop de ses mo-
numents et pas assez des hommes dis-
tingués qui l'habitent; ainsi tout le
mondé sait le nombre d'édifices romains
que Nîmes possède encore, on connaît leur
conservation, leur beauté, leur grandeur;
on a plus ou moins décrit leur architecture
et compté leurs pierres. Mais la ville n'a
pas seulement des monuments, elle a aussi
des intelligences qu'il faut mentionner. Je
vous entends me dire : « Nous connaissons
tdus le poëte boulanger, Jean Reboul de
Nîmes ; » ce poè'te inspiré n'est pas le seul
esprit remarquable de son pays, l'astre a de
brillants satellites. Et d'abord, près de lui,
comme poëte, on doit nommer M. Jules Ca-
nouge; bien jeune encore, il a déjà publié
deux recueils de poésies que Paris a remar-
qués. Dans le dernier se trouve une ode à
Beethoven, pleine de grandes et touchantes
pensées; la strophe qui la termine est vrai-
ment belle :
Tu connus cet effroi de soi-même, ces doutes
Qui nous font liésiter dans nos brillantes routes;
Mais lorsque tu brisais les entraves du corps.
Au pied de l'Eternel ta grande âme montée.
D'un noble et saint orgueil fut soudain transportée
En entendant vibrer les célestes accords;
Car elle y reconnut des chants dont, sur la terre,
Elle seule avait su pressentir le mystère;
Et, quand de ton bonheur l'hymne ardent éclata,
Le plus harmonieux, le plus l)i illaiit des anges
Commanda le silence aux divines louanges,
Et se penchant vers toi l'Eternel écouta ;
« Dans les arts, Nîmes compte aussi plu-
sieurs fils dont elle est hère. Sigalon, le
grand peintre Nîmois, qui a fait connaître à
la France le jugement dernier de Michel-
Auge', Sigalon n'est plus; mais son jeune
élève, M. Numa Beaucoirand, qui l'aidait à
Rome dans ses grands travaux, et qui après
sa mort en a terminé plusieurs, continue
aujourd'hui à Nîmes l'école de son maître.
Comme représentant de la sculpture et de
l'architecture, ne doit-on pas citer M. Au-
gtiste Pelel? Allez au Musée des Petits-Au-
gustins, aujourd'hui le Palais des Beaux-
Arts, vous y verrez, madame, les ouvrages
de ce patient et ingénieux artiste. Archéo-
logue profond, il a retrouvé par de savantes
(0 Placé à Paris au Palais des Beaux-Art».
38
études tous les mystères de construction
des édifices antiques , et il a reproduit en
liège l'efligie exacte, pierre par pierre, de
tous les monuments romains du Midi ; ce
que M. Peleta déjà fait pour la France, il le
Tait aujourd'hui pour l'Italie, il le fera un
jour pour la Grèce.
« Mmes aime la musique comme toutes
les villes du Midi ; cette ville a donné le
jour à des musiciens distingués; il en est
un dont vous devinez le nom, madame, et
que je ne dois point nommer. On cultive
surtout à Nîmes la musique vocale ; souvent
par une belle soirée, des ouvriers, après le
travail de la journée, se réunissent et chan-
tent dans les rues ou sur les places publi-
ques quelque grand chœur de Rossini ou de
Meyerbeer. Ces voix fermes et sonores man-
quent parfois de méthode , mais jamais
d'harmonie, et l'âme est pénétrée par ces
accords improvisés et puissants. Nîmes pos-
sède aujourd'hui une école de chant; elle
est dirigée par M. Grimai, professeur in-
telligent qui forme de bons élèves. Nous
avons entendu chez lui deux enfants, une
basse et un ténor, qui remplaceront peut-
être un jour Levasseur et Duprez à l'Opéra.
Emule de Listz et de Thalberg , M. Im-
Turn, à qui M. Jules Canonge a dédié ses
vers sur Beethoven, est aussi une des il-
lustrations de Nîmes ; Beethoven , c'est le
dieu musical de M. Im-Turn ; il a chez lui
un admirable portrait du grand maître al-
lemand. Amateur passionné, il donne à l'in-
terprétation de ses œuvres tout son temps,
tous ses rêves; jaloux de la gloire du su-
blime artiste, il ne souffre point qu'on lui
compare une gloire nouvelle. Ce culte ex-
clusif et ardent vous émeut et vous gagne:
on aime, dans notre siècle d'égoïstes pas-
sions, à trouver encore dans quelques âmes
d'enthousiastes sympathies. Dans les let-
tres, Nîmes compte encore deux auteurs
d'ouvrages d'histoire et de statistique fort
reniarquauhs : M. de Lafarelle , député,
>f M. F.otix-Ftnrand. Dans les sciences.
M. W als, astronome, qui a souvent trans-
mis aux savanis de Paris d'intéressantes
découvertes; son frère, inspecteur des écoles
primaires, esprit sérieux et fin à la fois. En
médecine, et vous savez, madame, que je
suis presque athée en médecine , Nîmes
possède un jeune docteur, M. Hippolyte
Alric, qui sera un jour sa gloire; aujour-
d'hui, encore peu connu, il n'est apprécié
que par les classes ouvrières auxquelles il
se dévoue ; mais après ce noviciat de cha-
rité, si favorable à une science oii le cœur
et l'intelligence doivent s'unir, cet esprit
du premier ordre parviendra à la renommée
à laquelle il a droit. L'éloquence du barreau
de Nîmes est représentée a la" Chambre par
M. Béchard, député; comme causeurs spiri-
tuels 'u cite, dans ce même barreau, M. de
Lablanque, M. Salel et M. Gaston de La-
beaume.
« Toutes ces personnes , et beaucoup
d'autres, aussitôt qu'elles furent instruites
de notre arrivée, nous entourèrent d'un
cercle aimable et empressé qui nous fais it
uioins regretter notre cercle de Paris. Ou
émet souvent la prétention, vraiment arbi-
traire, que l'esprit est centralisé à Paris.
En France l'esprit est partout, ainsi que l'a
dit Voltaire.
«Et maintenant, madame, entourée de
ces hommes remarquables qui tous aiment
Nîiues comme une mère et la montrent avec
orgueil aux étrangers, voulez- vous que
nous visitions les promenades, les monu-
ments et les ruines de cette ville célèbre?
Ma première excursion fut à la Fontaine;
sous le bras du poëte Reboul, je revis, par
une belle journée de septembre, ce jardin
de fées, souvenir enivrant de mes jeunes
années. Les jardins des Tuileries et du
Luxembourg ne donnent qu'une idée im-
parfaite de cette promenade enchanîée La
fontaine de Nîmes rappelle plu'iôt le i ii din
de Versailles en miniature; comme à Ver-
saille.^, les eaux encaissées dans de larges
canaux de pierres, entourés d'élégan's ba-
39
! lustres, divisent les parterres de fleurs, les
i massifs d'arbres, les bosquets où se cachent
les statues. Mieux qu'à Versailles, la source
! qui jaillit de terre court et circule. Là sont
I encore des débris de bains romains, et les
belles ruines du temple de Diane.
«]Nous voici sur un des plus larges bou-
levards de Nîmes; nous marchons vers
l'ouest , une belle allée d'arbres nous abrite,
c'est l'allée qui conduit à ^aFo/i/at ne; àgau-
che, nous longeons un grand canal où en
hiver les eaux jaillissent en cascade; à
droite, une ligne de belles maisons ou plu-
tôt d'opulentes villas aux grandes portes en
noyer ciré, aux fenêtres coquettes et riantes;
toutes ces demeures ont au nord un déli-
cieux jardin. Nous avançons; le canal fait
un coude et s'arrondit pour former l'en-
ceinte du terrain circulaire du jardin ; nous
touchons à la grille d'entrée, grille aérienne
qui ne cache rien et à travers laquelle les
fleurs, les arbres et les eaux charment déjà
nos regards ; parcourons d'abord, au midi,
ces trois larges allées de marronniers cen-
tenaires dont le dôme d'un vert sombre est
impénétrable aux rayons perçants du soleil.
Revenons ensuite sur nos pas ; au nord, un
mont verdoyant tout couvert de pins et
d'arbustes domine la promenade et la com-
plette ; après le vallon nous avons la colline,
la colline dont le sommet orgueilleux se
couronne de l'immense ruine de la tour
Magne; ce monument, comme 1« pont du
Gard, est merveilleusement situé; à distance,
sa base semble reposer sur la robe verte du
mont, tandis que les constructions supé-
rieures se détachent sur l'azur éclatant du
ciel. Que sont les magnificences du jardin
de Versailles auprès d'une pareille ruine!
Après avoir admiré Nîmes de ces hauteurs,
nous descendîmes les allées en losanges qui
sillonnent le mont, et nous trouvâmes à
l'ouest les merveilleux débris du temple de
Diane. Ici laissons parler le poëte qui, eu ce
moment, était mou cicérone.
c'en le temple croulant de la triple déesse
Dans un bosquet riant étalant ses douleurs.
Et qui s'offre couvert d'une ombre enchanteresse
Comme un front ridé sous des fleurs.
Ruines où le sot vient rêver le poëte.
Débris qui sert d'asile à de moindres débris ',
Comme un prince exilé donne eticor la retraite
A de misérables proscrits.
Diane, poursuivant son nocturne vn^aiîe.
Semble y chen her encor, d'un rayon désolé,
Sur son autel fendu par le figuier sauvage
L"n encens qui s'est envolé.
• Je répétai au poëte Reboul ces beaux
vers adressés par lui à M. de Lamartine, ces
vers qui désormais sont liés à l'image de ces
ruines.
« Vous avez vu, madame, plusieurs des-
sins de la Mai&on-Carrée , il n'est pas en
Italie un monument antique d'une plus ad
mirible conservation; pas une pierre, pas
une cannelure, pas une feuille d'acanthe ne
manquent à ces belles colonnes d'ordre co-
rinthien: les murs, le fronton et les frises
sont intacts, et ce merveilleux petit temple,
après avoir traversé dix-huit siècles, s'offre
aux regards charmés aussi jeune, aussi
coîuplet que s'il était sorti hier des mains
(le l'architecte: la toiture seule est moderne.
Un large espace, pavé en dalles de marbre
et entouré d'une grille, protège ce bijou
d'architecture. Dans ce terrain réservé, on
a laissé à découvert les débris des bases de
colonnes qui foiiuaient une galerie autour
du temple; çà et là gisent épars sur le sol
de magnifiques chapiteaux et quelques au-
tels où les prêtres païens offraient le sacri-
fice. M. Augusie Pelet nous décrivait dans
tous ses détails le monument primitif re-
produit par lui avec tant de bonheur dans
son modèle en liège. L'intérieur de la Mai-
son-Carrée sert aujourd'hui de Musée ; on
y remarque quelques bons tableaux.
(\) L'enceinte du temple de Diane est une espèce
fie .Musée où l'on a rassemblé des lorsrs de statues,
des tronçons de colonnes, des fragnii ni? de chnpi-
icaux. etc.
Mi
« Nous avons passé deux semaines k Nî-
mes, et nous avons revu presiiiie tous les
jours et sous tous les aspects ce chef-d'œu-
vre de l'art antique. Par uq éclatant soleil,
la Maison -Carrée étale, orgueilleuse, ses
colonnes aux pierres dorées dont les tons
chauds ont tous les rellets du hronze floren-
tin 5 au soleil couchant ces teintes se fon-
dent pour ainsi dire et deviennent plus
transparentes, le monument se voile et ga-
gne en grâce ce qu'il perd de sa fierté; au
clair de lune enfin, le temple revêt une
forme religieuse, il semble plus vaste, sa co-
lonnade se double et se prolonge dans l'ob-
scurité; on dirait que de blanches ombres
flottent sous ce uierveilleiix portique et
glissent sous la porte fermée. On voudrait,
pour que l'admiration ne pût être troublée
par quelque bruit ou quelque image vul-
gaire, que ce rare monument fût situé,
comme le pont du Gard ou la tour Ma-
gne, dans une calme solitude; on souffre
pour lui du voisinage du théâtre de ISiuies
et de ses bruyants faubourgs qui, aux jours
d'émeute, vomissent dans la ville deux fac-
tions rivales qui s'enlre-déchirent. On s'ef-
fraie à la pensée que la pierre d'une fronde
pourrait atteindre une de ces pures feuilles
d'acanthe que les siècles ont respectées.
« La Maison Carrée enchante, l'Arène de
Nîmes frappe et impose; c'est encore en
France comme en Italie le monument anti-
que le mieux conservé. Le colysée de Rome
est bien plus vaste, mais on sait qu'une
partie est en ruine ; l'arène de Nîmes est
entière extérieurement ; à l'intérieur quel-
ques gradins manquent, quelques arceaux
sont écroulés ; mais l'aspect général est en-
core fort régulier. Comme la Maison-Car-
rée, l'Arène s'élève au sein de la ville; mais
une fois qu'on y a pénétré, on trouve la so-
litude dans cette vasie et haute enceinte.
Nous y allâmes un jour après une pluie
d'orage, un grand nombre de gradins
étaient encore mouillés et brunis par l'on-
dée, tandis que d'autres, exposés au soleil.
avaient des reliefs d'or et d'azur; ces di-
verses teintes donnaient au monument un
aspect animé. Les rares arbustes qui crois-
sent parmi les pierres éboulées étaient tout
verdoyants, quelques oiseaux se perchaient
gaîment ; sur leurs cimes; franchissant
de gradin en gradin, nous parvînmes jus-
qu'au faîte du monument et nous en fîmes
le tour ; vue de ces hauteurs , la ville s'a-
platissait à nos pieds; ses maisons, ses mo-
numents n'étaient plus que des nains. La
prison de Nîmes s'élevait seule parallèle à
l'anniphithéàtre, et ses fenêtres étroites do-
minaient même les gradins les plus élevés.
Nous nous arrêtâmes un instant vis-à-vis
de ce lieu de misères, quelques têtes pâles
nous apparurent à travers les barreaux. Les
jours de fêtes publiques, lorsque l'Arène se
remplit de monde, lorsque quelque hardi
tauréador lutte à outrance contre les in-
domptables taureaux de la Camargue* et
en triomphe, sanglant, aux acclamations du
peuple, on permet aux prisonniers de se
suspendre aux étroites fenêtres et de pren-
dre aussi leur part du spectacle. Nous des-
cendîmes jusqu'aux gradins inférieurs, et à
demi couchés sur une large dalle , nous
contemplâmes longtemps l'ensemble de l'é-
difice; le ciel était sur nos têtes d'une ra-
vissante pureté, çà et là quelques nuages
blancs se mouvaient comme des flocons de
neige sur ce bleu de saphir. Ce dôme natu-
rel, d'une incomparable beauté, ne nous fai-
sait pas regretter l'immense toile qu'autre-
fois les Romains étendaient durant les jeux
sur toute la circonlérence de i'amphithéà-
tre. Rappelés aux souvenirs de l'antiquité,
un instant nous ranimâmes autour de nous
un de ces grands et terribles spectacles, si
chers au peuple romain. M. Jules Canonge
me récitait quelque description des poètes
latins et les traduisait à mon ignorance;
M. Alric rappelait quelques fragments des
historiens; l'arène se repeuplait à leurs
li/Uetlu Rlioiie, voi-ine d'Arles, peuple».' de che-
vaux et de taureaux sauvages.
41
paroles, les sénateurs, les hauts digni-
taires, les vestales, les matrones, les lic-
teurs, le peuple affluaient dans les hautes
galeries et inondaient les gradins ; tout à
coup la grille d'une porte basse s'ouvrait,
les gladiateurs paraissaient, et se tournant
vers le proconsul, ils saluaient par trois
fois ; puis les bêtes rugissantes , tigres ,
panthères ou lions s'élançaient dans le cir-
que et le combat entre hommes et animaux
commençait. Les femmes romaines applau-
dissaient quand les gladiateurs tombaient
avec grâce.
« Ne nous récrions pas trop sur la cruauté
du monde antique, dis-je à ces messieurs ;
du gladiateur au tauréador il n'y a qu'un
pas; de certains taureaux sauvages aux lions
et aux panthères la différence est peu de
choses, et quant à votre bon peuple nîmois,
je crois^que si le parti protestant, et réci-
proquement le parti catholique, pouvaient
voir immoler dans cette arène un de leurs
antagonistes, ils en seraient tout aussi
friands que le peuple romain du supplice
des martyrs. » En fils dévoués à leur cité, ces
messieurs nièrent la vérité de mon asser-
tion, mais peu de jours après le peuple nî-
mois se chargea de me donner raison.
« Ou jouait au théâtre de Nîmes la Fa-
vorite-^ je voulus revoir cet opéra de Doni-
zetti qui renferme quelques mélodies vrai-
ment belles. M. Wals nous conduisit dans
sa loge. On disait autour de nous que la
soirée serait orageuse, le bon peuple nîmois
voulait faire justice d'un sujet de la troupe
qui n'était plus à sa convenance ; le parterre
était plein de tigures menaçantes. On laissa
pourtant jouer le premier acte assez tran-
quillement. Mais, au second acte, à peine la
primadonna parut- elle qu'elle fut accueillie
d'un concert discordant de sifflets et de vo-
ciférations-, cette femme était belle, et l'on
nous a assuré qu'elle possédait une voix re-
marquable. Elle tenta d'abord de tenir tête
à l'orage et essaya de chanter un premier
air; mais alors la rage du parterre n'eut
plus de bornes; le peuple souverain s'ima-
ginant que la cantatrice veut le braver,
est prêt à se ruer sur elle, il lui lance au
visage tous les projectiles de la fruiterie,
des oranges, des poires, des pommes de
terre, des noix, des tronçons de choux et
de salade, accompagnés des plus basses in-
jures. La malheureuse victime recula épou-
vantée au fond de la scène. En voyant cette
femme jeune, belle, intelligente peut-être,
ainsi livrée sous sa brillante parure à la
risée et aux outrages delà populace, nous
regrettions pour elle un simple et honnête
métier ; mieux eût valu pour cette femme
faire toute sa vie de la couture dans quelque
mansarde, que de se voir ainsi foulée aux
pieds par ce même public qui, hier peut-être,
l'applaudissait. Rien ne put calmer l'exas-
pération populaire; en vain le directeur
vint-il annoncer pompeusement, après les
trois saints d'usage : que de cette soirée dé-
pendait à la fois son avenir et celui du grand
théâtre de Nîmes, on lui imposa silence, et
il fut accueilli comme la chanteuse par des
coups de sifflets. Eu vain le commissaire
de police, revêtu de son écharpe, fit à plu-
sieurs reprises son signe pacificateur et de-
manda la parole, on ne voulut point l'en-
tendre; on menaça d'envahir la scène, on
demanda à grands cris le renvoi de la can-
tatrice et la fin du spectacle; l'autorité cé-
da. Je vous le demande. Madame, entre l'as-
sassinat moral de cette femme et les sup-
plices du Cirque, la différence est-elle si
grande? S'il fallait choisir, je crois que je
me déciderais pour le sort des victimes an-
tiques.
« Pendant cette horrible scène qui dura
plus d'une heure, pour échapper à ces cris
frénétiques, nous nous étions réfugiés dans
le foyer du théâtre, dont le balcon s'ouvre
sur la belle place où s'élève la Maison-Car-
rée. La nuit était resplendissante d'étoiles,
la voie lactée s'étendait comme un réseau
de pierreries au front du monument anti-
que, l'art et la nature se mariaient sous mes
42
yeiixdans une sereine et imposanteharmonie,
mais à l'entour de ce magnifique spectacle
l'homme troublait de ses rumeurs grossières
ces heures de poétique contemplation.
« Vous peusez bien qu'après une pareille
scène je ne fus pas tentée de retourner au
spectacle durant mon séjour à Nîmes ; je
préférais, entourée de mes amis, donner mes
soirées à la causerie et à la promenade. Sou-
vent nous nous réunissions sur une grande
place entourée d'arbres, et au milieu de la-
quelle jaillit une fontaine; cette promenade
appelée VEsplanade s'élève dans le voisi-
nage des Arènes quelques pieds au-dessus du
boulevard où est situé le Palais de justice.
Là, par les chaudes soirées de septembre,
on respire toujours un air frais ; vis-à-vis
l'Esplanade un brillant café, le csiîéPelloux,
réunit chaque soir l'élite des promeneurs.
Le propriétaire de cet établissement est un
artiste, et on le devine à la décoration de ses
élégants salons, qui l'emportent, selon moi,
sur ceux de notre célèbre Tortoni. Au lieu des
tentures d'élofFes et de papiers peints, les
gravures les plus rares et les plus célèbres
ornent les parois de ces charmantes salles;
on prend là des sorbets et des fruits glacés,
comme on n'en prend qu'en Italie. Presque
tous les soirs nous savourions ces exquis
rafraîchissements, puis nous allions achever
la soirée, soit chez moi, soit chez M. Im-
Turn, qui nous faisait entendre quelque
grave mélodie de Beethoven, soit chez M. Re-
boul, qui possède une charmante maison-
nette dans le voisinage des Arènes. Au rez-
de-chaussée est sa boulangerie ; au premier
étage, le cabinet du poète, où l'on trouve
réunis les ouvrages et les portraits de nos
écrivains les plus célèbres envoyés par eux au
barde boulanger, comme à un frère bien-ai-
mé. Aux étages supérieurs sont les greniers
à farine; enfin au faîte de la maison, un autre
cabinet de travail qui s'ouvre sur une petite
terrasse d'où l'on touche presque aux Arè-
nes. C'est laque, durant une lumineuse soi-
rée, le poëfe nous a récité des fragments de
la belle épître qu'il vient d'adresser à M. de
Chateaubriand.
« Quand je rentrais après ces journées si
doucement remplies, souvent je ne trouvais
pas que l'heure du repos fût encore arrivée
pour moi ; je ne voulais rien perdre de ce
temps d'heureuse liberté que je passais loin
de Paris, je sentais que les jours de peine
et de labeur reviendraient, je voulais jouir
pleinement de cette halte au milieu de ma
vie. Sur la toiture de l'hôtel où nous logions
était une grande terrasse, peu poétique au
premier aspect; elle servait à étendre le linge
et avait pour voisinage une grande cage à
poules, entourée d'un treillis; mais à onze
heures du soir , quand le linge avait été
enlevé , quand les volatilles dormaient,
rien ne m'était plus doux que de passer là
une heure de rêverie; la ville reposait à mes
pieds, entourée de la ceinture brillante de
ses boulevards éclairés au gaz. Dans les
parties plus obscures je distinguais la forme
de quelque grand monument à la claire
lueur des étoiles ; puis je détournais mes
regards de la terre et ils s'attachaient avec
extase vers le ciel. Rien n'est enivrant pour
l'âme comme ces nuits sereines du midi oîi
brillent des milliers de constellations. Les
étoiles du nord sont ternes et petites, celles
des pays chauds, détachées sur la pureté
de l'éther, s'élargissent à l'œil et brillent
comme des escarboucles. Que de fois, dans
mon enfance, j'étais restée ainsi à méditer
durant ces nuits éblouissantes ! que de rêves
perdus j'avais faits en face de ces mêmes
astres qui brillaient de nouveau sur mon
front! Le souvenir de ces sensations in-
térieures me réjouissait; quinze ans de ma
vie semblaient s'être effacés, j'étais libre,
heureuse, pleine d'espérance et d'illusions;
je sentais comme autrefois glisser sur mon
front le souffle de la muse, j'entendais en-
core retentira mon oreille les promesses de
l'avenir. Un soir, cette sensation fui si vive
que le sommeil qui la suivit ne put parvenir
à l'effacer ; le lendemain, je sentis qu'àdéfiut
43
de la réalité, il me fallait retrouver rim.igc
lie cette jeunesse regrettée : j'éprouvais un
invincible besoin de revoir les lieux où
elle s'était écoulée, je partis pour le village
de Moiiriès, voisin du château de Servanne,
l'ancien château de mon père. »
M"^ Louise CoLET.
( La fin au prochain numéro. )
M. DE WODENBLOCK.
HISTOIRE MERVEILLEUSE.
Tous ceux qui ont visité la ville de Rot-
terdam ne peuvent manquer de se rappeler
une maison ii deux étages située au milieu
du faubourg bordé par le canal qui conduit
à La Haye et à Leyde, qu'on aura dû leur
faire remarquer comme l'ancienne demeure
d'un lies ouvriers les plus habiles qu'ait
produits la Hollande. L'industrie de cet
ouvrier consistait à fabriquer des ins-
truments de chirurgie, et il excellait, en
outre, dans les ouvrages de mécanique.
Personne mieux que lui ne s'entendait à ré-
parer lesinjuresdeTâge ou les difformitésde
la nature. Un homme du monde avait-il une
épaule ou une hanche plus haute que l'au-
tre, en un instant son habileté rétablissait
le niveau. Mais la brillante réputation dont
maître Tumingvort jouissait dans toute la
Hollande, provenait particulièrement de
l'art merveilleux avec lequel il fabriquait des
jambes de bois ou de liège; et véritable-
ment les membres artiflciels sortant des
mains de cet habile ouvrier avaient tant de
grâce, de fini, de délicatesse, qu'en les
voyant chacun était tenté de se demander
si, tout bien calculé, au lieu de traîner avec
soi un pied tout couvert de cors et de du-
rillons, ou une jambe en chair et en os en-
flée par la goutte, il n'était pas préférable
de se servir d'une de ces jambes de bois ou
de liège.
Un matin que maître Tumingvort ache-
vait de polir un coude-pied destiné à un
riche personnage, il vit entrer dans son
atelier un domestique qui le pria de se ren-
dre immédiatement chez M. de Woden-
block, son maître. M. de Wodenblock était
un des banquiers les plus opulents de Rot-
terdam. Tumingvort se couvrit aussitôt le
chef de sa meilleure perruque, prit son
chapeau à trois cornes et sa canne à pomme
d'argent, et se dirigea vers la demeure du
riche négociant.
M. de Wodenblock devait son opulence
à lui seul, et, comme rien au monde ne lui
était plus cher que sa personne, il n'en-
tendait partager avec qui que ce Mt le fruit
de ses longs travaux. Quelques jours avant
la visite de maître Tumingvort, un de ses
cousins avait poussé l'insolence jusqu'à ve-
nir lui demander des secours; rarement
M. de Wodenblock traitait cérémonieuse-
ment ceux de ses parents que la fortune
n'avait pas favorisés, et il avait mis ce cou-
sin à la porte avec dureté. Malheureuse-
ment pour lui, en lançant au pauvre diable
un argument a posteriori pour lui faire des-
cendre plus vite les marches de l'escalier,
le poids de son corps l'avait entraîné ea
avant, et il avait roulé jusqu'en bas des
degrés. Etourdi par sa chute, il se crut
mort un moment ; mais en revenant à lui,
il vit que son accident se bornait à la frac-
ture de la jambe droite et de trois dents.
D'abord l'idée lui vint de poursuivre son
cousin devant les tribunaux comme coupa-
ble d'une tentative de meurtre, avec pré-
méditation, sur sa personne; mais, comme
44
il était nalurellemeiit bon, généreux et cha-
ritable, il se coatciita de le l'aire incarcérer
pour dettes.
Par les soins d'un dentiste, les trois dents
jaunes et usées que M. de Wodenblock s'é-
tait cassées en tombant furent remplacées
par trois dents bien saines et bien blanches.
Quaut à la jambe cassée , le plus célèbre
chirurgien de Rotterdam fut chargé de la
remettre. Ce chirurj^ien, après avoir exa-
miné la fracture, jugea l'amputation néces-
saire. Depuis l'âge de quatorze mois, M. de
Wodenblock avait l'babitude de marcher
quand l'envie lui en prenait; de plus, le
mouvement d'une chaise à porteur produi-
sait sur lui un effet analogue à celui de
quelques grains d'émétique ou du mal de
mer ; enfin, il avait peut-être la faiblesse de
tenir au moyen naturel que la Providence
a donné aux hommes pour se transporter
d'un lieu à un autre, et tous ces motifs réu-
nis l'avaient déterminé à envoyer chercher
maître Tumingvort pour lui commander
une jambe artilicielle en remplacement de
celle qu'il tenait de ses père et mère, et
qu'un accident lui avait ravie d'une manière
si cruelle.
L'artiste entra d'un air modeste dans
l'appartement. M. de Wodenblock, couché
sur un lit, avait la jambe gauche étendue de
toute sa longueur, l'abseuce de la droite
était dissimulée par un riche couvre-pied.
« Tumingvort, dit-il, vous avez entendu
parler de mon accident; car il a répandu la
consternation dans tout Rotterdam... mais
ne nous arrêtons pas sur ce triste sujet. Ce
que je veux de vous, c'est que vous me fa-
briquiez une jambe et la jambe la plus par-
faite que vous ayez jamais faite. •
Tumingvort s'inclina profondément.
«Peu m'importe le prix. •
Tumingvort s'inclina plus bas encore.
« Pourvu que cette jambe surpasse tout ce
que vous avez fait de mieux jusqu'à pré-
sent. Vos échasses de bois ne me plaisent
point, je veux une jambe de liège, légère,
élastique, et dont les ressorts l'emportent
en nombre et en perfection sur ceux de la
meilleure montre de Genève. Je ne connais
rien à votre art, je ne puis, par conséquent,
m'expiiquer d'une manière plus précise;
mais tout ce que je sais, c'est qu'il me faut
unej.imbe au moins aussi bonne que celle
que j'avais. Vous pouvez très bien faire ce
que je désire. Mettez -vous donc à l'ou-
vrage ; si vous réussissez, vous n'aurez qu'à
vous présenter chez moi, et je vous ferai
payer sur-le-champ cent ducats. »
Tumingvort s'inclina profmdément de
nouveau. Il assura M. de Wo.lenblock que
le désir de lui être agréable lui ferait faire
tous ses efforts pour surpasser, dans celte
circonstance, les ouvrages les plus parfaits
de l'industrie humaine. Il lui promit de lui
livrer, sous dix jours, une jambe qui laisse-
rait bien loin derrière elle les jambes les
mieux faites et les plus agiles que la nature
eiit jamais données a. un mortel.
De la part de maître Tumingvort, cet en-
gagement n'était point une vaine jactance ;
car à riiabileté matérielle qu'exigeait son
art, le mécanicien hollandais joignait une
haute et profonde connaissance des lois de
la statique et de la dynamique. Depuis
longues années il travaillait à découvrir un
secret qui avant lui avait été l'objet des re-
cherches des plus puissants génies ; ce se-
cret, il pensait l'avoir découvert le matin
même du jour où M. de Wodenblock l'avait
fait demander. De même que tous ceux qui,
comme lui, s'occupaient de la fabrication
des jambes artificielles, il n'ignorait pas
que, pour arriver à la perfection, la plus
grande difficulté à vaincre était de faire en-
trer dans la composilion d'une jambe de
bois ou de liège des ressorts représentant
les articulations naturelles qui pussent rem-
placer convenablement l'admirable méca-
nisme du genou et du coude -pied, et
obéir à la volonté. Tumingvort croyait avoir
trouvé les moyens de surmonter cette dif-
ficulté, et il résolut d'appliquer sa mer-
veilleuse decoii verte à la jambe destinée à
M. de Wcdenblock.
Le soir du sixième jour, Tumingvort se
présenta devant M. de Wodenblock qui
l'attendait avec impatience; il avait sous le
bras la jambe merveilleuse soigneusement
empaquetée. Au moment où, debarassée des
enveloppes qui la cachaient aux yeux, elle
parut au grand jour, un sentiment d'orgueil
brilla dans les regards de l'artiste. Il passa
plusieurs heures à détailler, à expliquer au
joyeux Wodenblock les améliorations qu'il
avait fait subir au mécanisme intérieur.
Toute la soirée fut employée à raisonner
sur l'action des ressorts et le jeu des roua-
ges, et quand le moment de se retirer fut
venu, M. de Wodenblock, émerveillé, sol-
licita vivement l'artiste de passer près de
lui le reste de la nuit. Tumingvort se ren-
dit d'autant plus volontiers aux instances
de son hôte, qu'il était bien aise d'assister
le lendemain matin à l'essai qui serait fait
delajanibe merveilleuse, et de s'assurer de
la manière dont elle remplirait ses impor-
tantes fonctions.
En effet, le lendemain matin, toutes les
dispositions préliminaires ayant été faites,
M. de Wodenblock sortit de sa maison et
se mit à marcher dans la rue, tout émer-
veillé de lui-même, et rendant des actions
de grâces au génie de l'ouvrier qui lui avait
fabriqué une jambe si parfaite : les passants
eu exprimaient hautement leur admiration.
On ne remarquait ni raideur, ni gêne, ni
hésitation dans la démarche du négociant,
et le jeu des articulations artificielles de sa
jambe reniplaçait,às'y méprendre, celui des
muscles et des nerfs. Personne ne se serait
avisé de soupçonner une jambe factice sous
l'ample haut-de -chausses du Hollamiais ;
et, sans le léger tremblement produit par
le rapide mouvement d'une vingtaine de
petites roues tournant avec célérité dans
l'intérieur de la jambe, et le lictac qu'elles
faisaient eutendre, M. de Wodenblock lui-
même aurait certainement oublié que sa
personne physique n'était pas aussi com-
plète que le jour où il avait eu l'imprudence
de faire usage de son pied pour adresser un
gracieux adieu à son cousin.
Dans le transport de sa joie, il continua
de marcher jusqu'à ce qu'il arrivât devant
la maison de ville. Là il aperçut, devant la
façade, au pied du grand escalier, un de ses
anciens amis, M. Vanoutern. Il accéléra le
pas pour aller lui .souhaiter le bonjour -,
tous deux, quoique éloignés encore l'un de
l'autre , se tendaient déjà amicalement la
main ; mais au moment où M. de \N oden-
block arriva près de M. Vanoutern, celui-ci
fut bien étonné de le voir passer rapide-
ment sans s'arrcler, même pour lui deman-
der comment il se portait. M. de Woden-
block n'avait pas eu l'intention de se con-
duire malhonnèiement envers son ancien
ami; mais il s'aperçut avec le plus grand
étonnement que les mouvements et la di-
rection de sa jambe n'étaient plus d'accord
avec sa volonté. Comme d'abord l'impulsion
qu'elle recevait des ressorts et des rouages
intérieurs la poussait dans le sens du che-
min que M. de Wodenblock voulait suivre,
il ne put reconnaître qu'il cédait, sans s'en
douter , à une force mécanique plus puis-
sante que lui ; mais, dès qu'il voulut com-
mander à cette force, il la trouva rebelle.
Il aurait bien désiré s'arrêter pour causer
quelques instants avec M. Vanoutern ; mais
la maudite jambe ne suspendant point sa
marche , il se vit contraint de la suivre.
Vainement il cherchait à demeurer en place
en se cramponnant aux balustrades, aux
murailles, aux maisons qui se trouvaient
sur son passage, la jambe le tirait alors
avec tant de violence, que pour ne point
se disloquer les bras, l'infortuné Woden-
block était forcé de lâcher prise et de
continuer à courir devant lui.
Après avoir parcouru ainsi, comme un
fou, toutes les rues de Rotterdam, il arriva
sur les bords du canal de Leyde. Dès qu'il
aperçut la maison du mécanicien, il se mit
46
à crier au secours de toutes ses forces. Tu-
mingvort parut à la fenêtre, ses regards
étaient tout effarés.
« Misérable ! lui cria Wodenblock, des-
cends ici tout de suite ! C'est donc pour me
jouer un mécliant tour que tu m'as fait une
jambe? cette jambe ne peut s'arrêter une
minute ; depuis que j'ai quitté ma maison
elle n'a pas cessé de m'entraîner malgré
moi. Dieu si ni peut savoir où elle me con-
duirait ainsi... Eh bien! malheureux, que
fais-tu là la bouche béante? Descends bien
vite et (lélivre-moi de ce supplice; si tu
tardes, je serai déjà bien loin et tu ne pour-
ras plus me rejoindre. »
Tumingvorl descendit en toute hâte, pâle
et hors de lui. 11 était bien loin d'avoir
prévu l'effet du mécanisme de la jambe. 11
ne perdit pas une minute pour voler sur les
pas de M. Wodenblock, afin de l'arracher à
la cruelle position où il se trouvait ; cepen-
dant celui-ci, ou plutôt sa jambe, continuait
sa course avec rapidité. Tumingvort étant
vieux eut beaucoup de peine à gagner du
terrain sur le riche négociant. A la fin,
pourtant , il parvint à le saisir et à
l'enlever, comme Hercule le géant An-
tée; mais cet expédient ne réussit point,
car le mouvement de la jambe s'accrois-
sant encore, l'obligea lui-même à faire
cinquante pas eu avant en moins d'une mi-
nute.malgré le pesant fardeau qu'il portait.Il
remit alors M. de Wodenblock sur ses pieds,
puis employant toute la force de ses bras,
il chercha à l'arrêter , le temps seule-
ment de presser un petit ressort qui for-
mait une saillie derrière la jambe. Y étant
parvenu, il repoussa fortement le ressort;
mais au même instant, le pauvre Woden-
block fui arraché de ses bras et emporté
avec la rapidité d'un trait. Dans sa course
impétueuse, il renversa en un clin il'œil
huit marchandes de poissons et deux énor-
mes Anglais. Il criait au secours et poussait
des gémissements épouvantables.
« Je suis perdu! disait-il, je suis perdu i
Arrêtez-moi, pour l'amour de Dieu ! arrêtez-
moi, je n'en puis plus. Ne trouverai-je per-
sonne qui veuille briser cette maudite jam-"
be? Tumingvort! Tumi.igvort! tu m'as
tué!»
Tumingvort lui-mèuie était plongé dans
la stupeur et la consternation. Il ne compre-
nait rien à ce qu'il avait fait, ou plutôt il avait
fait plus qu'il n'avait voulu. A genoux, les
deux mains fortement jointes, l'œil égaré,
il voyait le plus riche négociaut de Rotter-
dam, l'homme le plus grave de toute la Hol-
lande, courant maintenant comme un tau-
reau en fureur le long du canal de Leyde,
et jetant des cris de désespoir malgré l'é-
puisement d'une pareille course.
Il y avait plus de vingt milles de Rotter-
dam à Leyde. Le soleil était encore sur l'ho-
rizon lorsquejles demoiselles Backschneider,
assises près de la fenêtre de leur salon, en
face de l'auberge du Lion-d'Or, et prenant
tranquillement leur thé, virent passer dans
la rue un homme qui courait comme un dé-
raté. La pâleur de la mort était peinte sur
la figure de cet homme, sa bouche s'ouvrait
avec des contorsions comme s'il cherchait à
articuler quelques mots ou à reprendre
haleine, et, sans se détourner ni à droite
ni à gauche, il courait devant lui avec une
rapidité si extraordinaire qu'il avait déjà
disparu avant que les demoiselles Backs-
chneider eussent eu seulement le temps i!e
s'écrier :
« Mais, mou Dieu! n'est-ce pas M. tic
Wodenblock, le riche marchand de Rotter
daui , qui vient de passer? où court-it
ainsi ? •
Le lendemain, qui était un dimanche, les
habitants de Harlem, vêtus de leurs ha-
bits de fêles, se rendaient à l'église pour
entendre l'office divin. Tout a coup, un être ;
à forme humaine traversa comme une flèche I
la place du marché. H avait le visage blanc,!
jaune, vert, de toutes les couleurs, les le- '
vres livides, les dents déchaussées et les
mains racornies. Muette d'horreur, la foule
47
S*ouvrit pour iui livrer passage, et flans
tout Harlem il n'y eut pas un chrétien qui
ne demeura persuadé que c'était un corps
sans vie, qui, par l'effet d'une puissance
surnaturelle, conservait encore la faculté
de courir.
Toujours soumis à la force irrésistible
qui l'entraînait, cet être horrible parut
successivement dans les villes, les villages
et dans les forêts de l'Allemagne. Des se-
maines, îles mois, des années s'écoulèrent,
et il iniitinua de se montrer de temps à au-
re en différents endroits, dans les contrées
septentrionales de l'Europe. Peu à peu les
habits qui le couvraient tombèrent en lam-
beaux, ses os se décharnèrent et ce ne fut
bientôt plus qu'un squelette desséché. La
jambe de liège garda seule sa forme et ses
contours arrondis , et depuis lors elle n'a
pas un seul instant cessé d'entraîner dans
sa course rapide le spectre hideux auquel
elle est attachée.
Tumingvort avait trouvé le mouvement
perpétuel, et les ressorts de la jambe mer-
veilleuse ne s'arrêteront jamais.
( Traduit de Vamjlais. )
LA VEUVE DU SOLDAT.
C'était à la lin de l'automne^
Novembre avait atteint la moitié de son cour.«,
Et languissante et monotone
La nature pleurait le départ des beaux jours.
Il faisait presque nuit ; au fond de la vallée
Déjà l'on n'apercevait plus
Qu'une chaumière isolée;
Dans le lointain une cloche ébranlée
Venait de sonner l'angelus.
Une femme à pas lents descendait la colline ;
Elevant vers le ciel ses yeux mouillés de pleurs.
Elle invoquait la clémence divine,
Elle priait aussi la mère des douleurs.
Entouré d'un lambeau de vêtements funèbres,
Un jeune enfant dormait sur son dos attaché;
Près d'elle un autre enfant marchait triste et penché,
Et recueillait dans U's ténèbres
Chaque soupir à sa mère arraché.
11 s'efforçait de lui cacher ses larmes,
Pauvre orphelin, tilsdu soldat,
Son père l'embrassait la veille du combat !
Il rapporte aujourd'hui les débris de ses armes.
4«
Souvent, de fatigue accabl«^.
Furtivement il regardait sa mère.
Et sou œil aussitôt retombait sur la terre,
De sou morne silence inquiet et troublé.
Elle, enfin, par ces mots ranimait son courage :
«Pauvre petit! marchons, le bon Dieu nous conduit,
Marchons encor jusqu'au prochain village,
Hâtons nos pas, voici la nuit. »
On arrive ; d'une voix affaiblie
La veuve bien des fois murmura ces accents :
• Au nom du ciel ! ah ! rendez-nous la vie,
Prenez pitié de mes petits enfants;
Leur père est mort en servant la patrie ! "
Mais tout dort, pauvre mère, on ne l'entendait plus;
Partout la porte était fermée.
Et d;nis la plaine inanimée
L'écho même était sourd à ses cris superflus.
Derrière les arceaux de l'église gothique
La lune s'abaissait, et son pâle croissant
Sur le chaume noirci d'un ermitage antique
Ne laissait plus tomber qu'un rayon languissant.
Demeure hospitalière au malheur consacrée.
Jadis toujours ouverte au pauvre, au voyageur,
Une petite croix en protégeait l'entrée...
C'était la maison du pasteur.
Hélas ! aux jours affreux des tempêtes civiles
Le vieillard disparut... et n'eut point de cercueil ;
L'orphelin du hameau n'osa porter le deuil.
Et le pauvre aujourd'hui sans secours, sans asiles
Vient frapper à la porte, et pleure sur le seuil.
« C'en est donc fait , pour nous plus d'espérance !
0 mes enfants ! Dieu seul est notre appui.
Venez au pied du temple, implorons sa clémence,
Votre père, Ik-haut, nous attend près de lui ! •
La veuve ainsi parla ; le portail solitaire
Répéta leurs soupirs encor quelques instants,
Et le matin, à l'heure où sonnait la prière,
On aperçut de loin les enfants et la mère,
On accourut... mais il n'était plus temps.
A. Maijge.
49
UN SINISTRE AU DÉSERT.
FRAGMENT D'UN VOYAGE EN NUBIE.
Comme l'Océan, le désert a ses tempêtes
et ses naufrages, il a ses sirfes et ses tour-
billons, et l'on peut être submergé par les
sables comme par les flots. Si, selon la belle
expression d'Horace, l'homme qui le pre-
mier osa se confier à la mer avait un triple
airain autour de sa poitrine , ceux qui ne
craignent pas de s'aventurer à travers des
solitudes immenses, où nulle route n'est
tracée, ont aussi besoin d'avoir une volonté
I forte et une âme bien trempée. 11 faut plus
d'audace, plus de hardiesse au navigateur :
il faut à l'homme du désert un courage
phis calme et plus persévérant. Le premier
a plus d'audace et de fougue, et il imprime
sa vie au vaisseau qu'il dirige ; le second
identifie la sienne à celle du dromadaire, si
justement défini le navire du désert, et il
! déploie une énergie à toute épreuve et tou-
jours soutenue.
En entrant dans le désert on éprouve un
saisissement indéfinissable. Lorsque les lieux
habités par les hommes se sont effacés dans
le lointain, et que le rideau est tiré sur
■ toutes choses vivantes, alors qu'on n'aper-
j çoit plus de tous côtés qu'une plaine sans fin,
aride et brûlée; alors, dis-je, le cœur se
contracte, et l'on promène autour de soi un
regard lent, mélancolique et plein d'une
I inquiétude étrange, parce qu'autour de soi
tout est empreint d'un caractère de majesté
sévère et redoutable. Un soleil sans nuages
j règne seul au firmament, et, parcourant en
silence le désert de l'immensité, vous inonde
desesflotslumineux;sesrayonsplusardents
s'abattent avec furie sur ces solitudes muet-
tes, et s'^émoussent en s'irritant de leur im-
puissance à vivifier ces sables éternels. Dans
Tome XI.
ces lieux abandonnés, tout est morne, mais
imposant comme la mort : à son insu le
voyageur, quel que soit son âge, devient
pensif et même soucieux, sa démarche est
grave et solennelle, sa respiration brève et
étouffée, et il refoule en lui les pensées qui
l'assiègent et voudraient déborder. Il écoute,
et pour un instant, il voudrait voir s'anéantir
toutes ses facultés et ne conserver que le
sens de l'ouïe pour mieux écouter ; car du
sein de ce silence universel s'élève une mé-
lodie inconnue, mais sublime, qui le trouble
et l'exalte. Cette musique de l'âme que cha-
cun porte en soi, et qu'on n'entend point
dans le tourbillon du monde, étouffée qu'elle
est par le brouhaha des hommes et des
choses, se révèle harmonieuse et pure dans
ces solitudes sauvages et vous enivre de ses
mystérieux accords. Oh ! alors le voyageur
se sent agrandi, il relève fièrement sa tête
qu'il portait d'abord lourde et baissée : il est
roi du désert ! Cet espace sans limites qui se
déroule de toutes parts, ce vent qui souffle,
ce soleil ardent, ce ciel si bleu, cette nature
rude et inféconde, tout cela est à lui, k lui
seul ; personne pour le lui disputer. II peu-
ple son royaume d'esprits invisibles, et son
imagination, enrichie de toute l'infertilité
du désert, fait surgir devant lui une création
tout entière soumise à sa domination. Qu'il
est heureux dans ces moments de délire ! il
croit voir s'animer ces plaines solitaires ; il
sent frémir sous ses pas la terre qu'il foule;
il entend mugir la voix du désert qui s'é-
veille. Et il grandit, il grandit encore : dé-
gagée de toute préoccupation frivole, son
âme enthousiaste s'élève vers le Tout-Puis-
sant qu'elle interroge, et il attend dans un
50
rocupillpiiient pieux la réponse divine. Il
écoute; déjà il croit saisir quelques sons
inarticulés que l'oreille ne pourrait com-
prendre; ses genoux fléchissent, son .atten-
tion redouble; mais il n'entend plus rien,
et déçu dans son orgueilleuse espérance, il
s'arrêl»; haletant, accablé.
Souvent le mirage, la phis étonnante, la
plus merveilleuse et la plus réelle de toutes
les illusions, vient encore ajouter à son
exaltation fiévreuse; au milieu des sables
calcinés, il voit tout à coup apparaître de
gracieux bosfjiiets à l'ombrage désiré, de
vastes cités, des plaines verdoyantes et des
lacs à l'onde pure et éblouissante dont la
vue seule désaltère ; tous ces objets sont là
devant lui, ses yeux ne le trompent point,
ce n'est pas une erreur, une fantasmagorie,
et quiconque regarderait comme lui les ver-
rait à la même place. A ces apparitions sé-
duisantes, les chameaux eux-mêmes chemi-
Dent avec moins d'indolence, et leurs far-
deaux qui les affaissaient, commencent à
leur sembler légers; le but est là devant
eux, et s'il paraît s'éloigner à mesure qu'ils
avancent, c'est qu'un effet d'optique le leur
avait montré trop rapproché, mais ils vont
l'atteindre ; ils arrivent. Le voyageur hale-
tant, mais rassuré, jette un dernier regard
sur le désert qu'il laisse derrière lui, et se
réjouit dans son cceur, car il touche enfin
au terme de ses fatigues ; il va reposer sa
tête sur un gazon fleuri à l'ombre d'un vert
feuillage; il rafraîchira son corps dans les
eaux limpides d'une source intarissable ; il
va revoir les hommes qu'il aime depuis qu'il
les a quittés, et il rentrera avec joie dans le
sein des villes qu'il avait abandonnées par
dégoût. Mais les cités, les lacs, les prairies,
les bois s'éloignent, s'éloignent encore, s'é-
loignent toujours et s'elFacent brusque-
ment, comme un songe au réveil.
Cependant tout n'est pas mirage et pres-
tige dans le di'sert Si, connue i'Oci'an, le
désert est semé de dangers et d'ccueils,
comme l'Océan, il offre des beautés inso-
litcft qui étonnent surtout l'homme des
villes, l'homme civilisé. Lorsque, dans ce
royaume de sable abandonné aux animaux
féroces, on voit s'élever fraîche et riante
une des îles de verdure qui changent tout
à coup la physionomie du désert, le cœur
se dilate et l'on se réjr)uit comme en un jnur
de fête. Ces solitudes sombres et sauvages
se dérident et s'épanouissent; aux yeux du
voyageur, la nature entière se revêt d'une
teinte plus douce et plus attrayante ; le so-
leil est moins ardent, la brise souffle plus
légère; une oasis dans le déserf, c'est un
flanibeau dans une nuit profonde ; c'est le
sourire sur un front sévère et courroucé. Et
puis le soir, à l'heure du crépuscule, on
voit tantôt passer, alertes et effarées, quel-
ques gazelles regardant souvent derrière
elles, comme si elles étaient poursuivies;
tantôt c'est une girafe égarée dont les chas-
seurs ont perdu les traces; d'autres fois on
distingue dans le lointain de gigantesques
autruches, courant le cou tendu et leurs
grandes ailes déployées comme les voiles
d'un navire : puis encore, quand les ténè-
bres ont enveloppé le désert, et qu'on re-
pose autour d'un foyer brillant, on entend
aux alentours les rugissements des lionnes
et le niiauienu'ut des tigresses veillant sur
leurs petits. Alors on est saisi d'une sorte
de terreur inconnue; on écoute en proie à
des émotions extraordinaires, igimrées de
quiconque n'a pas vécu au désert; on re-
garde, et on ne voit perstîune autour de soi ,
on tressaille, le cœur bal plus vite, et mal-
gré les périls imminents auxquels on se
trouve e.xpDso, on est fier et l'on se réjouit
en se regardant seul dans ce monde inoc-
cupé.
Tel est le désert, telles sont les sen.sa-
tions du voyageur qui le traverse.
J'avais quitté la presqu'île du Sennâr avec
trois marchands d'esclaves, et m'embar-
quant avec eux sur le Nil, nous étions ar-
rivés ensemble à Berbi-r, capitale de la
Haute-Nubie Cette ville, bàiie sur la rive
51
Jroite (lu fleuve, occupe un espace de ter-
rain assez considérable : elle est sans rem-
part; ses maisons, mal groupées , ont
presque toutes un aspect misérable. A les
voir ainsi délabrées et poudreuses , on les
croirait lubabKées; les alentours sont inani-
més et arides, et dans ces lieux, le Nil a
peine à féconder ses rives. On découvre çà
et là quelques arbres chétifs et sans sève ;
i'herbe est jaune, les sables ont tout en-
vahi. Malgré son importance, Berber est
triste, sans attrait, c'est une ville dans le
désert.
En débarquant, Abd-el-Saïd, Hajji-Mo-
hammed et Abou-Sélim ( ainsi se nommaient
les trois jellabs i ), qui avaient des maisons
dans les, principales villes où ils station-
naient habituellement, réunirent leurs es-
claves, et se rendirent chez eux séparé-
ment. Dès que le gouverneur eut appris mon
arrivée, il me lit donner une habitation com-
mode que j'occupai tout le temps de mon
séjour à Berber. J'allais voir souvent les
jellabs, avec qui je m'étais lié pendant la
route; j'aimais à les interroger sur leur
commerce ; ils répondaient avec comj)lai-
sance à toutes mes questions, mais ils ne
pouvaient comprendre l'intérêt que je ma-
nifestais pour leurs esclaves, qu'ils appe-
laient leur marchanilise. Ces trois hommes,
qui étaient partis en-emble de la ville de
Sennâr, allaient maintenant se séparer et
suivre des routes diverses. Abd-el-Saïd de-
vait s'éloigner du Nil et se diriger vers
Dougola. Ajji-Mohammed se disposait à
emmener ses esclaves en Arabie. Abou-Sé-
lim partait pour l'Egypte ; il avait à parcou-
rir le désert de Krousec , si souvent fatal
aux caravanes. Les voyageurs les plus in-
trépides ne s'aventuraient qu'avec crainte
dans cette solitude stérile empreinte de dé-
solation, et le jellab n'avait rien négligé
pour se préserver des malheurs dont on est
(1) Nom sous lequel les Arabes désignent les mar-
chands d'esclaves.
menacé dans ce désert entièrement privé
d'ombre, de sources vives, et que nul oasis
ne déride.
Il avait entassé chez lui d'énormes pro-
visions de beurre, de lentilles et de biscuits;
depuis plusieurs jours, les esclaves étaient
occupés à broyer entre deux pierres le grain
dont ils devaient se nourrir en voyage, et il
avait acheté dans la ville la plupart des ou-
tres qu'il avait jugées propres à bien conser-
ver l'eau.
Au jour fixé pour le départ, les trois
marchands se réunirent pour venir me dire
adieu ; et s'étant séparés peu de temps
après, ils sortirent de Berber précédés de
leurs chameaux, et s'éloignèrent lentement;
je lis des vœux pour leurs esclaves, dont
l'inexplicable insouciance m'avait souvent
étonné, et après avoir accompagné Abou-
Sélim jusqu'à l'entrée du grand désert, je
revins chez moi plein de tristes pensées.
Plus de huit jours s'étaient écoulés de-
puis le départ des jellabs, et je me disposais
moi-même à poursuivre ma route vers l'A-
rabie, lorsqu'un matin, mon domestique,
Hassan, en revenant du marché, m'apprit
qu'Abou-Sélim avait reparu seul à Berber.
Vivement frappé de cette nouvelle , qui
néanmoins m'était annoncée avec une non-
chalance toute orientale , je m'empressai
d'interroger Hassan pour apprendre le mo-
tif de ce retour inattendu.
« Oh ! me dit-il avec l'impassibilité dés-
espérante d'un vrai fataliste, je crois que
le jellab n'a pas été très heureux dans sa
traversée. On disait, si j'ai bien entendu ,
qu'il a manqué d'eau dans le dé.se'-t, et que
pour ne pas mourir de soif, il a été obligé
de revenir sur ses pus de toute la vitesse de
son bon dromadaire.
— Et ses esclaves? m'écriai-je avec ter-
reur.
— Ils sont libres maintenant, car sans
doute ils sont morts, me répondit-il avec
calme; c'est une perte pour Abou-Sélin).
— Les malheureux ! et il n'en est pas ar-
52
rîvé un seul avec loiir maître? suis-tu bien
que c'est liorrible !
— Pas un seul ; mais les routes ne leur
ont p;is été fermées, et s'ils ne sont pas de
retour, croyez bien que ce n'est pas la
faute du jellab. Le sort des esclaves paraît
vous attrister, mon maître, mais l'inquié-
tude d'Abou-Sélim qui voit une partie de sa
fortune gravement compromise est sans
aucun doute plus grande que la vôtre.
— Tu ne songes qu'aux intérêts du mar-
chand, lui dis-je avec indignation et dé-
goût , et l'aiTreuse destinée des esclaves ne
t'occupe guère, Hassan. »
Mais Hassan ne répondit pas f ma colère,
dont il ne soupçonnait pas la raison, l'avait
intimidé ; quoique bon et dévoué, ce domes-
tique, comme tous les jellabs, ne comprenait
pas qu'on pût s'intéressera des esclaves.
Voyant qu'il me serait difficile d'obtenir
de lui de plus amples détails, je me dirigeai
sur-le-champ vers la demeure d'Abou-Sélim.
En entrant chez lui, je le trouvai étendu
sur un lit de repos ; il était entouré de quel-
ques amis, et un médecin du pays était assis
près de son chevet. Tout le monde obser-
vait un silence sévère, et l'on écoutait avec
une sorte d'anxiété les phrases incohérentes
que murmurait le jellab. Le docteur empi-
rique se dispesait à appliquer les ventouses
au malade dont le délire faisait peur. La
consternation était générale parmi les assis-
tants ; Abou-Sélim ne reconnaissait aucune
des personnes qui l'environnaient, il se
trouvait dans un état désespérant. Dans
l'exaltation de sa fièvre, il poussait des cris
horriblt^s; l'expression de sa physionomie
était farouche; il blasphémait son dieu et
son prophète, et faisait frémir tous ceux
qui l'entendaient. Lorsque l'épuisement suc-
cédait au délire, l'effroi se peignait sur son
visage, son regard exprimait une douleur
profonde, mortelle: il frissonnait dans tout
son corps , comme s'il avait eu froid, et
réunissant toutes ses forces, il soulevait sa
tête appesantie, et demandait de l'air et de
l'eau d'une voix rauque et éteinte; alors il
retombait comme anéanti; ses traits, em-
preints d'une teinte livide, semblaient prêts
à se décomposer, et son râle seul annonçait
qu'il vivait encore.
Cependant les soins qu'on ne cessait de
lui prodiguer ne furent pas infructueux ;
les crises devenaient plus rares et moins
violentes, et le malade parvint enfin à s'en-
dormir. Son sommeil, plein de rêves et d'a-
gitation, ne fut pas de longue durée; mais
lorsqu'il s'éveilla, il était pins calme, et
promenant autour de lui un regard plein de
langueur, il reconnut ses amis, et, malgré
sa faiblesse, parut é[)rouver un sentiment de
joie. Ceux-ci, trop impatients de connaître les
détails du malheureux événement qui l'a-
vait ramené mourant dans leur ville, l'acca-
blèrent de questions. Le jellab, plus com-
plaisant que de coutume, consentit, quoi-
que affaissé sous le poids de lu souffrance, à
satisfaire leur inopportune curiosité, et il
commença aussitôt le récit de sa funeste
aventure.
« II n'y a d'autre Dieu que Dieu, soupira-t-il
lentement , tout vient de lui , et je dois me
soumettre avec résignation à sa volonté
toute puissante. Mon malheur était écrit
dans le livre éternel , il était donc inévita-
ble, car il faut que les destinées s'accom-
plissent. Est-il encore écrit que je touche
à ma dernière heure? je l'ignore, mais
quoi qu'il en soit, je subirai sans murmurer
toute la rigueur de mon sort. »
Il s'arrêta à ces mots comme pour repren-
dre haleine, et poursuivit ainsi :
« Vous le savez tous, mes amis, puisque
vous avez assisté à mon départ ; lorsque j'ai
quitté Berber avec mes esclaves, mes cha-
meaux vigoureux emportaient de bonnes
provisions, mes outres étaient bien fermées,
et je pouvais avec confiance entreprendre un
voyage que j'avais toujours accompli avec
succès; mais que peut la prévoyance de
l'homme contre les arrêts immuables du
destin ?
53
' «Quoifiiic la chaleur fut accablante, les
premiers jours s'écuulcrcut paisiblement.
i Nous étions tous endurcis aux fatigues^
nous avions longtemps erré sous le soleil du
désert, et nous bravions avec courage sa re-
doutable fureur. Toutefois nous cheminions
lentement et en silence pour ménager nos
forces et ne p;i.s irriter notre soif. Tous les
matins, à l'aurore, nous nous mettions en
marche, et avant l'heure de midi , nous
nous arrêtions pour jouir d'un repos devenu
nécessaire. Lorsque le soleil se penchait vers
l'horizon, et que ses rayons nous frappaient
moins ardents , nous poursuivions notre
route , et les ténèbres nous surprenaient
toujours en voyage.
« C'était le sixième jour de notre mar-
che : la nuit qui le précéda avait été
lourde, et nous nous levâmes oppressés;
notre ardeur, constamment soutenue jus-
qu'alors, commençait k se ralentir; nous
respirions avec peine, nous avions besoin
d'air, car nous nous sentions suffoqués;
mais un nuage rougeâtre, qui bordait l'ho-
rizon comme une muraille de feu, inter-
ceptait la brise rafraîchissante du matin
et un calme fatal régnait autour de nous.
Nous cheminions dans une fournaise ar-
dente et sans issue ; le soleil, qui semblait
s'être rapproché de nous, dardait impitoya-
blement ses rayons perpendiculaires sur nos
têtes embrasées ; les sables resplendissaient,
et l'on eût dit qu'ils allaient s'enllammer.
Je pliais sous le poids de l'atmosphère;
notre transpiration, naguère si abondante ,
s'était arrêtée ; nos peaux se gerçaient, et
nous marchions toujours dans l'espoir de
sortir bien tôt de cet enfer. Oh ! pourquoi ce
calme qui nous consternait tous n'a-t-il pas
duré plus longtemps! lorsque, excédé de
lassitude, mes genoux fléchissaient, et que
je me croyais sur le point de succomber,
le nuage rouge , jusqu'alors immobile, s'a-
vança comme s'il allait fondre sur noue;
les sables furent soulevés jusque dans leur
profondeur ; le soleil pâlit sans rien perdre
de sa rage, et le vent souffla avec furie. Je
crus alors que je venais d'être englouti dans
un lac de flammes. Mon gosier s'était des-
séché, mes cheveux se dressaient sur ma
tête, et mes yeux sortaient de leur orbite.
« Non, les damnés ne souffrent pas des
douleurs plus atroces ;j'aurais voulu mourir
dans ce moment! Le désert, si monotone
dans son léthargique engourdissement, ve-
nait d'être éveillé en sursaut par les mu-
gissements sauvages du Sémoun^ ce terrible
iness.iger de mort, et la nature entière s'a-
gitait dans un désordre ellrayant !
« Dès les premières atteintes de ce vent
empoisonné, je m'enveloppai dans mon bur-
nous, et me précipitai la face contre terre,
après avoir ordonné à mes esclaves de se
couvrir le visage et de suivre mon exemple.
Les chameaux qu'on avait eu soin d'arrêter,
s'étaient couchés les uns contre les autres
et baissaient tristement la tête.
. Le vent continuait à souffler avec force.
Flottant entre la vie et la mort, en proie à
l'inexprimable tourment d'une soif qui nous
semblait inextinguible, pendant plus d'une
demi -heure nous attendîmes, dans cette
position cruelle, le retour tardif du beau
temps. Craignant d'être suffoqué ou même
brûlé par une bouilée du Sémoun, nul de
nous n'osait relever la tête pour observer
les terribles effets de ce vent dévastateur.
Quand je crus qu'il allait s'apaiser, je me^
débarrassai de mon manteau, et je jetai à la
dérobée un regard autour de moi. Tout
portait encore l'empreinte d'un boulever-
sement général; néanmoins le iirmament, si
terne et si livide quelques instants aupara-
vant,commençaitàs'éclaircir.et le calme ne
larda pas à se rétablir. Je courus avertir mes
esclaves que le danger était passé; quelques-
uns d'entre eux, les plus faibles, avaientpéri;
mais ce n'étaient pas ceux-là qui étaient les
plus malheureux.
. Le ciel avait repris sa limpidité, et IfS
sables soulevés, comme les vagues d'une
mer houleuse, s'affaissaient sur eux-mêmes ;
54
la tempête avait cessé, et le désert rentrait
dans sa vie ordinaire, dans cette vie si sem-
blable à la mort. Les chameaux s'étaient
relevés, et grognaient en signe de j<.ie;
nous avions secoué la poussière dont nous
étions couverts et déjà nous respirions plus
à l'aise ; mais nous étions impatients d'é-
tancher notre soif toujours ardente , et
j'eus besoin d'interposer mon autorité pour
empêcher les esclaves de se précipiter sur
les outres suspendues aux flancs des cha-
meaux.
« Après avoir obtenu à grande peine un
peu d'ordre et de tranquillité, en promettant
à ces malheureux une ration d'eau plus
forte que de coutume, je me disposai aus-
sitôt à en faire une distribution générale,
et je m'empressai de délier les guirbés^ dans
lesquelles nous avions déjà puisé; elles
étaient vides et desséchées : saisi d'effroi,
je courus à celles que j'avais laissées pleines
et intactes, et, comme les autres, je les trou-
vai vides et desséchées.
« Au milieu d'un désert immense où nous
venions d'être brûlés par le Sémoun, nous
étions sans eau : par la vie du prophète,
c'était trop affreux ! Un sombre désespoir
s'empara de mon âme, je crus que j'allais
devenir fou. Les esclaves mourant de soif
me regardaient d'un œil égaré et imploraient
ma pitié.
. En présence de cette infortune irrépa-
rable, mon courage et ma constance, si
souvent éprouvés, m'avaient entièrement
abandonné. Je déchirai mon turban, j'arra-
chai ma barbe, et je me mis à rugir comme
un lion harcelé et furieux. J'avais soif, et je
demandais de l'eau à tout le monde avec des
cris de rage. Si dans ce moment je m'étais
trouvé sur les bords d'un fleuve, je crois
que je l'aurais tari sans étancher cette soif
impitoyable qui m'étreignait à la gorge et
corrodait ma poitrine : j'avais soif, et mes
soupirs s'échappaient de mon sein comme
des laves el brûlaient imcs lèvres arides et
(ij outres.
contractées ; j'avais soif, et à mes pieds je
voyais du sable, et sur ma tête un soleil de
feu. Les esclaves, qui ne connaissaient pas
encore toute l'étendue de noire malheur,
m'' bsf rvaient avec un étonnement mêlé de
terreur, et, dans leur juste impatience, m'ac-
cusaient de les laisser souflrir trop long-
temps. Mou désespoir qui éclatait d'une ma-
nière si visible, les avait néanmoins effrayés,
et, malgré leurs souffrances, ils osaient à
peine nnirmurer...
« Une faible lueur d'espérance venait de
m'apparaitre, je m'élançai soudain vers mon
dromadaire, et j'enlevai vivement une cou-
vertlir« de laine qui recouvrait sa selle et
protégeait de son épaisseur la "plus petite de
nos outresi'que j'avais d'abord oubliée : Dieu
est grand et miséricordieux ! je la trouvai
humide et gonflée; je l'ouvris aussitôt : elle
n'avait pas perdu une goutte d'eau 5 je
l'approchai avidement de mes lèvres brû-
lées, et j'eus besoin de tout ce qui me restait
de force et de prudence pour ne pas la vider
d'un seul trait.
<• Je pouvais me sauver, mais je n'avais pas
un instant à perdre ; je refermai précieuse-
ment ma précieuse guirbé, je montai sur
mon excellent dromadaire, et, sans regarder
derrière moi, je dirigeai vers ces lieux sa
course rapide, abandonnant les esclaves à
leur malheureuse destinée.
«Après trois jours de marche forcée, je dé-
couvris Berber ; dès le second, j'avais épuisé
mon eau, et j'arrivai brisé de fatigue et de
nouveau tourmenté par une soif acre et cor-
rosive. Je n'eus pas la force de descendre
seul de mon dromadaire; on m'emporta
mourant sur ce lit où vous me voyez encore,
et que sans doute je ne quitterai plus que
pour être déposé dans la tombe... »
On voyait, depuis quelques instants, que
le jellab avait hâte de terminer son récit;
sa voix allait s'éteignant, et il prononça ces
derniers mots avec une peine extrême; nous
l'avions écouté sans l'interrompre, et lors-
qu'il eut cessé de parler, les musulmane
55
j peu émus, nesurentque répéter : «Tout vient
I de Dieu, que faire contre lui?» Pour moi,
j'avais été douloureusement impressionné 5
I mon imagination m'avait transporté dans
le désert, et j'assistais au dénouement lu-
gubre de ce drame épouvantable : je voyais
les esclaves se débattant vainement contre
une mort certaine, j'entendais leurs cris dé-
chirants et leur raie d'agonie, je me sentais
saisi d'une juste horreur, et je maudissais
dans mon âme ces hommes criminels qui ne
craignent pas de trafiquer de leurs frères
pour contenter leur insatiable cupidité.
Je rentrai chez moi, le cœur navré. Le
lendemain, je revins chez le jellab; durant
la nuit il avait encore eu plusieurs accès de
délire, et je trouvai près delui sa famille jus-
tement alarmée. Quoique bien faible et bien
oppressé, Abou-Sélim me reconnut aussitôt
et me tendit la main ; il avait déjà oublié que
je l'avais vu la veille. Il me fit asseoir près
de lui, et ordonna à l'un de ses enfants de
me servir le café et le chibouc. Ses ordres
venaient à peine d'être exécutés, lorsque
nous vîmes paraître sur le seuil de la porte
un homme à la stature élancée et aux fuîmes
athlétiques ; son visage, d'un beau noir lui-
sant, était entaché de sang, et l'expression
de son regard était sauvage d égarée. H
portait en bandouillère une grande outre
qui paraissait vide; il avait un poignard à
sa ceinture et un bâton à la main. A cette
apparition subite et inattendue, le jellab,
malgré son accablement, avait poussé un
cri terrible et s'était évanoui. J'examinai
avec attention ce nègre à la mine effrayante,
et quel ne fut pas mon étonnement lorsque
je reconnus en lui Abd-Allah, le plus vi-
goureux d'entre les esclaves d' Abou-Sélim,
Abd-Allah qui, durant le trajet de Sennâr
à Berber, m'ayant voué un attachement à
toute épreuve, me servait avec un zèle et
une fideUté digne d'un meilleur sort. La
mort était empreinte sur tous ses traits, et
cependant il se tenait debout, timide et
respectueux. Le jellab commençait à rc
prendre ses sens; je pris sur moi de l'aire
asseoir l'esclave, qui, appiiyc sur son bâton,
attendait en silencequ'on daignât lui parler.
Par que! miracle se trouvait-il au milieu de
nous ? Quelques-uns de ses compagnons
d'infortune s'élaient-ils sauvés avec lui?
C'est là ce que nous étions tons impatients
desavoir, et Abd-Allah interrogé ne tarda
pas à nous satisPiire.
« Puisque mon maître e^t parmi vous,
nous dit-il, vous devez conn.iître l'événe-
ment funeste qui a coûté lu vie à mes frères
que j'irai rejoindre bientôt moi-même.
Lorsque ce vent redoutable cominença à
souffler, je compris qu'il fallait mourir. Le
grand esprit du désert s'était déclaré contre
nous ; quelle force pouvions-nous opposer à
sa puissance infernale? J'entendais comme
un frôlement d'ailes au-dessus de cette so-
litude, cadavre immense qu'une âme téné-
breuse venait d'animer et d'iriter contre
nous. J'avais plongé ma tête dans le sable,
et quoique suffoqué.je n'osais pas même me
relever pour respirer, dans la crainte de
me trouver face à face avec le démon qui
avait juré notre perte. Quand le vent se
calma, la plupart de mes compagnons, et
mon maître lui-même, se bercèrent de folles
espérances ; mais l'esprit ennemi avait bu
notre eau avant de s'envoler, et il nous
condamnait ainsi à périr du supplice des
réprouvés. Je vis le désespoir d'Abou-Sé-
lim, il ne m'étonna pas, j'en avais deviné la
cause ; j'étais calme et résigné, et pour hu-
milier le démon du désert qui se réjouissait
sans doute d<- la faiblesse de notre maître,
je me préparai à mourir avec courage.
« Le jour commencé si tristement était ra-
dieux, et, par sa pureté et son éclat, le ciel
semblait insulter à notre détresse; je ne com-
pris pas le brusque départ dWbou-Sélim; re-
doutait-il notre vengeance? espérait-il en
fuyant se sauver encore? Je ne sais quel mo-
tif a pu le déterminer à nous abandonner
avec tant de précipitation, sans nous adres-
ser une seule parole, sans daigner mènse
50
nous dire adieu. Auus le suivîmes luiigleiii| s
du regard, et à peine avait-ii disparu dans
le lointain, que mes compagnons altérés se
jetèrent sur les outres qu'ils trouvèrent
desséchées. J'aurais voulu les consoler ;
mais que poiivais-je leur dire? la mort était
inévitable. Ma résignation était au-dessus
de leurs forces, et ils s'abandonnèrent sans
retenue à toute la violence de leur douleur ;
ils se lamentaient, ils pleuraient, ils mu-
gissaient; j'avais oublié mes propres souf-
frances, et je pleurais sur eux. Oh ! c'était
pitié de voir ces malheureux se crisper, se
tordre dans des angoisses inexprimables, et
mourir en blasphémant", c'était pitié devoir
ces pauvres mères n'attendant pour s'étein-
dre que le dernier soupir de leurs enfants
suspendus à leurs mamelles taries ! Et moi,
ne pouvant rien pour adoucir l'implacable
rigueur de leur supplice, je pleurais amère-
ment. Et c'était aussi pitié de me voir seul,
debout, survivant à mes frères, et contraint
d'assister à cette scène d'horreur et de dés-
espoir. Je n'étais plus entouré, que de ca-
davres ; quelques Gallas, etplusieurs Nègres
du Dar-Four, plus robustes que leurs com-
pagnons, se débattaient encore dans une
effrayante agonie. Et moi, debout et immo-
bile, je pleurais toujours; je ne sais quelle
force surhumaine me soutenait ainsi ! Déjà
les vautours planaient au-dessus de nos têtes;
j'entendais auloinles hurlements de l'hyène
à qui nous allions bientôt servir de pâture 5
et pour rendre moins pénibles à mes frères
mourants les derniers instants de leur vie,
.j'interrompis mes sanglots, et leur chantai
le chant de mort du pays natal, que j'avais
appris sur la tombe de mon père...
. Ce chant avait ramené le calme sur le
visage de mes malheureux compagnons, et
un dernier sourire était venu errer sur
leurs lèvres flétries et décolorées...
« La mort n'avait plus qu'une victime
humaine à frapper. Seul je respirais encore,
et j'avais conservé, sinon mes forces, du
moins mon énergie. Il nie vint tout à coup
une pensée allreuse ; je crus ({ue je pouvais
me sauver, et à tout prix je le voulus. Je
dégainai aussitôt mon poignard et, je le
plongeai dans le liane de l'un de nos cha-
meaux qui roula à mes pieds, et collant ma
bouche sur la blessure que je venais d'ou-
vrir , j'étanchai ma soif dans le sang de l'a-
nimal. Je remplis la plus grande de nos ou-
tres à cette source féconde, et sans hésiter
je me mis en marche. Une vie nouvelle cir-
culait dans tout mon corps, et j'avais re-
trouvé ma vigueur première. Je suivais avec
ardeur les traces du dromadaire de m.on
maître, imprimées dans le sable; j'avais pris
les précautions nécessaires pour empêcher
le sang de se coaguler, et quand la soif se
faisait trop cruellement ressentir, je la cal-
mais avec ce breuvage impur. Pourtant les
derniers jours, j'éprouvais un profond dé-
goût chaque fois que j'étais obligé de porter
à mes lèvres mon outre ensanglantée; j'a-
vais horreur de moi-même et je commençais
à envier le^sort de mes compagnons, lors-
que je suis arrivé à Berber.
« Bientôt, poursuivit Abd-Allah, violem-
ment agité, le voyageur traversant les plai-
nes solitaires de Kruusco rencontrera les
ossements épars de mes frères, et se deman-
dera sans doute quelle horrible catastrophe
a pu les arrêter dans ces lieux. Si le sémoun
ne vient pas lui répondre, il passera formant
des conjectures diverses et assailli par de
funèbres pensées. »
A ces paroles sourdement articulées, l'es-
clave tomba la face contre terre, rejeta par
la bouche, les narines et les yeux, le sang
qu'il avait bu et mourut dans des convul-
sions affreuses...
Le surlendemain j'avais quitté la ville. . .
Longtemps après, on me promenant dans un
bazar du Grand-Caire, je rencontrai Abou-
Sélim plein de santé; il avait recouvré ses
forces après une maladie de trois mois, et
partant de Berber avec une nouvelle troupe
d'esclaves, il était cette fois arrivé eu
Egypte. Edmond Combes.
5r
CONSEILS.
a Voici la saison des bals, des fêtes; choi-
!sir ce temps pour venir dans votre journal
ivous offrir des conseils, ceia ne vous paraît-
il pas bien sévère en carnaval? d'autant que
'moi qui vous les donne, ces conseils, vos
sœurs aînées sont là pour l'attester, je ne
parle pas aux jeunes lilles d'un ton de mi-
gnardise comme on parle aux oiseaux en
cage ; je vous dirai : « Faites ceci, ne faites
pas cela, • de ma voix ordinaire ; tout bon-
nement sans façon , absolument de même
que M. Jourdain faisait de la prose en di-
sant : Nicole, apporte-moi mes pantoufles.
Uue jeune personne n'est pas pour moi un
ange aux yeux d^azur, une sylphide, en-
1 core moins une périe; c'est une créature
I intéressante par sa position difficile, hier
enfant, qui ne savait pas grand chose, de-
niainfemme, qui devra savoir beaucoup, car
l'ordre, la dignité, le bonheur d'une famille
reposeront sur elle.
Mais, courage, entrons en matière: que
vous conseillerais-je? de lire tel ou tel ou-
vrage nouveau? Non, il m'est plus facile de
vous les interdire tous, en commençant par
les journaux et leurs étranges feuilletons;
viendront ensuite les romans. De tout temps
on a dit aux jeunes personnes ne lisez pas
de romans; jadis c'était parce que [teignant
des sentiments trup exaltés, des amours trop
parfaites, ils pouvaient dégoûter des joies
terrestres du ménage, et pourtant ces beaux
rêves d'autrefois ne sont pas ce qu'il y a de
plus dangereux. On a, je crois, mal fait de
les abandonner; mais à force de représen-
ter des héros et des héroïnes d'une perfec-
tion idéale, on s'est trouvé à bout d'inven-
tions. Partout on retrouvait les mêmes ma-
rioimettes;les auteurs manquaient de verve
pour faire jouer ces (ils tant de fois ti-
rés. Les lecteurs eux-mcmcs n'avaient pres-
que plus le courage de lire. On a cherché
Ufi sentier moins battu; l'idéal était usé, on
a demandé des inspirations à la vie réelle.
L'idée semble bonne au premier coup d'œil,
nidlheureusemenl lorsqu'il s'agit de mettre
cil scène une vieille société qui a bien des
péchés sur la conscience ; le portrait ne
devait pas être beau, et de plus, il devait
être chargé par les écrivains ; il faut tou-
jours que l'imagination, cette folle du lo-
gis, exagère soit en bien, soit en mal. Il
est donc arrivé que tout en cherchant la
vérité, en la trouvant parfois, nos auteurs
dépeignent des monstruosités qui ne peu-
vent être mises sous les yeux de la jeunesse,
sans risquer de flétrir en elle cette hue fleur
de délicatesse, cette chaste susceptibilité
d'où s'exhalent les enthousiasmes généreux,
les indignations vertueuses; le sens moral,
voyez-vous, se blase comme les autres sens ;
à force de voir le mal, d'entendre des pa-
roles grossières on cesse de s'en choquer.
C'est là l'un des dangers de la mauvaise
compagnie; elle amène petit à petit à des
indifférences inouïes ceux même qu'elle ne
corrompt point; et il n'est pas, je crois, de
plus mauvaise compagnie que celle qui
pose dans ces écrits que je vous engage à ne
pas lire.
Vo!is le voyez, mesdemoiselles, je suis
de l'avis de tout le monde ; je vous dirai de
plus : soumettez-vous sans murmurer aux
rt^triclions imposées par les guides de votre
jeunesse. Ne croyez pas qu'il y ait défiance
de votre jugement, de votre raison ; nous
les estimons l'un et l'autre; désir de vous
traiter en enfant! On n'a garde d'y penser.
Pour ma part, je vais vous en donner une
preuve en vous disant, si la lecture a vrai-
ment du charme pour vwus : lisez ceux de
nos bons auteurs ([u<f vos mères ou vos
58
institutrices mettront entre vos mains. Li-
sez pour connaître les merveilles de la créa-
tion, l'histoire des sociétés qui ont précédé
la nôtre, les mœurs et les coutumes des ha-
bitants des contrées lointaines; acquérez
par l'étude, en quelques années, ce que l'ex-
périence de dix vies humaines ne saurait
vous donner. Ne craignez pas, en vous in-
struisant, de prêter à la moquerie. Ce n'est
point la science (jui a fait les précieuses
d'autrefois et les bas-bleus d'aujourd'hui ;
c'est la prétention. On peut passer pour pé-
dante en citant le titre d'un livre qu'on n'a
pas lu, et rester fort simple et fort modeste
en possédant à fond les ouvrages les plus sé-
rieux. La prétention, c'est l'un des fléaux
du monde civilisé. Semblables aux harpies,
dont parle Virgile , ce monstre souille
tout ce qu'il touche; la beauté, les ta-
lents, l'instruction, la naissance, la for-
tune cessent d'être des avantages dès que
la prétention s'y mêle. La vertu même y
perdrait son mérite, s'il se pouvait qu'elles
habitassent ensemble.
Les airs de tête, les attitudes, les re-
gards, les ajustements qui décèlent la pré-
tention de se faire remarquer, donnent la
comédie dans le monde. Qu'une personne
prétentieuse chante, on oubliera sa voix, sa
méthode, si parfaites qu'elles puissent être,
pour ne s'occuper que de ce malheureux tra-
vers. Qu'elle danse, qu'elle marche, qu'elle
s'asseye, qu'elle parle ou se taise, elle sera
toujours en butte à la moquerie, car elle ne
fera rien simplement.
Gardez- vous donc de la prétention,
mesdemoiselles ; ce n'est point un péché, ce
n'est point un vice, mais c'est ce qu^le
monde pardonne le moins, un ridicule!... Le
monde ! puisque ce mot est venu deux fois
sous ma plume, je voudrais essayer de définir
ce qu'il désigne, afin de vous donner quel-
ques conseils à cet égard. C'est là une lâche
difficile! à chaque pas l'antitlièse vous
heurte. Le monde, on est convenu d'appe-
ler ainsi ce centre des plaisirs frivoles, ce
tourbillon d'orgueil et de vanité que la re-
ligion nous enseigne à mépriser : et pour-
tant, je vous dis, moi, que le monde doit
être respecté. Il est presque sans exemple
que la vertu ait ordonné de le braver, et le
désordre ne peut marcher en paix avec lui.
Le monde pourtant tolère tous les vi-
ces, c'est une vérité que l'on ne .saurait nier;
mais il faut convenir en même temps que
pour lui on a des vertus. Le respect des
bienséances, un usage honorable de sa for-
tune, le soin de sa propre dignité dans le
choix de ses plaisirs ou de ses amis, sont
conuuaiulés et approuvés par lui.
Je l'ai déjà dit, le momie tolère tous
les vices, il a des indulgences qui font fré-
mir la probité ; cela n'empêche pas que nul
tribunal ne châtie si promp'ement et si ru-
dement une faute. Ses jugements sont sans
appel. C'est sa réprobation qui a fait dire à
Boileau :
L'honiK'ur est comme une île escarpée et sans bords,
On n'y peut plus rentrer quand on en est dehors.
Lorsque, séduit par le monde, on se livre
à cet enchanteur, corps et âme, on éparpille
sa vie, on l'use à des actions frivoles, sou-
vent ou la flétrit par des chagrins miséra-
blfs. Si au contraire on a pour lui un dé-
dain sauvage, on risque de perdre la poli-
tesse, les grâces, la distinction des manières
et du langage que lui seul peut donner.
Il faut donc être du monde ni trop ni
trop peu, et surtout il faut y être de façon
à y paraître aimable, à y être bien vu, tout
en y cherchant une place à l'abri des orages;
et ne vous figurez pas que, pour être trou-
vée aimable dans le monde, il soit indispen-
sable d'avoir à chaque instant des mots
heureux et des saillies piquantes, non; l'es-
time qu'une femme accorde à l'esprit des
autres a bien plus de part à ses succès que
celui qu'elle peut montrer elle-même. Le
monde n'exige pas non plus que vous lui
a|)portiez ces épanchements qui font le
charme de l'iutiiuitc et du uiéuage. Garde/.
59
pour vos amis et vos parents votre coii-
iiance, votre sensibilité, votre enthousiasme
même, le monde fait mauvais usage de nos
sentiments intimes-, ayons le courage de ne
pas les lui livrer. Ne soyez point moqueu-
ses, encore moins impertinentes; ne riez
jamais de qui que ce soit en sa présence-,
songez que, si juste que soit votre critique,
elle doit affliger quelqu'un; si ce n'est celle
qui en est l'objet, ce sera sa mère, sa sœur,
ou son amie. A/ftiger! je crois ce mot suffi-
sant pour arrêter sur vos lèvres le plus fou
de ces bons rires qui y arrivent à votre âge.
Pour être aimable il ne suffit pas de n'ê-
tre point impertinente, il faut encore être
polie. On s'est beaucoup moqué de la Ci-
vilité puérile et honnête, ce Code des belles
manières de nos aïeux, et l'on a rejeté le
bon grain avec l'ivraie; par exemple, ce vieux
petit livre recommandait de regarder la per-
sonne qui vous parle , et tant qu'elle vous
parle, et il avait raison ; on est sûre d'être
goiilée par un narrateur auquel on prête
une attention bienveillante et soutenue.
Les longs récits ne sont pas toujours amu-
sants, direz-vous, je le sais mieux que vous ;
mais savoir s'ennuyer, mesdemoiselles, est
la première des sciences dans le monde,
c'est le cachet d'une bonne éducation; en
quelque lieu que vous soyez, vous devez
supporter cette torture stoïquement, sans
vous plaindre, sans sourciller, avec la même
constance que ce petit Spartiate qui se lais-
sait dévorer le flanc par le renard qu'il avait
dérobé, plutôt que d'avouer son larcin. Il
peut y avoir un point d'honneur à paraître
bien élevée, aussi bien qu'à cacher un vol.
D'ailleurs, à l'aide d'un bon sentiment, tout
devient facile ; ii est si doux de rendre le
bien pour le mal, que vous accorderez sans
peine au conteur la satisfaction d'être écouté
en retour de l'ennui qu'il vous cause , sur-
tout si le respect pour l'âge vient encore ea
aide à la charité chrétienne.
Les maximes religieuses sont plus de
mise dans le njonde qu'on ne le croit: aime
ton prochain comme toi-même^ ce qui se
traduit par : ne fais pas aux autres ce que
tu ne voudrais pas qu'on te fît ; ou, ce qui
est mieux encore : accorde à ton frère tous
les contentements que tu voudrais recevoir
de lui; trouvent là comme partout leur ap-
plication. Ne perdez pas de vue non plus
les commandements de Dieu, et au bal aussi
bi«n qu'à l'église, ne convoitez rien de ce
qui est à votre prochain. Considérez les
attraits, les talents, le bon goût, la ma-
gnificence des parures des femmes comme
la décoration du spectacle que vous êtes
venue chercher et non comme des larcins
que vous fait la fortune; de la sorte, n'ayant
dans le cœur aucune jalousie, étant au con-
traire tout afl'ection , douceur , humilité ,
vous plairez généralement; votre bienveil-
lance charitable ne ressemblera en rien à
de la flatterie, vos complaisances toutes
d'abnégation n'auront point la souplesse
courtisanesque de certains parasites qui,
flexibles en apparence, ont dans le cœur
tout cet orgueil qu'ils s'étudient à chasser
de leur maintien. Le monde vous sera bon,
il vous proclamera aimables entre toutes,
n'importe quelle dose d'esprit et de facilité
d'élocution vous aura été départie par la
nature.
M-^^ A. DE Savignac.
COURRIER DE PARIS.
28 janvier.
Me voici, nie voici , ma bonne cousine ,
je sors des mains de la couturière, et je
viens à toi. Elle m'a rendu mes robes qui
vont à merveille; tout '"ela est encore élalé
00
suus mes yeux, et j«- veux te le iiioutrer
aussi. Les cadeaux que nous recevons étant
à peu près les mêmes, et les petits revenus
aflectés à l'entretien de notre toilette les
mêmes aussi , j'espère que nos résolutions
pourront aider les tiennes ; elles ont été
d'ailleurs le résultat d'importantes délibé-
rations touchant l'emploi des étoffes que
j'avais reçues a l'occasion de ce jour de
l'an qui semble déjà loin de nous, maman
avait bien voulu donner son avis auquel je
me ranj^e toujours sans qu'il en coûte rien
à ma déférence, car son goût est le mien en
toutes choses.
Et d'abord, la robe de levantine noire que
j'ai reçue d'elle a été faite avec deux corsa-
ges : l'un, montant et juste, avec des man-
ches longues et plates, à uneseule couture -,
le second, pareillement juste, mais à pointe
et décolleié, avec des manches courtes.
Sur ce corsage , je mettrai la berthe en
imitation d'anglaise que j'ai brodée l'hiver
dernier, et je l'attacherai sur le devant du
corsage avec un chou en ruban de satin
rose, bleu, vert pomme, etc., selon ma coif-
fure.
La robe de poult de soie grise que m'a
donnée ma grand'raaman a deux corsages
aussi ; l'un, montant et juste pour les demi-
toilettes , a par conséquent des manches
longues; et le second, drapé et décolleté,
avec des manches courtes. Au moyen de ces
doubles corsages , chaque robe en vaut
deux.
Avec les corsages montants, je compte
mettre les petits cols dont je l'envoie le
dessin, lesquels seront doublés en marce-
liae ou gros de Naples rose ou bleu. On
double tout à présent \ les bonnets , les li-
chus et les robes.
Aussi le costume de notre petite poupée
est-il précisément un costume de ce genre
que j'ai adopté pour la première soirée
dansante de madame de C... Je fais doubler
en marceline rose ma robe de mousseline
tarlatane de l'année dernière. Les grands
[dis égaux qui s'y trouvaient d'abord seront
remplacés par cinq plis, y compris l'ourlet ;
ces plis seront toujours plus petits a me-
sure qu'ils s'éloignent du bas de la jupe. '
Au-dessus du dernier, et du plus petit
par conséquent, on posera une petite ruche,
de même qu'au-dessus des trois biais dfs
manches courtes; mais cette ruche pourrait
être remplacée avantageusement par une
passementerie rose ou blanche. Le corsage
juste et à pointe auta des revers composés
de trois biais qui répondront ainsi à la gar-
niture de la jupe ; car pour ces robes légè-
res avec lesquelles nous dansons, la garni-
ture est de rigueur. Pour toutes les autres
robes, aucune garniture au bas du jupon;
maman trouve, et je trouve avec elle, que
cette simplicité est charmanteetde meilleur
goût.
Pour ceinture à la robe doubh-e de rose,
un ruban de satin rose arrêté à la pointe du
devant du corsage parun chou avec de longs
pans. Gabrielle a une robe dans le genre de
celle-ci, mais elle est en barège uni, et
doublée de bleu; le barège uni, la mousse-
line et le crêpe sont les robes qui nous con-
viennent le mieux. Voici donc le grand
chapitre de toilettes de cet hiver réglé ; tu
vois qu'il m'aura coûté peu de chose, grâce
aux libéralités de mes chers parents; mon
père, selon son usage , m'a fait un cadeau
d'argent, et mon bon oncle Jean, selon son
usage aussi , des livres dont je ne tè dirai
rien, puisqu'il te fait toujours un cadeau
semblable. Les livres sont toujours pour
lui la chose la plus désirable en ce monde ;
mais bon ! pendant que je parle de lui, le
voici qui entre dans ma chambre ; il veut
voir ce que j'écris à notre chère Eugénie et
rit impitoyablement à l'aspect du début de
ma lettre. — Mon bon oncle, ne riez pas,
l'économie et le bon goût doivent résulter
de tout cela, et ne sont point des choses à
dédaigner. — 11 s'incline et m'embrasse, et
afin de lui montrer que nos toilettes ne
nous occupent point aux dépens de nos
.Ipvnirs, je lui pn-sr-nte la tr.uliiclion du
si.'iiiiet de Pétrarque.
Le sonneî trois-cent-un ! quelle merveil-
ir.ise fécondité de sonnets! Mon oncle me
(iit que la moitié de ces sonnets dont Laure
est le sujet éternel, ont été composés pen-
dant sa vie, et l'autre moitié après sa mort,
coiiune celui-ci :
Sonnet ceci.
. Les anges élus et les âmes bienheureu-
. sesqui habitent le ciel, le premier jourque
« ma dame y parut, l'entourèrent pleines
« d'admiration et d'amour.
a Quelle est celte clarté? quelle est cette
. beauté nouvelle? se dirent-elles surprises;
a jamais, pendant toute la durée de ce siè-
a nie, une beauté si parfaite ne quitta la terre
• pour remoiilor au ciel.
• Elle n'est' pas moins accomplie que les
« ans;es les plus parfaits, et elle, heureuse
« d'avoir changé dedemeure, de temps à au-
« tre, elle se retourne pourtant eu arrière
« pour regarder si je la suis, et il semble
« qu'elle attende.
« C'est pourquoi tous mes désirs, toutes
« mes pensées je les élève vers le ciel, où
« je l'entends prier pour que je me hâte de
« la rejoindre. »
PÉTRARQUE.
En e'change de cette traduction, dont mon
oncle est content, voici des vers de Shaks-
peare qu'il me donne à traduire : autant que
je puis en entrevoir le sens à une première
lecture et sous le voile d'une poésie assez
difiicile, il me semble que je ne pourrais
mieux exprimer ce que j'éprouve loin de toi.
If tiie dull suhstnnce of my flesh were tliought,
Injiiiious distance should nol stop my way ;
I'"or ihen, despite of space, i would bc brouçlit
To liiniis far remote to where Ihou dost siay
No raalter thcii aliho' niy foot did stand
Upon thc farlhest earlh, renioved from tlice ;
For niinble iliought can jump botli sea and land
As soon as think IIir place were he would I)p.
But. Ali ! Uioushi Kills me, llial I am nol tlinusht
To ioa)) hi:;o leniîilis of milos nvIicii tliou an qone.
J'ai cru que c'était tout; « mais non, me
dit mon oncle en souriant ; voici encore un
sixain du même auteur, en manière d'aver-
tissement, mesdemoiselles;» tu vas voir que
mon oncle est en train de malice aujour-
d'hui.
BPaïUy is but a vain and doubtful good.
A sliining gloss that fadethsuddenly,
A llowerthat dies wlieii lirst it 'gins to bud,
A britile glassthai's broken presently.
A doubtful good, a gloss, a glass, a llower,
LojI, faded, broken, dead witliin an liour.
Grand merci, mon bon oncle, nous ne
l'oublierons pas, et nous tâcherons de faire
provision de tout ce qui peut durer autant
que nous, sans négliger toutefois les avanta-
ges que nous tenons de la jeunesse. C'est
pourquoi, chère Eugénie, je t'engage à chan-
ter, avec ta voix si fraîche et si pure, les
romances que l'on vient de détacher de l'al-
bum de mademoiselle Puget; plus je les en-
tends, plus je trouve jolies celles dont je t'ai
parlé déjà : Huit ans d'absence et la Béné-
diction d'un père; j'y ajouterai encore
VHerbagère et les Gens du roi que j'ai chan-
tée, moi, à la dernière soirée de maman, et
qui a eu beaucoup de succès. Cette petite
chansonnette, où se mêlent tour à tour l'en-
jouement, la naïveté, la sensibilité et la
grâce, est très jolie, et se trouve fort heu-
reusement être de notre compétence.
Si mon oncle Jean était là, il ne manque-
rait pas de nous faire souvenir que les voix
fraîches et pures ne le sont pas toujours; eh
bien ! quand nous ne chanterons plus, nous
aurons encore le plaisir d'accompagner cel-
les qui nous succéderont, de les faire valoir,
et ce plaisir- là en vaudra bien un autre.
Il en sera de même de la danse ; quand
nous ne danserons plus, nous ferons danser ;
en attendant, dansons, et faisons danser, et
soyons bonnes musiciennes pour notre pro-
pre plaisir et pour celui des autres. Mon
frère me promet de jolis quadrilles pour le
mois prochain; aussitôt que je les aurai, tu
les auras aussi.
62
J'arrive à l'explication de notre planche
de dessins sur laquelle tu vas trouver d'a-
bord les cols brisés, dont je t'ai parlé plus
haut, et qui doivent être doublés en niarce-
line de couleurs claires.
Le n° 1 est un dessin qui imite l'angle-
terre; on l'exécute, comme tu sais, en met-
tant de la mousseline fine et serrée sur du
tulle de Bruxelles, puis, en brodant les
deux éioffes l'une sur l'autre, avec un cor-
donnet bien régulièrement fait; après quoi
on découpe la mousseline tout autour des
dessins, avec beaucoup de précaution pour
ne pas couper le tulle. Sur le bord extérieur
du col on coud un picot.
Le n° 2 est un col de même forme que le
précédent, devant être doublé comme lui,
et brodé partie au plumetis, partie en ap-
plication de mousseline. Cette application
de mousseline sur mousseline est toul-à-
fait nouvelle et d'un effet charmant; on la
substitue au point d'arme dans certaines
occasions où le point d'arme doit représen-
ter un objet, ou, si tu veux, un espace uni.
Dans ce col, les feuilles de vigne et tout ce
qui est rempli par des points est fait avec
l'application de mousseline sur mousseline;
les nervures des feuilles de vigne sf font à
jour par un point d'échelle; les liges, les
groseilles, et tout ce qui compose la partie
supérieure du dessin, doit être au plumetis;
le bord est un simple feston.
Le n° 3 est un des créneaux de la bande
en tapisserie qui entoure un dessus de che-
minée. Je ne saurais te dire au juste la lon-
gueur qu'elle doit avoir, puisque cette lon-
gueur doit être mesurée sur le pourtour de
la cheminée qu'on veut ainsi orner.
Le dessin que je t'envoie est celui que ma
grand'maman a brodé pour la cheminée de
la chambre à coucher de ma mère. Sa lon-
gueur est de deux mètres, le canevas, du
canevas n» 18 et le point, le gros point
carré. Elle l'a acheté, tout échanlillouné,
chez Sorré-Delisle, au prix de 8 fr., et l'é-
chaatilloQQage comprend non - seulement
un dos créneaux qui forment la bordure du
devant, mais encore une petite partie du
dessus. Les soies de Chine et les laines de
Berlin, pour tout finir, lui ont coulé 10 fr.
Pour nous dont les études di; chaque
jour prennent beaucoup de ttmps , je
trouve qu'il vaut mieux ne faire en tapis-
serie que la bordure et mettre le dessus en
velours d'Utrecht, ce sera encore bien assez
d'ouvrage; et le dessus de la cheminée étant
couvert de beaucoup de choses, le velours
de couleur unie me semble même plus joli.
Pour fiire ce simple travail, deux mètres
de canevas pourront se partager sur leur
largeur et faire par conséquent deux bandes.
Le canevas n° 18 coûte 1 fr. 25 c. le mètre,
chez Sorré-Delisle, et il ne faudra pour
broder une bande de créneaux que pour en-
viron 6 fr. de soie et de laine.
Len°4 représente les signes des couleurs
qui doivent être employées pour t' us les
points faits en soie.
Le no 5, des signes aussi pour indiquer
les couleurs des points eu laine de Berlin.
Le fond qui est en blanc sur le dessin se
fera, à ton choix, en noir, gris ou écru.
Le n» 6 est un bracelet en ruban destiné
à orner le haut d'un gant blanc demi-long.
Pour l'exécuter , munis-toi d'un peu de
gros linon, comme celui que l'on met dans
les chapeaux, et de i mètres de ruban de
satin n° 4.
Coupe deux petites bandes de linon de
15 millimètres de large et de 23 à 25 centi-
mètres de long. Je ne puis encore ici te
donner une mesure exacte, puisque tu de-
vras la prendre sur le gant lui-même. Cou-
vre-les de ruban d;ins toute leur longueur,
et tixe ce ruban avec quelques points.
Ceci fait, prends le ruban qui te reste,
coupe-le en deux parties égales ; pretuls-en
une que tu attaches avec une aiguille et de
la soie, à l'une des extrémités d'une bande ,
en laissant passer un bout de ruban de 16 à
18 centimètres ; puis, avec la main gauche,
pousse légèrement le grand bout du ruban,
63
«1p taçon à le laire avancer carrt^ment de
gjuiche à droite, et à lui faire, par ce
moyen, former un petit tuyau, comme si tu
voulais faire des plis ronds -, fixe ce tuyau
avec de pet ils points de soie.
Pousse encore le ruban de la même ma-
nière , et forme un second tuyau que tu
couds comme le premier'; fais-en nu troi-
sième, un quatrième, et ainsi de suite jus-
qu'à la fin de la bande.
Le n'i 7 l'offre l'aspect de ces tuyaux, autant
que faire se peut avec un dessin de ce genre.
Quand tous ces tuyaux sont formés avec
la pointe de ton aiguille, appuie sur le mi-
lieu du bord d'un tuyau de façon à ce que ce
milieu rentre en dedans ; les parties droite
et gauche de ce tuyau se trouveront, par-là,
rapprochéis, et formeront dans leur ensem-
ble une espèce de coque concave pareille à
celles figurées sur le bracelet au n" G. Tu la
fixeras avec des points on soie, pour ensuite
passer au tuyau suivant, auquel tu donneras
la même forme, et successivement de tuyau
en tuyau jusqu'au dernier.
Alors tu bâtiras ce bracelet au bord de
ton gant, ayant soin de mettre en haut la
partie ouverte des tuyaux; et, pour le fer-
mer , tu figureras sur la couture qui doit
se rencontrer avec celle du gant, un petit
nœud à l'intention duquel je t'ai fait, en
commenç.int, laisser un bout de ruban.
Ce petit ornement, très peu coûteux et
très facile à exécuter, est encore très joli,
quoiqu'il puisse te le paraître fort peu au
premier aspect du dessin que je t'en donne.
Essaie et tu verras.
Si je ne l'indique point de couleur pour
le ruban, c'est que cela dépend du goût et
de l'ensemble de la toilette^ mais le blanc
va avec tout.
Le no 8 est un de ces jolis riens si remplis
d'élégance, que j'avais vu chez Giroux ; c'est
une poupée servant de pelote , non point de
ces laides poupées en bois peint que l'on
voit chez les plus petites mercières, mais
de charmantes poupées en porcelaine de
Saxe, qui ont fait leur entrée en France
tout juste pour nous être données en élren-
nes. On les appelle marquises, et ce nom
leur convient à merveille, tant elles ont de
distinction. J'en ai habillé une pour ma-
dame de C***, et je l'ai priée de lui donner
place auprès d'elle , comme dame d'atours
chargée de lui présenter les épingles.
Si tu peux dans ta province te procurer
de ces petites figures que nous trouvons si
facilement ici chez Susse et chez Giroux,
voici comment tu l'habilleras.
Tu tailleras d'abord un rond de carton de
la grandeur de celui dessiné au n" 9, et tu
l'envelopperas d'un morceau d'étoffe de soie
quelconque, pourvu qii'il soit solide; tu ar-
rêteras le taffetas avec des points tout an-
tour en fi.çon de coulisses: cette coulisse
serrée du côté qui sera l'envers ou le de-
dans de la pelote.
Le n" 10 est la moitié d'un jupon de cali-
cot que tu tailleras d'un seul morceau, afin
qu'il n'y ait qu'une couture derrière. Quand
la couture sera faite, pose le jupon ainsi
fermé, à cela près d'une ouverture de deux
centimètres environ que tu auras laissée
par le haut ; pose le bas du jupon, dis-je, sur
le rond en carton, et couds-les l'un à l'autre.
Le j upon devra boire un peu sur le carton; s'i 1
était;tout-k-fait,tendu,il n'auraitpas degrâce.
Ceci fait, prends du sable fin, et verses-
en dans le jupon fermé: ce grès servira à
aliourdir le bas de la pelote et à lui faire
garder l'équilibre.
Après avoir mis environ un centimètre de
ce sable fin, tu rempliras le jupon jusqu'au
haut avec du son bien bourré.
Puis, tu prendras la petite figure de por-
celaine qui n'a que le buste: tu coudras, au-
tour du pied de ce buste, un ruban de fil
bien serré. C'est ce ruban qui te servira à
attacher le jupon.
Entre le pied de la poupée dans le jupon,
et attache le jupon à la ceinture que tu viens
de faire; l'ouverture se trouvera un pou
trop large, mais tu y feras à droite et à gau-
'{}
64
che, à la hauteur supposée des hanches, une
petite pince arrêtée par un surjet, et, quand
ton jupon sera solidement attaché et de
forme gracieuse, tu penseras à le couvrir.
Ces petites figures si élégantes ne peuvent
être vêtues qu'en satin ou en velours pour
que lejupon réponde au corsage. Le velours
est préférable comme plus solide et moins
salissant.
Taille donc en velours, en laissant de
grands remplis, un morceau de même forme
que le jupon de calicot, applique ce mor-
ceau de velours sur la poupée, attache-le
avec des épingles, et donne-lui bonne, tour-
nure ; alors, tu feras la couture de derrière
le plus artistement possible ; tu rentreras le
bas du jupon en dedans, et tu le coudras
tout autour après le carton.
Il ne reste plus qu'à orner la robe, et c'est
ce que tu feras , en y cousant sur le devant
du jupon un petit lacet d"or, comme celui
fii^uréaun" 8. Tu comuiencnras par le haut;
et, arrivée au bas, lu tourneras le lacet tout
autour du bas du jupon ; et, après l'y avoir
cousu, tu l'arrêteras en rentrant le bout
qui finit, sous celui de dessus. Autour de la
taille, tu tourneras un bout de lacet d'or,
tu le noueras par-devant pour former corde-
lière ; tu laisseras de longs pans au bout
desquels un petit nœud formera le gland.
Le n" 11 est un allegrador de nouveau
style ; les allegradors en simple papier à
lettre sont abandonnés pour ceux-ci qui,
jeté l'avoue, sont cependant un peu incen-
diaires; mais ils sont tellement à la mode,
que je ne peux te les laisser ignorer. Je n'ai
pas fait depuis huit jours une seule visite
dans une maison un peu élégante sans y
trouver de ces sortes d'allumettes. Tu feras
donc comme tout le monde, et quand tu ne
pourras, sans impolitesse, l'occuper sérieu-
sement, tu feras des allegradors
Le papier que l'on emploie pour cela est
celui avec lequel nous faisons des fleurs ;
les couleurs tendres sont les seules qui
s'harmonisf^utbien entre elles. Coupe donc
des bandes de ce papier, larges de 3 à 4 cen-
timètres, et de 3.'> centimètres environ de
longueur.
Dans cette largeur de 3 à 4 centimètres,
et sur une longueur de 18 à 20, fais sept à
huit entailles qui formeront autant de pe-
tites bandes d'environ 10 millim. de large.
Prends deux bandes ainsi tailladées,
place-les l'une sur l'aulre, du côte qui n'est
pas entaillé, et les pinçant fortement à l'un
de leurs angles entre le pouce et l'index
de la main droite, fais-les rouler sur elles-
mêmes, et le rouleau étant commencé, con-
tinue-le en y employant le pouce et l'index
de chaque main.
Quand tu seras arrivée à la hauteur des
entailles, tu empêcheras les bandes de se dé-
rouler en les assujettissant avec un peu de
gomme fondue. Puis, passant allernalive-
ment chacun de ces petits rubans de papier
entre le pouce de la main droite et le bout
de tes ciseaux, tu les verras se relever en
tire-bouchon avec beaucoup de souplesse et
de grâce.
J'ai fait des'allegradors comme ceux-ci en
papier bleu, blanc, rose, vert-pomme, lilas,
et quelquefois j'ai mis ensemble deux ban-
des de couleurs différentes. Tout cela forme,
réuni, une sorte de bouquet très joli, et
surtout si léger que le moindre souffle l'a-
gite, la chaleur attractive du feu, mèiue à
une grande distance, suffit pour lui donner
nu frémissement sensible. Je te dirai en-
core : essaie et tu verras.
Adieu, voilà un volume de détails et je
n'ai plus ni le temps ni la place de te dire
toutes les tendresses que l'on me charge
d'ajouter aux miennes pour toi. Heureuse-
ment, tu sais mon cœur comme je le sais
moi-même, comme je sais le tien aussi, j'es-
père; et toutes les bonnes pensées qui par-
tent d'ici pour aller à toi se croisent avec
celles que tu nous envoies, et elles se res
semblent toutes.
Je t'embrasse donc, et adieu.
Marie d'Angremot.
GUITARK.
PIAjNO.
Journal
_ , (^^•^ .TtlIU«-S P< rSOUU<'s
LES ADin \ DE L A^GE.
MFLODir..
I'<,'si.- (I- M'.Alli.d D<s tSSART.S. Mcisl.(u.- d- U. v MARTl-\.
Accniip! «le Guilaiv par .l}' VIMF.T. \.
Aiia!'(!V1.''lJ.-90.) ...^ =:r a \Mame A>CELOT.
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iQi_ j^^iul'.'n-on niolM.(M.-j = ^ - 80 ) y'
iiciis j;as inonii' un jour!
Diin nion.dc- d<- pas _ sa _
y s.-.-i., ad !ili: /Y^^~-^_ ^
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aliciIlKiho. ^/i
L^VCom,? '^-t K
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yuand ta "X" - - rc ili<r_(liail. 1«h» J|f»n bai::iii's iJ*- lar _ nn-s.
Un ra_\i'n ~iir l.m fri'ul iriii Ln-nc liail coinmi' iiii h>, I.Lic ne --.ixail nav
r. laU.DJ.
"jiii- Il > nii'ni)'> a _ L-r. iiio Giùifaii'ul lan-.-c _-ar_(li<'u ,sii liir.ccin d<' sc.n liK.
\-.-[ -Cl- lui fini] r.iiil (laiii. _ (lrc:'.au\ soiir _ H'S «' _ l<i- . iid . . lf<
1" I iras a l;ii,-s Uails 1^ |;„.f,. ,| - f ' '^ -v . ■
t)ii 11' j)l<'Uii' i_ri - bas,
=^ /Y'-'ll'"'- , _t^ ^■
\^ ' > - W,_I I__J -._i+^
■ lu r ti-ixir ,1 nu .; ni _ lis Tf jinrJc.ronl bien-loi jiis_<jiiaiu pieds du Sei_::niiir
ti.';
LETTRE A MADAME DUPIN.
( SDITE ET FIN '. }
11.
«Nous franchîmes en vingt-cinq minutes
par le chemin-de-fer la distance qui sépare
Nîmes de Beaucaire. Aucun pays n'est plus
triste que Beaucaire en l'absence de la foire ;
cet ancien c.iravansérail de l'Europe devient
en temps ordinaire un bourg désert et sans
ressources,oiijenepuspas même trouver le
plus modeste véhicnic pour me transporter
à travers champs au village de Mouriès. Je
traversai le Rhône sur le pont si plein d'élé-
icauce et de hardiesse qui unit Beaucaire à
Tarascon ; de ce pont la vue des deux villes
est une des plus belles qu'on puisse avoir;
du côté de Beaucaire, de vastes pelouses
entourées de grands arbres descendent jus-
((u'au rivage, c'est là que se tient la foire ;
au-dessus de ces masses de verdure, de hauts
rochers nus élèvent jusqu'au ciel une char-
mante chapelle gothique, les ruines d'un
château- furt et des débris de fortifications \
du côté de Tarascon se dresse le donjon à
tours carrées bâti par le roi Réiié, il ne
manque pas une pierre à ces vieux murs
battus par leRhôoe depuis quatre siècles. Sur
la même rive s'élendent d'immenses saulées
du plus gracieux efict. Le soleil penchait au
couchant lorsque j'arrivai à Tarascon, et ce
ne fut qu'après une heure de recherches
que je parvins à me procurer une pauvre
carriole assez semblable aux hideux coucous
parisiens \ je montai dans la cahotante
voiture avec ma lille et la jeune paysanne
provençale qui lui donnait des soins, et à la
lueur du crépuscule nous prîmes enfin la
route de traverse qui devait nous conduire
(1) Voir le numéro du lei- février. (
N. 3—1" MARS 18*3. — Xr ANISKF.
à Mouriès. A un quart de lieue de Taras-
con, je retrouvai à gauche \mc ravissante
petite chupelle gothiijue; sa porte en ogive,
soutenue par deux colonnes torses d'or-
dre composite, est surmontée d'une rosace à
jour, seule ouverture p;ir laquelle la lumière
pénèl re dans l'étroite nef.Ce petit monument,
parfaitement conservé . s'élève à mi-côte
d'une Ci illine cou verte d'oliviers,etau haut de
laquelle on voit encore les tours brisées d'un
ancien château. Que de fois je rn'étais arrêtée
avec ma mère en face de ces ruines, que de
fois nous avions prié ensemble dans la
petite chapelle dédiée k l'ange Gaiu'iel I elle
fut construite par le bon roi René. A chaque
pas on rencontre en Provence des monu-
ments fondés par ce roi protecteur des arts,
lilléiateur, peintre et musicien. Son héroï-
que fille, Marguerite d'Anjou^ lui reprocha
souvent ses giûts pacifiques ; mais les gé-
nérations reconnaissiiites ont absous la
mémoire du bsin roi. Que reste-t-il des
guerres d'York et de Lancastre ? rien que
des souvenirs sangiaiits ; tau'lis que les
campagnes du midi sont encore toutes [teu-
plées des fondations utiles du père de la
belliqueuse M;irguerite.
«Après quatre heures de niarclie à travers
les plus horribles chemins, l'clairés seule-
ment par la clarté douteuse de la lune, nous
arrivâmes enfin au village de Mouriès ; une
croix de fer noir, élevée sur une base de
pierre blanche me fit reconnaître à l'instant
des sentiers bien cliers et souvent fréquen-
tés. A cette heure tout dormait, tout était
silencieux ; a peine quelques aboiements
craintifs saluèrent-ils notre éipiipage ln^'^-
qu'il traversa la place de l'Égiisp. Il n'éf.ni
pas neuf heures, etdéjà toute cette tranquilk
66
population était plongée dans le sommeil ;
sans doute j'allais troubler celui de mes
hôtes ; j'étais attendue , mais déjà depuis
plusieurs jours, chez madameBoussot, excel-
lente femme, veuve d'un maire de Mnuriès,
toujours aimé, lonj'iurs regretté. A la mort
de ma uière, j'avais trouvé dans cette fauiille
une affectueuse protection, maintenant je
venais ranimer auprès de la bonne dame mes
souvenirs, mes douleurs, je venais donner
quelques jours à ce culte du passé dont une
âme tendre ne se détache jamais. Notre ar-
rivée éveilla toute la ferme; madame Boussot
quitta son lit et me reçut dans ses bras, elle
m'y tint longtemps pressée ainsi que ma
fille. Nous causâmes et pleurâmes ensemble
jusqu'à une heure du matin. Joies tristes
du retour, vous éclatez toujours par des
larmes ! ÎS'ous ne nous étions pas vues depuis
huit ans ! que de tristesse ! que de deuil !
que de vide ! Mon enfant seule était là
comme une espérance auprès de toutes ces
tombes !
« Je voulus savoir en quelles mains était
tombé l'ancien château de mon père; la
mort avait pris toute ma famille, et l'on
m'apprit que ces biens si chers avaient été
vendus à un Belge, à un industriel sans en-
trailles et sans intelligence: détesté dans le
pays, cet homme avait pris en haine la mé-
moire toujours bénie de mou père et de ma
mère, que la reconnaissance des pauvres se
plaisait à opposer à son avarice et à sa du-
reté ; j'appris que j'étais moi-même, sans
m'en douter, un sujet d'irritation pour ce
singulier personnage. Les poésies oii j'ai
célébré Servanne, mes souvenirs d'enfance
et les vertus de ma mère, ont souvent at-
tiré au nouveau propriétaire des visiteurs
émus qui lui répétaient m.on nom et celui
de mes parents bien-aimés. L'orgueil du
parvenu s'en irritait ; quoi ! toute la richesse
du nouveau Gaweston ne pouvait effacer le
souvenir des pauvres seigneurs il"Avenel !
• Malgré les représentations de mes hôtes,
qui me conjurèrent de ne pas affronter l'a-
bord de cet homme étrange, je résolus de
visiter dès le lendemain le château de Ser-
vanne, de parcourir encore ces allées qu'ha-
bitait toujours l'ombre de ma mère, de res-
pirer l'air de ces montagnes quelle avait
respiré jusqu'à son dernier jour, et enfin,
si la porie ne m'en était point fermée, de
prier dans la chambre où elle était morte
entre mes bras.
• Le lendemain le mistral soufflait avec
violence, je quittai la ferme tandis que mes
hôtes dormaient encore; seule, retrouvant
des sentiers bien connus, je franchis la pe-
tite chaîne de montagnes qui cache au vil-
lage de Mouriés la vue du château de Ser-
vanne. J'allais d'un pas rapide ; mais quand
je touchai à l'avcnue , quand j'aperçus à
travers les arbres la tour carrée voisine
de la chambre de ma mère, je m'arrêtai
accablée par l'émotion. Quoi ! sous ce même
toit où vécurent les ê;res que j'avais le plus
aimés, habitaient maintenant des étrangers
dont je n'avais pas seulement à redouter
l'indifférence, mais peut-être un accueil
grossier! Oh! si du moins un frère, une
sœur avaient hérité du domaine de mon
père, leurs cœurs me seraient ouverts, leurs
bras me seraient tendus ; après mes années
d'e.xil et de labeur, je reviendrais pleurer
avec eux sur le passé, et leur affection m'au-
rait doucement consolée. Mais qu'attendre
du nouveau maître du château ? tout ce
qu'on m'en avait dit m'épouvantait pres-
que, car lorsque l'âme est livrée à certaines
sensations tristes et délicates, tout contact
qui pourrait la blesser lui fait peur; je fus
prête à revenir sur mes pas. L'image de ces
lieux était à jamais gravée dans mon âme,
qu'avais-je besoin de les visiter, qu'avais-
je besoin de les revoir insultés par la pré-
sence d'un être vénal , hostile à tous les
nobles instincts de l'ei^prit et du cœur?
Tandis que mes sentiments se combattaient
ainsi, uu homme en blouse, conduisant une
charrette, passa près de moi dans l'avenue;
je crus reconnaître un ancien fermier : cet
homme s^avançâ; je ne m'étais poiul trom-
pée.
• André! m'écriai-je.
— Madame, dit-il à son tour en me ten-
dant sa main calleuse, et en retenant avec
peine de grosses larmes qtii roulaient dans
ses yeux, que Dieu vous be'riisse, madame ;
je suis bien heureux de vous revoir ! »
« L'e'motinn étouffait aussi ma voix ; cet
homme m'avait vue tout enfant.
«André, lui dis-je après quelques minutes
de silence et de larmes, pensez-vous qu'on
me laissera visiter le château ? •
« Il hocha la tête en signe de doute.
«Mais, du moins, croyez -vous que je
pourrai parcourir librement les jardins et
les promenades?
— Oh! vous empêcher de respirer l'air
qui vous a nourrie, cela serait par trop fort ;
ils ne l'oseront pas!
— Le nouveau proprie'taire n'habite-t-il
pas seul le château?
— Il y est avec sa sœur.
— Tant mieux; une femme a toujours du
cœur.
— Celle-là, madame, c'est l'âme damnée
de son frère ; ce qu'il dit, elle le répète; le
mal qu'il fait, elle l'imite.
— Pauvre et faible nature, murmurai-
je ; enfin, à la grâce de Dieu, je poursuivrai
ma route. Adieu, André!
— Adieu, madame, et que le ciel vous
accompagne! »
• J'arrivais en ce moment dans une ma-
gnifique avenue de platanes dont le sol ga-
zonné avait été foulé pendant plus d'un
demi-siècle par les pas de ma mère ; deux
allées parallèles, une de hauts cyprès ser-
vant à abriter du vent une terre voisine, et
une autre de beaux cerisiers, faisaient de
cette avenue une sorte de bosquet ; à droite
s'élevaient les murs du vaste jardin; en face,
l'immense pièce d'eau où, tout enfant, je
guidais de mes mains agiles un charmant
bateau en forme de cygne. Que d heures de
rêveries j'avais passées mollement balancée
sur les flots clairs de ce bassin voilé par de
grands arbres! Le bateau avait disparu, et
le bassin limpide avait été transformé en
lavoir par le Belge industriel. .J'entrai dans
le jardin: oh! mon Dieu, qu'étaient deve-
nues les plates-bandes aimées par ma mèr»',
les œillets, les primevères,les belles-de-nuit
dont le parfum la charmaient; et ce kiosque
en treillis couvert de roses grimpantes dans
l'angle du jardin? ce n'était plus aujour-
d'hui que des filaments desséchés! partout
les hautes herbes croissaient en place des
fleurs; et ces belles bordures de buis, au-
trefois taillées en dessins réguliers, imita-
tion naïve des ifs de Versailles, comment
les reconnaître? leurs pousses irrégulières
et échevelées jonchent maintenant les sen-
tiers et se confondent aux grandes herbes.
Partout l'absence de la direction d'une in-
telligente châtelaine se faisait sentir ; les car-
rés réservés aux légumes étaient seuls cul-
tivés avec quelques soins : les salades et les
choux se vendent dans ces contrées, les plus
belles fleurs n'y ont aucun prix.
« L'esprit du maître se trahissait dans la
culture de son jardin.
« Vous souvenez-vous, madame, de cette
admirable page de René, lorsqu'après plu-
sieurs années d'absence, il revoit le châ-
teau de ses pères silencieux , abandonné
et devenu aussi la propriété d'un étranger?
tous les douloureux sentiments que Rl.de
Chateaubriand prête à son héros, je les
éprouvais en ce jour, mais qui pourra ja-
mais les rendre avec les expressions éga-
les à celle de ce puissant génie ! J'eus de
plus que René une poignante douleur; lui
retrouvait du moins désert le toit vénéré, il
put y pleurer en liberté. Moi, je revoyais le
château paternel habité par un étranger
hostile et insolent. Le rapprochement que
je fais ici me frappa douloureusement lors-
qu'en sortant de ce jardin désolé, je vis
venir à moi un homme d'une haute stature;
sans l'avoir jamais vu, je reconnus le nou-
veau maître du château ; ses traits sans no-
t)H
blesse avaient une expression d'arrogance
hautaine.
. Ma'laîTiR, me dit-il brusquement sans
aucun pn^ambule, de quel droit vous pro- j
menez vous dans ma propriété sans que je ]
vous l'aie permis? •
«Je vis que j'avais affaire à un esprit gros-
sier, qui n'avait pas même le vernis d'une j
honne éducation, et je résolus de le prendre '
en raillerie, sans répondre précisément à son I
interpellation. '
« Ne trouvez-vous pas, Monsieur, lui dis- i
je, que la matinée est charmante, que l'air i
pur des champs vivifie, et que l'on ressent ;
une sorte de bien-être à le respirer? j
— Mais, Madame, vous pouvez vous pas- !
ser cette fantaisie tout autre part que dans
mapropriété^ répéla-t-il en appuyant forte-
ment sur chaque lettre de ce dernier mot. »
«En échangeant ces paroles nous étions
arrivés dans une allée, qui est une route
communale, où les voitures et les piétons
ont le droit de pas>er.
• Ne suis-je pas ici dans le domaine pu-
blic, dis-jc au Belge, que mon sang-froid
exaspérait de plus en plus, ce chemin n'ap-
partient-il pas atout le monde?
— Ce chemin, reprit-il (et je transcris
textuellement, je vous jure), est pour les
charrettes, et vous n'êtes pas une charrette,
Madame. »
• Aces mots, qui trahissaient une espèce
d'idiotisme, je laissai échapper un léger éclat
de rire, et reportant sur moi-même un re-
gard de satisfaction vaniteuse:
« Mais, lui dis-je, je ne crois pas avoir la
tournure d'une charrette.
• Puis, contrariée de la manière bouf-
fonne dont tournait cette explication, je le
saluai d'un air railleur, et je m'élançai à
travers champs. Il ne put m'atleindre, et
grâce à ma course rapide, je fus débarrassée
pour quelques instants de son irritante
compagnie. Je parcourus toutes les prome-
nades qu'avait aimées ma mère, je m'assis
sur les bancs où elle s'était assise. Je re-
vis la grande source a couvert, qui pren»!
naissance dins une vaste prairie entourée
de trembles argentés. Je montai sur l'a-
queduc qui porte les eaux de cette source
limpide jusque dans la cour du château. Cet
aqueduc, bordé de chaque côté par de beaux
arbres fruitiers, est une promenade char-
mante; je la parcourais lentement, et cha-
que pas me ramenait aux souvenirs doux et
tristes que j'étais venue évoquer dans ces
lieux. L'image de mon père et de ma mère
flottait autour de moi : je ne pensai plus au
nouveau propriétaire, j'arrivai au bout de
l'aquedur, dont les eaux se jettent brus-
quement dans une élégante fontaine soute-
nue par deux lions antiques. Cette fontaine
est placée dans la cour du chùtean, qu'om-
bragent de beaux arbres ; fatiguée par ma
course précipitée, je puisai l'eau jaillis-
sante dans mes mains et je m'en désaltérai.
quand tout à coup j'entendis an-dessus de
moi le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait; je
tournai mes regards dans cette direction,
c'é'.ait la fenêtre de la chambre de ma mère;
son ombre bien-aimée allait-elle m'anpa-
raître? Hélas! je vis à la place de ses traits
touchants la figure froide de l'étrangère,
qui me regardait avec curiosité, une jeune
fille de douze à quatorze ans était près
d'elle.
« Madame, lui dis-je eu tournant vers
elle mon visage baigné de larmes, au nom
de cette enfant, qui est sans doute la vôtre,
laissez-moi revoir unedernière fuis la cham-
bre de ma mère.
— C'est impossible, dit-elle d'un ton gla-
cial, et elle referma brusquement hfenèlre.
— Oh! qu'une pareille action vous porte
malheur, m'écriais-je, soyez punie dans vo-
tre enfant du mal que vous me faites ! • Et
éperdue je m'élançai vers la porte du châ-
teau avec l'intention d'en forcer l'entréf.
Je me heurtai sur le seuil au corps roide et
droit du grand Belge, qui me dit de son air
niais et insolent :
• Vous n'entrerez pas, Madame, je ne me
69
soucie point qu'un jour vous publiez quel-
que pièce de vers là-dessus. »
. Rendue à uioi-mêiue par la stupidité de
cet homme, je lui jetai ua regard de mépris,
et après avoir salué mealalement cette de-
meure profanéeje m'en allais triste et grave,
pensant que le grand Shakespeare avait rai-
son et que les scènes les plus déchirantes
de la vie ont toujours leur côté bouft'on.
Quand je lus seule, mes pensées de deuil
reprirent leur cours, j'allais franchir l'en-
ceinte de rochers, mais avant de perdre à
jamais de vue ce vieux domaine de ma fa-
mille, je voulus l'apercevoir une dernière
fois; je montais sur ces hauteurs, le châ-
teau, les promenades, les eaux et les jar-
dins m'apparurent à la lois, je repeuplais
ces lieux des êtres adorés qui n'étaient plus
et je pleurais silencieusement en pensant à
eux. Je fus arrachée à ma contemplation par
le doux bruit des clochettes d'un troupeau
de moutons qui s'avançait, guidé par un
jeune berger a ligure intelligente et douce.
Cet homme s'arrêta près de moi, et me re-
garda quelques inslanls avec curiosité, puis
tout à coup il me dit avec une sorte d'émo-
tion :
« N'est-ce pas vous qui étiez mademoi-
selle Louise?
— Et comment me connaissez-vous? ré-
pondis je.
— Ah ! c'est qu'avec la bonne dame, qui
était votre mère, vous m'avez donné plus
d'un pain et plus d'un suu quand je deman-
dais l'aumône, cela ne s'oublie pas, voyez-
vous.
— Et le maître actuel est-il aimé? lui
dis-je.
— Lui ! Ah ! le misérable, si vous saviez
ce qu'il m'a fait il y a huit jours !
— Voyons, contez moi cela.
— Il faut vous dire, ma bonne dame, que
je suis un berger indépendant, que ce petit
troupeau m'appartient ; le coteau où nous
sommes niainienant est un terrain com-
munal où tout le monde a le droit de venir.
Souvent je porte un fusil en gardant mon
troupeau •, il y a huit jours, j'étais ici à cette
même place, un lièvre passe^je le tire, je le
tue, mais malheureusement il va tomber au
pied du coteau juste à la lisière des terres
de ce grand coquin de Belge. Il était là.
Madame, à compter ses olives, et quand je
voulus ramasser mon lièvre : « Cette bête est
à moi^ me dit-il, tu l'as tuée sur mes terres.»
11 savait bien le contraire; il me parla long-
temps pour me prouver qu'il avait raison,
cela m'exaspérait. «Je n'ai pas belle langue,
lui dis-je en relevant mes manches de che-
mises, je ne puis pas lutter de paroles avec
vous, mais voyons de celte manière (et je
faisais jouer mes poings) qui emportera le
lièvre de vous ou de moi. ' Le grand Belge
recula, puis il me dit d'un air méprisant ;
« Tu n'es qu'un berger^ est-ce que je puis
me battre avec un berger ? • Eu attendant, il
avait battu en retraite et j'avais le lièvre.
« Je ne pus m'empêclier de rire du récit
du jeune pâtre ; puis faisant un retour sur
moi-même : « Mon ami, lui dis-je, si tu avais
été une femme il t'aurait fallu céder, ou ce
misérable t'aurait maltraité. ■
« Tout en écoutant le jeune pâtre, j'avais
marché lentement à la suite de son trou-
peau sur la crête de la montagne, nous che-
minions vers l'est-, bientôt, par une pente
insensible, nous arrivâmes sur une grande
route qui forme de ce côlé la limile des
terres du château de Servanne. Là, nous
nous séparâmes; lui, prit la route du vil-
lage; moi, je me dirigeai à travers champs
vers un petit bâtiment dont les murs blancs
m'apparaissaient derrière les rameaux d'une
allée d'amandiers. J'allais encore chercher
dans ce lieu des impressions de deuil, mais
du moins rien ici ne devait en troubler la
tristesse et le recueillement. Cette blanche
bastide abritée par les arbres et bâlie au
bord d'un gaudre, nom qu'on donne aux
torrents dans ce pays, avait été la propriété
de mon plus jeune frère. Hélas! un an
plus tôt il serait accouru vers moi sous sa
70
verte avenue d'amandiers ; ses bras se se-
raient ouverts pour me recevoir; mais au-
jourd'hui il n'était plus, il reposait auprès
de notre mère. Flore, tel est le nom de
cette pittoresque retraite qu'il avait tant
aimée, parut me s<jurire tristement lorsque
je m'approchai. Ici, le seuil ne me fut pas
interdit comme au château de Servanne,
une Iionnête fermière vint à moi, et me fit
entrer avec empressement: «Tout est en-
core comme de son vivant. Voyez, »me dit-
elle en m'inîroduisant dans le modeste sa-
lon de la maisonnette. En effet, je trouvai
là un herbitT complet réuni par mon pau-
vre frère. Des milliers de plantes, rangées
par ordre et étiquetées, reposaient dans
leurs cases de carton. Quelques livres de
botanique étaient épars sur une étagère ;
au-ile«;sus d'une petite console, débris du
mobilier du château de Servanne, était sus-
pendu un tableau de famille. Du salon, je
pénétrai dans la chambre de celui que je
pleurais; ià, ses traces étaient plus pré-
sentes encore. Je retrouvai son nécessaire
de toilette sur ime commode dont les tiroirs
renfermaient encore ses vêtements; sa
grande pipe était encore remplie de tabac,
son fusil (le chasse encore chargé. Ses pan-
toufles gisaient au pied de sou lit. Vaincue
par l'éuiDtion, je m'assis dans son grand
fauteuil, je cachai ma tête dans mes mains ;
il me semblait qu'il allait m'apparaître, me
parler comme autrefois, ranimer avec moi
nos souvenirs d'enfance. Ne pouvant sou-
tenir une aussi douloureuse sensation, je
quittai cette chambre trop pleine de son
image; je m'élançai au dehors; mais par-
tout je le retrouvai à chaque pas. L'at-
trayante et douce passion de sa vie avait
été la botanique. Il avait tenté d'élever
dans son jardin une grande partie des plan-
tes réunies dans son herbier. Quelques bel-
les [leurs semées par lui, lui avaient sur-
vécu; elles souriaient au milieu des plates-
bandes mortes et désolées. Le petit jardin
dessine à l'anglaise avait pour limites le
torrent. Des rences et des vignes sauvages
suspendaient sur son lit un réseau de ver-
dure; au-delà du torrent s'échelonnait sur
un coteau un verger d'oliviers et de figuiers.
Je parcourus les sentiers couverts de hau-
tes herbes de ce petit enclos encore tout
parfumé des senteurs des roses d'avril; quel-
ques plantes rares, à demi protégées par des
cloches de verre brisées, résistaient encore
çà et ià à l'intempérie des saisotis. Je cueil-
lis un beau cactus pourpre et quelques touf-
fes de roses blanches. Je songeai qu'il m'au-
rait offert ses fleurs et ses fruits, s'il avait
vécu; je pressai entre mes lèvres une grappe
des raisins de ses pampres. Au" bout du jar-
din s'élevaient deux acacias tout fleuris qui
formaient un joli bosquet, j'y trouvai en-
core le pliant sur lequel mon frère s'asseyait.
En cet eniiroit, le torrent décrit un étroit
bassin, où la fermière de Flore lave son
linge; je passai là plusieurs heures à rêver
dans cette calme solitude qu'il avait tant
aimée ; puis, reprenant ma course à travers
champs, je regagnai le village; mais avant
d'y entrer, il me restait une solennelle et
derrière visite à faire. Je me fis ouvrir la
porte du cimetière ; j'y restai longtemps
prosternée sur la tombe de manière, et
j'appris du fossoyeur qu'à côté de ces restes
vénérés reposaient ceux de mon frère. A
l'avenir une pierre tumulaire les recouvrira;
je veux qu'ils soient respectés, je veux en
retrouver la trace. Quand je reviendrai prier
ici, et quand je ne serai plus moi-même, je
veux qu'on puisse m'enseveiir auprès de
ma mère adorée et de ce frère si cher. Re-
venue au village, je racontai à mes hôtes
mes impressions de la journée et la scène du
château. Le fils de madame Boussot, jeune
médecin distingué, arrivait en ce moment
d'une promenade dans les environs.
• Il jouit donc de son reste, ce vilain
Belge, me dit-il après avoir entendu mon
récit.
— Comment, que voulez, vous dire?
— Mais une grande nouvelle, le château
7\
de Servanne est vendu, vendu à lord Kil-
gour, un riche Anglais, qui possède pour
deux millions de proptié'ies dans le midi
de la France ; c'est un admirateur de vos
vers, Mîdame, il est fier que vous ayez
chanté Servanne, et il veut mettre le château
à votre disposition aussitôt qu'il en sera
possesseur.
" Cette nouvelle me causait un sentiment
de satisfaction ; enfin l'ancien château de
mon père allait passer dans des mains intel-
ligentes!
« L'acte de vente est dresse', continua
M. Boussut, il sera signé avant trois jours.»
• Le soir, à la veillée, nous parlâmes lon-
guement de lord Kilgour; on me racduta
plusieurs traits de sa bienfaisance qui me
prouvèrent que c'était à la fois un homme
de cœur et un homme d'esprit ; tout ce que
je voulais de lui c'était qu'il me laissât habi-
ter pendant quelques jours mon château
bien -aimé et pleurer en silence dans la
chambre de ma mère.
« Mais trois jours après, Madame, le jour
même où l'acte de vente du château de Ser-
vanne devait être signé, nous apprîmes tout
à coup une trisie nouvelle; lord Kilguur
était mort subitement, pour avoir pris, im-
prudemment , un remède violent qu'un
empirique lui avait ordonné contre la fièvre
d'accès.
• Jeune, riche, bienfaisant, il fut pleuré
dans toute la contrée , et je donnai aussi
un regret sincère à cet homme généreux
qui m'aurait ouvert le seuil paternel, dé-
sormais fermé pour moi.
« Adieu, Madame, je quitte demain le vil-
lage de Mouriès, qu'ai- je encore à faire ici?
je n'ai pu que pleurer sur les tombes de ma
mère et de mon frère ; je pars pour Arles
où un excellent parent m'attend. Votre pen-
sée me suivra partout, partout je vous
souhaiterai les joies et le bonheur que je
n'ai pas.
« M™« Louise Colet. »
RUBENS CHEZ VÉLASQUEZ.
Une grande agitation se faisait remar-
quer, par une belle matinée d'automne de
l'année 1629, dans une élégante maison de
Madrid 5 on sablait la cour, on replaçait les
tapis, on disposait les tableaux, ou rangeait
surtout avec soin un vaste atelier, car c'é-
tait la maison du jeune et célèbre peintre
Diego Vélasquez, et le mouvement qui s'y
faisait annonçait clairement l'attente de
quelque visite solennelle.
Quoiqu'il n'eût que trente-quatre ans,
Vélasquez s'était déjà fait en Espagne un
nom qui grandissait tous les jours; de nom-
breux élèves recueillaient avidement ses le-
' 'ins; le roi Philippe IV, qui aunait les arts.
venait quelquefois lui-même essayer des es-
quisses de sa main royale, sous les yeux de
l'artiste. Diego avait parcouru l'Italie, la
Hollande et la Flandre; il avait vu Rubens,
et de ses voyages faits avec fruit, il avait
rapporté ces connaissances qui sont pour
les arts ce qu'est l'usage du monde pour la
société.
On ne manquait pas de rencontrer dans
la maison de Vélasquez un être singulier,
un mulâtre, pauvre esclave, timide et em-
barrassé, que le peintre aimait et proté-
geait, mais qui, en son absence, était le
jouet et le souffre-douleurs des élèves. Ce
malheureux avait été acheté dans l'Inde
72
par l'amiral Paiëja. A la prière de Phi- |
lippe IV, Vélasquez ayant l'ail le portrait de
l'amiral, celui-ci, charmé de se voir si mer-
veilleusement reproduit par l'artiste à la
mode, vint le remercier, suivi d'un jeune
esclave mulâtre qui portait une somptueuse
chaîne d'or destinée au peintre. Lorsque
l'amiral sortit, l'esclave, qu'on appelait
Juan, se mit en devoir de suivre son maître,
mais le rude marin le repoussa du pied :
« Penses-tu, lui dit-il, que lorsque j'ulfre
une chaîne d'or, l'écrin ne soit pas compris
dans le présent. Tu appartiens de ce mo-
ment au seigneur Vélasquez. »
il sortit en achevant ces mots.
Le pauvre mulâtre, avec l'air attristé que
donne l'esclavage, avec sa ligure étrange et
effarée, parut aux élèves un être stupide
dont ils pouvaient se divertir; la manière
dont il était eniré dans l'atelier d'un coup
de pied, tut pour eux une source inépuisa-
ble de plaisanteries; ils trouvèrent char-
mant de lui donner le nom de son premier
maître, ils l'appelèrent Juan de Paréja, nom
•ju'il conserva toujours; Vélasquez, de son
cûté , l'ayant pris en commisération , le
ciiargea des soins de l'atelier, soins qui
donnaient peu de besogne, mais qui de-
vaient longuement éprouver la patience du
mulâtre. Dès que le maître était sorti, l'in-
fortuné avait à souffrir des élèves un tor-
rent de malices qui ne s'épuisait pas. Pour
éviter ces tribulations journalières, il prit
le parti, quand Vélasquez était absent, de
se réfugier dans quelque coin ignoré, où il
se blotissait à l'abri des persécutions. On
prétend que les arts se propagent par le con-
tact; Juan n'avait pu voir peindre pendant
un an, ni entendre pendant ce temps les
plus grands personnages élever aux nues
la peinture, sans concevoir l'envie de ma-
nier aussi un pinceau. 11 essaya donc dans
ses longues heures de solitude, n'ayant que
des restes de couleur qu'il ramassait avec
soin de tous côtés ; il sentait bien qu'il ne
faisait quo barbouiller, mais il y trouvait du
charme, et gardait sur ces occupations se-
crètes un silence si absolu que personne
pendant quatre ans ne les soupçonna.
Au moment oîi, comme nous l'avons dit,
il régnait une grande agitation dans la mai-
son, le pauvre Juan paraissait le plus af-
fairé; chacun lui donnait des ordres. Deux
illustres visiteurs étaient attendus: l'un
était le roi Philippe, qui venait si fréquem-
ment, que pour lui seul on n'eût pas lait
toutes ces soigneuses cérémonies; mais
l'autre était Pierre-Paul Rubans, et le bour-
geois d'Anvers était, pour Vélasquez et ses
élèves, bien au-dessus du roi de toutes les
Ëspagnes; c'était leur souverain ii eux, le
roi de la peinture; alors, en Europe, on ne
prononçait qu'avec un respectueux enthou-
siasme le nom de Rubens. Dans sa glo-
rieuse patrie, dans la Hollande, dans l'Em-
pire, en France, en Italie, en Angleterre,
en Espagne, partout ce nom était révéré et
digne de l'être. Il était l'ami de tous les
princes: Marie de Médicis le chérissait,
Philippe IV l'avait comblé de dignités,
Charles I" l'avait créé chevalier en plein
parlement, l'infante Isabelle aimait à s'as-
seoir auprès de son chevalet. Il avait formé
des écoles de peinture et de gravure qui
devaient étonner le monde. Architecte, ii
s'était bâti un palais, et avait construit le
niagnilique temple des jésuites d'Anvers;
diplomate, il avait conclu des traités de
paix eu faisant le portrait des potentats;
écrivain, il était en correspondance avec les
premiers stvants de l'Europe. Son carac-
tère répondait à son génie, il entretenait à
ses frais de jeunes artistes à Rome, et ne
répondait à ses ennemis que par des bien-
faits.
Vélasquez éprouvait une vive émotion en
pensant qu'il allait être jugé par le plus cé-
lèbre des artistes de son temps. • Ma re-
nommée n'est rien, disait-il, tant que je
n'aurai pas l'approbation de Rubens. • Il
avait fait exprès, pour celte grande entre-
vue, son célèbre tableau de la Robe de Jo-
73
seph, que les Ffau«;ai!>;, eu 1800, apportèrent
au Louvre, et que les événements qui ren-
versèrent Napoléon rendirent à l'Espagne.
A mi'Ji, deux cortèges brillants arrivèrent
presque à la fois dans la cour de l'hôtel
habile par Diego Vélasquez ; l'un de ces
cortèges s'arrèla avec déférence pour laisser
passer le roi Philippe IV, entouré de l'élite
des grands d'Espagne ; puis cet autre cor-
tège entra. C'était Rubens, accompagné de
Van Dick, de Sneydes, de Van Uden , de
Gaspard Graeyer, de Widens et d'autres ar-
tistes, ses élèves, qu'il emmenait avfc lui
dijns ses aiuijassades; car il venait pour la
sfonde fois en Espagne avec le caractère
d'a;]ibassadeur.
Dès que l'artiste flamand se trouva en
présence du roi, il se hâta de descendre de
cheval, et vint s'incliner devant le prince ;
mais Philippe ne voulut pas recevoir d'hom-
mages.
« Nous sommes chez un peintre, dit-il ,
c'est vous qui êtes ici le nionarque ; » il le
prit en même temps par le bras, ei les deux
rois entrèrent dans l'atelier suivis de leurs
cours.
De la part de Vélasquez et de ses élèves
les politesses étaient pour Philippe, les hon-
neurs pour Kubens. Juan de Paréja, l'esclave
muiàlre, paraissait surtout fasciné; ses yeux
ardents dévoraient le grand homme ; on
voyait que, s'il l'eut osé, il se fut proslerné
à ses genoux.
Rubens avait cinquante-deux ans, sa tête
était belle, sa ligure imposante, son port
noble et distingué. Habitué à vivre à la
cour, il joignait ij la majesté du génie les
manières élégantes du gentilhomme.
Les cœurs de tous les assistants battaient
avec émotion pendant que le chef de l'école
llaiiiande examinait eu silence les ouvra-
ges du chef de l'école espagnole. A la vue
de la Ilobe de Joseph il exprima sa profonde
adiuir.ilion, et tendit silencieusement la
main a Vélasquez, qui se jeta dans ses bras.
" Voilii; s'écria-t il en éclatant, le plus
grand jour de ma vie ; vous mettriez le
comble à mon bonheur et à ma gloire, se-
nor, si vous daigniez honorer mon atelier
en y donnant un coup de pinceau. »
En disautces mois, il indiquait de la main
ses principaux tableaux et présentait à Ru-
bens un pinceau et une palette, dans l'es-
poir que le grand artiste jetterait sur quel-
ques parties de ses ouvrages un rayon de sa
flamme.
" Tout ce que je vois est achevé, » dit Ru-
bens en se baissant pour prendre une toile
retournée contre le mur et qu'il croyait
blanche i il jeta un cri de surprise, car
celte toile était le tableau connu depuis
sous le nom de l'Ensevelissement.
L'esclave pâlit de frayeur en voyant dans
de telles mains cette toile qu'il ne croyait
pas là, et (ju'il avait peinte dans le secret de
sa solitude. H se mit a trembler comme un
coupable, baissant la tête sous la double at-
tente de la réprimande de son maître et de
la raillerie des élèves.
Rubens cependant examinait cette pein-
ture attentivement.
• J'avais cru d'abord, dit-il enfin, que cet
ouvrage était de vous, Vélasquez... »
Juan releva la îêie, n'osant en croire ses
oreilles, et se sentant enlevé par un lêve
d'or au-delà de tons ses vœux. Mais per-
sonne ne le remarquait-
• En y regardant de plus près, continua
Rubens, je reconnais que cette peinture doit
être d'un de vos élevés : quel qu'il soit, il
peut, dès à présent, se dire un maître , car
il y a là du talent et du génie. •
Chacune de ces paroles redoublait l'émo-
tion du pauvre Juan.
<• J'ignore, répliqua Vélasquez, en exa-
minant aussi cette toile, j'ignore qui a peint
ce tableau, que je ne savais pas être dans
mon atelier. »
11 jeta un regard inquiet sur tous ses
élèves.
« Qui de vous, messieurs, a fait ceci?»
dit-il.
74
Personne n'avait répondu, lorsque ses
yeux rencontrèrent le mulâtre qui, se je-
tant à genoux dans un état impossible à dé-
crire, s'écria: <• C'est moi, » puis fondit en
larmes, sans pouvoir ajouter un mot de
plus. Van Dick fut obligé de le soutenir.
Rubens et Vélasquez le relevèrent et l'em-
brassèrent. Le roi Philippe IV, heureux té-
moin de cette grande scène, s'avança aussi-
tôt, et posant sa main sur l'épaule du mu-
lâtre :
« Un homme de génie ne peut rester es-
clave, dit- il ; lève le front et sois libre; ton
maître, tout à l'heure, recevra deux cents
onces d'or pour ta rançon.
— Et ces deux cents onces d'or, Juan,
t'appartiennent, répliqua Vélasquez*, j'ai
déjà beaucoup gagné tn trouvant en toi,
au lieu d'un esclave, un peintre et un
ami.
— Ah! toujours un esclave, s'écria Juan
de Paréja avec effusion ; oui, reprit-il, je
veux toujours être votre esclave, » et il
embrassait avec effusion les genoux de son
maître.
Rubens trop ému avait déposé la palette
et le pinceau; il remit au lendemain le
plaisir que lui demandait Vélasquez de
laisser dans son atelier une trace de sa
présence. Les deux cortèges sortirent.
Le lendemain, Rubens vint selon sa pro-
messe, il peignit une heure et laissa une
esquisse; il fut servi par Juan, maintenant
vêtu en homme libre, et ne partit pas sans
avoir embrassé ce nouveau confrère, qui
semblait l'adorer.
Cet artiste reconnaissant n'oublia jamais
les bons traitetiienfs qu'il avait reçus de Vé-
lasquez; il l'ucconipagna partout, et fut
admis à Rome, le même jour que lui, dans
rAradémie de Saint- Luc.
Vi'las(juez mourut à Madrid en 1660,
frappé d'une maladie contagieuse. Juan ne
quitta son lit funèbre que pour continuer
ses soins à sa veuve: il la vit mourir huit
jours après de la même maladie. Alors il se
rendit près de la fille de son maître, qui
avait, peu de temps avant, épousé le paysa-
giste Marlinez del Mazo.
• Senora, lui dit-il, il ne me reste que
vous; prenez moi à votre service, si vous
ne voulez pas que je meure.
— Entre, tu es de la maison, » répondit
Mazo.
Et Juan ne quitta plus le paysagiste, qui
lui dut la vie; car, en 1670, pour un tableau
satirique que l'on montre encore au palais
d'Aranjuez, un grand seigneur de Madrid
se trouvant offensé, aposta un assassin
chargé de poignarder Mazo. Juan de Paréja.
qui accompagnait toujours l'ami auquel il
s'était dévoué, se jeta au-devant du poi-
gnard, reçut le coup et en mourut
Le Musée de Madrid possède de l'.irtiste
mulâtre plusieurs portraits admirablement
peints. La partie de celui de Paris, qu'on
appelle Musée Espagnol, s'est enrichie de
deux de ses tableaux : l'un est les Saintes
Femmes au tombeau du Sauveur; l'autre,
cette fameuse toile de l'Ensevelissement^ qui
reçut la lumière dans les mains de Rubens,
Le Baron de Nilieuse.
75
LES FEMMES.
EVE
Les merveilles de la création sont incon-
nues à la jeunesse des villes; et liors des
villes, l'intelligence sans culture, les sens
engourdis par les fatigues du coifis, les be-
soins matériels si difficiles à satisfaire, lais-
sent apiiaraitie et se succéder, sans admira-
tion, les beaulés que les éléments produisent
à i'envi. Est-ce donc pour Toeil qui cesse de
voir que scintillent les étoiles, que se des-
sinent tant de formes, que se nuancent tant
de couleurs? Est-ce doue pour l'oreille qui
cesse d'entendre que les oiseaux mêlent un
chant éclatant au bruit mystérieux des fo-
rêts, et que la brise accompagne le mur-
mure des flots? N'est ce donc pas la fraî-
cheur des pensées, la délicatesse des sen-
sations, la force, la souplesse des membres,
l'exubérance de la vie enfin, qui doivent
s'iiarmoniser avec la nature toujours re-
nouvelée et toujours rigoureuse ? Le bon-
heur d'exister ne fut éprouvé qu'une fois
dans toute sa plénitude : une fois seulement
l'œuvre des dix jours put être comprise ;
et l'auteur de l'univers recueillit d'une âme
dont l'enthousiasme n'était point refroidi ,
d'un cœur plein d'affections naissantes ,
d'une voix éclatante de sa sonorité primi-
tive un cantique de grâces digne de ses
bienfdits-.. L'homme sortait des mains de
l'Eternel.
(1) Ces fragments sonl extraits d'un ouvrage inédit
intitulé : tes Femmes, et divisé en Femmes de l'Ancien-
Testament, Femmes de l'Evangik, Fcmmci de l'His-
toire ancienne et moderne.
Combien est magnifique dans sa brièveté
cette histoire qui commence nos livres
saints! Mais quelle hâte d'en finir avec ces
premières délices, é|)rouvaient donc ceux
qni en transmirent le récit? Et pouvons-
nous dire si c'est l'attrait de l'inconnu qui
nous arrête sur ce peu de lignes renfermant
tous les secrets de la vie telle que Dieu l'a-
vait faite, et telle que nous la souifrous?
Redoutons-nous de découvrir les ineffables
joies que ne voulaient plus se rappeler ceux
qui nous en privèrent, et qu'ils craignirent
de nous révéler?... N'attendons point que
les années aient flétri notre imagination et
épuisé nos corps pour aller au Créateur par
la contemplation de ses ouvrages, par la
méditation des Ecritures que son Esprit ins-
pira... Ouvrons la Genèse'... Soyez atten-
tives, jeunes filk>s, un nom terrible y frap-
pera d'abord vos regards.
Èvei... à peine ce nom est-il prononcé
qu'il faut s'arrêter; tant d'idées se présen-
tent en tumulte !... et quand on s'affranchi-
rait des suggestions de la mémoire et de
l'imagination, ne faudrait-il pas encore s'é-
tonner pourquoi les expressions de laGenèse
si simples, si claires, si positives jusqu'alors,
deviennent tout à coup si impénétrables ?...
La lumière était faite; les astres suivaient
comme en corlége la terre sortant du sein
des eaux. Pétri d'un limon dont il avait re-
tenu le nom, Adam 2 recevait de Dieu la
(I) Le premier des livres delà Bible.
>2] Adam, en hébreu, signifie (erre rouge, ou/wicn.
76
domination sur tout ce qui l'entourait. Mais
Adam, ce roi de la nature, était l'être dans
lequel Dieu s'était complu ; car cet être de-
vait connaître, aimer, servir Dieu, qui l'a-
vait créé à son image. Aussi le langage de
l'Écriture nous plonge-t-il dans une sur-
prise respectueuse lorsqu'il nous dit, en
parlant d'Adam, Dieu les bénit...
Aldis bienlôt ce langage s'éclaircit. Pen-
dant le sommeil qu'il lui a envoyé. Dieu, de
la chair et des os d'Adam, forme k lemme ;
il ne la crée point; l'œuvre de créer accssé
dès qu'Adam a commencé de vivre. Adam
portait sa compagne en lui-même quand
Dieu les bénit. Heureuse union ! égalité par-
faite ! secret inexprimable comme celui qui
lie l'àine et le corps! mais dont il suflJt de
connaître l'existence pour adorer l'éter-
nelle justice. Par Eve sera interverti l'or-
dre qu'éiablit le Tout-Puissant : c'est Eve
qui va refaire le monde, car la liberté lui en
u été donnée.
Où le génie humain puiserait-il la force
de se représenter les délices de l'innocence,
la quiétude du bonheur, les transports de la
prière, i'inlimité divine, remplissant un
cœur pur dans un corps sans douleur?...
En vain nous interrogeons la poussière de
nos premiers parents : elle se tait, comme
ils se turent eux-mêmes.
L'Éden ' contenait tuut ce que la nature
(1) Edeu, jardin délicieux, paradis, ainsi l'ont tra-
duit les Septante. Il est important de savoir que
Ptoloinée Plidadelplie ( fils de Pioloraée Lagus ou
Soier, capiiaii.e d'Alexaiidrc-le-Graud), roi d'Egypte
après son porc, voulut connailre les livres qui con-
tenaient les dogmes religieux des Juifs et leur histoire.
D'après le conseil de Démetrius de l'balère, l'Iiiladel-
phe s'adressa à Eléazar, souverain ponlile à Jérusa-
lem, qui lui envoya six savants de chacune des douze
tribus, capables de traduire de l'hébreu en grec les
livres de Moïse. Ces soixante et douze interprètes
furent réunis dans l'ile de Phares, où ils fiient celte
version célèbre que l'on appela des Septaiile , deux
cent vingt-sept ans avant Jésus-Christ. Cette version
prépara les voies à l'Évangile, car les Gentils ni les
Juifs ne parent accuser les apôtres d'eu avoir hivcnté
Ita prophéties, ni atcomniodé ic.circjniiju.Ci btlcn
avait produit de beau et de bon. Quel était
cet arbre de vie ? quel était cet arbre de la
science du bien et du mal, qui croissait •
parmi tant de végétaux s'élevant jusqu'aux
nues, ou tapissant la terre de rameaux llexi-
bles et gracieux.^ innombrables comme les
étoiles, les arbres de l'Éden courbent leurs
branches chargées de fruits vers les fruits
dont les plantes rampantes jonchent les
gazons et les mousses. Une odeur saine et
délicieuse s'exhale de cette nourritureolTerte
si abondamment k qui voudra la recueillir ;
et diversiliés au goût comme à l'œil, chacun
de ces fruits prévient par une saveur difFé-
renie, la satiété qu'amène la profusion.
Mais la première femme ne sait pas en-
core que la faim peut exister sans trouver
à se satisfaire, que les fruits peuvent être
acerbes et rares, tenter la vue et rester
inaccessibles à la main. Ses désirs rassa-
siés, Eve considère paisiblement les trésors
qui lui ont été prodigués.
La création alors plus près de son origine
avait-elle tout entière retenu quelque chose
de son Auteur, ou le principe divin appa-
raissait-il davantage dans ces œuvres nou-
velles du Tout-Puissant? On l'ignore; mais
on ne peut se tromper en redisant, après un
docteur chrétien ' : « que les anges conver-
saient avec l'homme, en telle forme que
Dieu permettait, et sous la figure des ani-
maux. » Eve, donc, ne fut point surprise
d'entendre parler le serpent, comme elle ne
le fut pas de voir Dieu même sous une forme
sensible. Pourquoi l'ange déchu parut- il
sous la forme du serpent, plutôt que sous
leurs vues, puisqu'elle avait précédé la naissance du
Sauveur de tant d'années. La langue latine s'élant
étendue avec l'empire lomaio, on lit plusieurs tra-
ductions des livres saints eo cette langue d'après la
version des Sepia7Ue. Salut Jérôme , retiré à Beth-
léem, traduisit à sou tour l'Ancien-Testament ; mais
après s'être rendu très habile dans l'hébreu , ei
donnant la version latine d'après le texte original.
Celte traduction de.saiiit Jérôme est nommée la Yul-
gaie, et fut connue vers l'an 400 de Jésus-CUrist.
Il; UOi-uct. daui ses ék valions à Dieu.
i
77
une autre? Qiioiqii'il ne soit pas nécessain'
de le savoir, TÉcriture lious l'insinue, en di-
sant «que !e ser[)ent e'Iait lepluslindetous
les animaux , celui qui représentait mieux
l'esprit de ténèbres dans sa malice, dans
ses embûches et ensuite dans son supplice. »
Ce fut donc, exempte de trouble, qu'Eve
s'entendit interpeller parle serpent, et prit
part au solennel dialogue que les livres
saints nous ont transmis.
■ Pourquoi, dit l'Esprit d'envie, caché
sous les enveloppes brillantes de l'élégant
et souple animal, pourquoi Dieu vous a-t-il
commandé de ne pas manger du fruit de
tous les arbres du paradis? »
Eve répondit :
« Nous mangeons du fruit des arbres qui
sont dans le paradis; mais pour ce qui est
du fruit de l'arbre qui est au milieu, Dieu
nous a commandé de n'en point manger et
de n'y poiiît toucher , de peur que nous ne
fussions en danger de mourir. »
Le serpent repartit :
« Assurément vous ne mourrez point;
mais Dieu sait qu'aussitôt (jue vous aurez
mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts,
et vous serez comme des dieux en connais-
sant le bien et le mal. »
Être comme des dieux ! connaître le bien
et le mal ! quel appel à l'orgueil et à la cu-
riosité ! Adam et Eve avaient seuls été faits
à l'image de Dieu ; mais qu'était-ce, s'ils
pouvaient lui devenir semblable? et con-
naître!... connaître !... quelle faculté ren-
fermée en elle-même possédait donc Eve?
Elle vivait avec Dieu, avec les anges, avec
l'époux dont elle était la chair et les os ;
elle aimait, elle était aimée. Que pouvait-il
y avoir au-delà? qu'était-ce donc que la
connaissance du bien et du mal? c'était
l'assimilation à Jéliova même..-
Eve étai! libre. L'Ètre-Suprème ne pou-
vait vouloir de ses créatures que des homma-
ges volontaires ; il ne pouvait se complaire
<iue dans une obéissance consentie , dans
Un dévouement tout amour et toute raison.
Eve était libre, et elle n'était pas encore
semblable à Dieu? et la connaissance du
bien et du mal lui était encore ignorée.'
Elle s'avance superbement vers cet ar-
bre de la science qui entremêle ses bran-
ches à l'arbre de vie... Mais qu'importe k
Eve le fruit de ce dernier?. . . ce n'est plus
de cette vie qu'elle veut vivre!... vivre
ne lui semble rien \ elle veut savoir... Dans
l'exaltation de son orgueil, elle oublie les
ordres de Dieu, elle oublie ses bienfaits.
Aussi ingrate que désobéissante, elle se re-
paît de ce fruit défendu; et déjà soumise
aux insinuations que l'ennemi du genre
humain développe en elle, son premier be-
soin est de faire partager sa fauteà son époux.
La connaissance du mal qu'Eve vient
d'acquérir ne lui a pas inspiré d'horreur;
elle s'empresse de tenter Adam, et le pé-
ché, à peine introduit dans le monde, sem-
ble y régner avec \\n empire si peu contesté,
que l'Écriture dit simplement : Eve man-
gea de ce fruit, et en donna à son mari qui
en mangea aussi. Pour séduire Eve, Satan
avait eu recours à d'astucieuses paroles.
L'exemple suffit pour perdre Adam. Mais
créés, animés, bénis d'abord ensrmble, ces
deux êtres ne pouvaient avoir qu'une même
destinée. Ils avaient été une seule oeuvre du
Tout-Puissant; objets de complaisance et
d'amour, ils devinrent objets de co!ère.
Leurs yeux se dessillèrent : ils virent le péché
prenant possession de la terre, et toutes les
passions qui devaient tourmenter le genre
humain, tous les crimes qui devaient le
souiller leur apparurent. Ils se cachèrent
alors; et cette connaissance qu'ils venaient
d'acquérir, ils n'osèrent en supporter la
honte devant la face de Dieu.
Cependant, appelés, il fallut comparaître.
• La compagne que vous m'avez donnée,
dit Adam, m'a présenté du fruit de cet ar-
bre et j'en ai mangé. »
Eve répond à son tour :
« Le serpent m'a trompée, et j'ai mangé de
ce fruit. •
rs
L'arr^i du Seigneur ne se fit pas atten-
dre : " Maudit entre tous les animaux, ser-
pent, tu ramperas : tu mangeras la terre ;
la femme te brisera la têie, et lu tâcheras
de la mordre au talon... Femme ! tu enfan-
teras avec douleur, et Ion mari sera ton
maître... Homme! la terre sera maudite
à cause de toi-, elle te produira des épi-
nes, de sronces, et tu niangeras ton pain
à la sueur de ton visage , jusqu'à ce que
tu rentres dans la terre d'où tu as élé
tiré ^ car tu es poudre, et tu retourneras en
poudre- »
0 paroles d'un Dieu irrité! o dou-
leur sans mesure de ces deux coupables !
ô race humaine , issue de ces pécheurs,
avec la soull'iance et la mort, nos compa-
gnes fidèles! ô abîmes du mal erilin con-
nus! ! ! Les livres que l'Espril-Saiut inspi-
ra nous apprennent en peu de mots la nou-
velle condition de ces créatures : le Sei-
gneur les chassa des lieux où il se manifes-
tait ; il les chassa de sa présiiice.
Riais cette âme humaine, faite à l'image
de Dieu, ne pouvait s'anéantir dans la pou-
dre dont elle n'était point sortie : sa nature
était immortelle; quelque chose de divin,
émané de lui-même, rayonnait encore dans
ces misérables aux yeux de leur Auteur.
Oui, même après avoir inauguré la iiiort.
ils espérèrent. Tremblants à la lueur des
épées qui flamboyaient aux mains des ché-
rubins gardiens d'Eden, accablés parle tra-
vail, luttant contre ce monde que leur pé-
ché venait de bouleverser, seulement ga-
rantis des intempéries par quelques peaux
dont Dieu les avait revêtus, eu proie à la
désolation du passé, à l'effroi de l'avenir,
oui, ils espérèrent.
Des mystères plus beaux que la création
de l'univers leur furent révélés; un ré-
dempteur leur fut [iromis,et ils virent une
nouvelle Eve écraser le serpent... Le re-
pentir, la reconnaissance se partagèrent
leurs affections, et quelquefois ils se de-
mandèrent si l'homme devait déplorer la
faute qui lui faisait connaître rincommcn-
surable amour de son Dieu ?
Sans doute cette pensée consolante se
présenta à l'esprit d'Eve quand elle connut
les joies de la maternité, quand elle s'écria:
" Je suis mère par In grâce de Dieu ! » Tout
fut oublié; ainsi la Providence voulait al-
léger cette peine de la femme, qui ne fut
plus que mère, et en glorifia Dieu.
Quel était pourtant ce premier né qui
absorbait l'amertume des souvenirs et char-
mait les maux présents? c'était Cam.
Les temps étaient inconnus encore : la
promesse faite à ces pécheurs allait-elle se
réaliser? Eve, à la vue de son fils, dit avec
transport: je possède un homme, et le nom-
ma d'après l'espérance qu'un salut prochain
lui fit concevoir'; et le premier meurtre
fut commis de la main de Caïn, quand il tua
son frère Abel... Eve prit ainsi connais-
sance des épouvantements de la mort qui
n'avait point encore frappé la famille hu-
maine. Sa désobéissance fut peut-être, ex-
piée, quand, à la naissance de Seth , son
troisième fils, sa bouche fit entendre ces
paroles de résignation : • Le Seij^neur m'a
donné un autre enfant pour remplacer
Abelîr
Cette première femme, qu'Adam avait ap-
pelée iui-mêuie la mère des vivants*, après
avoir donné le jour a plusieurs fils et à plu-
sieurs filles, dont les noms sont demeurés
inconnus, n'est plus mentionnée dans la
sainte Écriture, qui ne rapporte que la mort
d'Adam. Eve ne dut pas lui survivre; car
la plénitude des malheurs comme la pléni-
tude des félicités n'avaieut point manqué à
la consécration de ce premier mari;ige, in-
stitution divine sur laquelle le Seigneur
voulut que la famille et la société fusïent
basées. Si près de leur origine unique, après
tant de maux soufferts ensemble, surpris,
effrayés des ravages de la vieillesse , ces
(1) Caiii, en bébieu, siguifie : posséder.
(2) Uevah, eu hébreu, dérive de la même racine
que bcàm, la vie.
79
deux êtres, qui n'avaient trouvé de conso-
lation que dans leur pitié mutuelle et clans
un repentir commun, ne pouvaient aspirer
qu'à se repiésenter ensemble devant ce
Dieu dont ils avaient connu l'amoiir, excité
le courroux, et dont, purifiés par leurs lar-
mes, ils avaient déjà éprouvé la miséri-
corde.
La raison humaine demeure confondue
devant cette histoire qui ne s'explique point,
mais qui explique tout: et notre pensée,
cherchant alternativement Jéhova au haut
de l'empyrée, Satan dans les profondeurs de
l'abîme \ et notre hésitation entre les subli-
mités de l'intelligence et les abjections de
la matière; et ce combat sans cesse renais-
sant de nos volontés contre nos inclina-
tions ; et cette insuffisance de l'univers ; et
ce joug des sciences accablant l'enfant ; et
cette rébellion de l'homme contre Dieu ; et,
ce qui résume tout, ces pensées pour le
temps, quand l'éternité existe !
Ct"^*DEBRADI.
LES CHARMES DE LA PATRIE.
Je vais revoir cette terre chérie,
J'irai mourir oii j'ai reçu le jour ;
Que je vous plains, vous chez qui la patrie
N'éveille pas un sentiment d'amour !
Champs fortunés des jeiïx de notre enfance,
Semés pour nous de tendres souvenirs,
Vous nous offrez la double jouissance
De nos premiers, de nos derniers plaisirs.'
Tout, ici-bas, ressent la sympathie
Qui nous rappelle oîi fut notre berceau;
Heureux penchant qui fait aimer la vie,
Et prête un charme aux horreurs du tombeau.
Dans les ennuis d'une trop longue absence,
J'aime à rêver à mes anciens plaisirs ;
Mon cœur renaît, ma muse est l'espérance,
Et je jouis en chantant mes désirs.
Duchesse de Saint-Leu.
( Reine Hortense. )
S(»
ÉGLISES ET CHATEAUX.
II. ABBAYE DE SAINT-GERMAIN-DES-CHAMPS. — COÎS'SERWTOIRE
DES ARTS ET MÉTIEllS.
Dernièrement, flans de rapides souvenirs
inspirés par la vue du château de Saint-
Gertiiain, nous remarquions que !es tenl
trente villes, bourgs ou hameaux placés
sous l'invocation du saint évêque d'Auxerre
étaient le témoignage éternel de ruillus-nce
dont il avait joui dans les Gaules. Quelle fut
donc la vénération attachée au nom desaint
Martin, patron de deux cent soixanle-douze
localités d'importance diverse, sans comp-
ter les innombrables églises qu'il protège!
Cet honunagfc univers'^l fut-il rendu au cé-
lèbre prélat de Tours, ou au simple cavalier
Pannonicn, qui, pour votir un pauvre, se
ilépouillaii de la moitié de son nianteau?
Soyons convaincus que la charité, et ia cha-
rité exercée aussi complètement par la rude
main d'un soldat du Nord, excita, la pre-
mière, les acclamations religieuses dont fut
salué saint Martin lorsqu'il monta sur le
siège épiscopal. 11 avait préludé à son apos-
tolat par l'enseignement pratique de la plus
belle et de la plus chrétienne des vertus.
Aussi, après trente années d'une vie
sainte, !aissa-t-il, en mourant, le plus pieux
lenom k la ville de Tours, dont son souve-
nir est pour toujours inséparable. Le tem-
ple o\i il priait, où il enseignait à prier,
l'étroite, la pauvre cellule que l'humble
prélat voulut habiter près de son église, et
l;i solitaire retraite de Marmoutiers (iWar-
lini monasierinm). oii il se retirait hors de
Il ville pour tiiir les visiteurs; tous ces
lieux devinrent autant de lieux saints, où
l'un se rendait en pèlerinage. C'est ainsi
que l'on aime à rriro\n'er et à aller revoir.
par la pensée, les hommes chers et ver-
tueux.
Clovis, à peine clirétifn, accourut faire
hommage de son coursier de bataille à saint
Martin de Tours, et, renonçant au lion que
portaient sur leurs enseignes les premiers
chefs dfs Francs, il prit pour étendard royal
la Chape de saint Martin, beau monument
de sa charité. Cet étendard n'était antre
chose que le manteau du pieux soldat, brodé
ou broché sur l'enseigne nationale, lequel
manteau était, dit-on, composé de peaux de
brebis. De là vient que beaucoup d"rglises
de France étaient dans l'usage de donner à
l'église et à l'abbaye, le jour de la Saint-
Martin d'hiver, un certain nombre de peaux
d'agneaux, et cette redevance avait conservé
lenom de Mantel de Saint-Martin. Soua cet
étendard, Clovis ayant presque accompli une
vie toute de triomphes, Anastase, empereur
d'Orient, envoya au victorieux monarque,
en 510, une couronne d'or et un manteau
de pourpre, avec le titre de Consul et d'Au-
guste. Clovis, paré de ces insignes de l'an-
li(]ue grandeur romaine, se rendit à la mé-
tropole de Tours, et là, mit sur son front
et de sa propre main la couronne, ainsi (|ue
firent le fils de Charlemagneet >apoléon ;
puis, vêtu de la pourpre impériale, jl tra-
versa, en jetant l'or et l'argent à la foule, le
parvis de l'église de Saint-Martin, qui. bien-
tôt après, devint le lieu d'adoration et de
prièredeClotilde, cette femme douce, comme
lenom que nous lui avons fait. Clotilde, l'a-
pôtre élue entre les femmes.
Et non -seulement les rois, les princes,
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Hi
les giaails de la naissanle chrt'lienle ve-
naient se prosterner devant la châsse du saint
évèque, des gens de toutes les classes, et les
pauvres surtout, ceux qui ont le plus besoin
d'une foi qui soutient, d'une piété qui con-
sole, les pauvres pèlerins y abordaient du
midi, du couchant, de l'orient, du nord, et
des grands, des riches et des âmes charila-
Itles élevèrent sur le chemin de ces pèlerins
des lieux d'asile et de repos, des stations.
Or, ceux d'entre ces pieux voyageurs qui
du nord se rendaient à Tours, et avaient
par conséquent Paris à traverser, trouvaient
en avant de la capitale, bien petite encore,
puisqu'elle avait pour limites les deux bras
de la Seine, un oratoire dédié à saint Mar-
tin, une humble chapelle en branches d'ar-
bre, qui bientôt devint un monastère révéré
à la suite d'un merveilleux événement naï-
vement raconté par Grégoire de Tours, le
plus ancien de nos historiens et l'un des
successeurs de saint Martin dans la chaire
épiscopale. C'était sous Contran et Clotaire.
En ce temps-là, une lèniuie, courut pen-
dant trois jours les rues de la ville, disant
au peuple : Fuyez d'ici! et sachez que toute
la ville sera bientôt brûlée. Quelle émotion
se répandit dans les populations croyantes,
crédules même, de ces ténébreuses époques;
on peut le comprendre, surtout lorsque cette
femme de mauvais augure ajouta qu'elle
avait vu un homme venir du côté de Saint-
Vincent (Saint-Germain-des-Prés) un cierge
à la main, et mettant le feu aux maisons
des marchands.
Cette prédiction funeste se réalisa : trois
jours s'étaient écoulés à peine, qu'un soir,
au soleil couché, un homme laissa jaillir
quelques étincelles de sa chandelle sur une
cuvette remplie d'huile. Ce liquide en-
llammé, en un clin d'oeil devint un torrent
^e feu. Sa maison, située à côté de la porte
du Midi^ l'ut bientôt enflammée, et le vent
soufflant avec fureur, l'embrasement dé-
vora tout l'intérieur de la ville jusqu'à Vau-
tre porte où il y avait un oratoire de saint
Tow \|.
Martin, devant lequel s'arrêta court Viii-
cendie qui., jusque-là, roulait en grands
boulets de flamme.
L'abbaye, construite à la place qu'occu-
pait le merveilleux oratoire, fut bientôt dé-
vastée par un autre incendie, un autre tor-
rent, un autre fléau, les Normands, dont il
est impossible de ne pas rencontrer les hor-
des formidables en remontant le cours de
notre histoire, de même qu'on ne saurait
traverser l'histoire de l'empire romain, sans
y rencontrer nos ancêtres germains et gau-
lois. Conquérants conquis, envahisseurs en-
vahis à leur tour, ainsi va le monde. Or,
les Normands, dans une de leurs expédi-
tions sur la Seine, anéantirent l'oratoire de
saint Martin avec une rage indomptable,
car il semblait qu'il n'eût jamais existé.
(,Quasi non fuerit.)
Telles sont les expressions de l'acte par
lequel Henri I", fils de Roberl-le-Pieux.
déclara le rétablissement, sur des terres à
lui appartenantes, du monastère de Saiut-
Martin-des-Champs , restauration qui eut
pour motif principal la reconnaissance que
le monarque ressentait de la victoire qu'il
avait remportée sur les grands vassaux, ex-
cités à le renverser du tiône, par sa mère
Constance, au profit de son frère Robert.
Au lieu de raconter froidement les diver-
ses phases de cette religieuse fondation, que
ne puis-je présenter ici la légende que nous
en a laissée un moine des premiers temps de
l'abbaye? Elle est en vers, et en vers d'un
latin si barbare, que nos lectrices seraient
trop heureuses de n'y pouvoir rien compren-
dre. Ce que je voudrais leur montrer, ce
n'est donc point la narration, mais bien la
série d'enluminures dont elle est, comme
nous dirions de nos jours, merveilleusement
illustrée. C'est d'abord Henri I", assis, on
costumes lOyaux, sur son trône; et du a.ié
opposé au trôiie, dans une niche richement
sculptée, est l'évêque saint Martin, auquel
le roi fait don de l'abbaye dont il lui mon-
tre l'image dans le fond du tableau ; puis
%2
une autre enluminure représente l'évéque
de Paris remettant à l'abbé Ingelard et aux
chanoines réguliers, la charte de fondation
et d'affranchissement de l'église. Ils en
prennent possession sur-le-champ; car on
les voit dans un coin de l'image se diri-
geant en procession vers l'édifice, dont on
reconnaît la forme actuplle. Une troisième
enluminure accompagne le diplôme par le-
quel le roi Philippe 1" fait diverses dona-
tions au monastère ouvert pour les pauvres
et pèlerins de Saint-Martin. Cette enlumi-
nure réunit naïvement dans ce cadre étroit
les églises d'Anet,d'AuberviIliers, deNoisy-
sur-Marne et de Bondy, plus un moulin si-
tué sur le grand pont. On voit que les en-
lumineurs d'alors n'étaient nullement em-
barrassés pour rapprocher les distances ,
et, dans leurs compositions, tenaient peu
compte de l'unité de lieu.
Bientôt, sur la demande du prieur et des
religieux, le monastère reçut du roi Louis-
le-Gros la plus belle des donations , une
charte qui relevait les serfs du couvent de
Vhumiliante et funeste abjection dans la-
quelle ils étaient placés vis-à-vis des hom-
mes libres en cas de témoignage en justice,
et les autt)ri*;ait à déposer comme témoins
légitimes et à affirmer leurs dépositions [lar
serment. Rendre à l'homme la faculté du
serment, de ce qu'il y a de pins saint, c'é-
tait le rendre au sentiment de sa dignité,
de sa moralité par conséquent. Cette charte,
l'un des premiers pas de l'affranchissement
commencé par Louis VI, était, certes, la
plus belle des donations qu'il pût faire à
une église chrétienne.
Dès ces premiers temps, le monastère
était richement doté; aussi devint-il un des
prieurés les plus opulents des opulents Bé-
nédictins de Cluny. Il possédait presque
toute la campagne dans un rayon de cinq
ou six lieues, au nord de Paris, et, en outre,
avait dans la ville plusieurs possessions et
liefs, qu'il tenait des rois ou de personnes
pieuses. Ainsi, le fameux Bouchard de Mont-
morency lui faisait don de quarante sous
parisis à prendre sur un péage dont il jouis-
sait sur le chemin de la cité; ainsi, Louis-
le-Jeune donnait aux moines, en 1I37, une
maison, un four, une terre dans les Cham-
peaux, • où , continue le royal donaieur,
mon père a établi un nouveau marché dans
lequel ont une place les vendeurs de den-
rées ei une (lartie des changeurs. » Or, ce
fut le commencement de la halle, que ce
marché des Champeaux, situé dans le fau-
bourg de Paris.
Que de faubourgs ont depuis cette épo-
que repoussé dans l'intérieur de l'immense
ville ces champeaux dont le. nom suffisait
pour représenter à nos ancêtres un aspect
tout rural , car ce nom signifie petits
champs! C'étaient, à celte époque, des jar-
dins et des marais, que cette bruyante rue
des Petits - Champs , qui est aujourd'hui
presque au centre de notre monde parisien;
et, bien plus avant encore, au fond de ce
chaos de rues sales et étroites, sur le terri-
toire du quartier Saint-Martin, est une rue
des Petits-Champs, dont le nom éveille no-
tre imagination rétrospective et la magi-
cienne, tendant de verts tapis de gazons là
où sont des pavés boueux, élevant des hê-
tres, des ormes, des peupliers à la place des
maisons enfumées et croulantes, nous mon-
tre la vaste culture ou coulture Saint-
Martin, au milieu de laquelle se dressait
le monastère, flanqué de tours et de rem-
parts. alors qu'il était, comme dit une
chronique écrite en latin, à plusieurs para-
sanges de la ville. Ici, soit dit en passant,
parasange est un mol persan, adopté par
les Grecs et les Romains, pour exprimer la
distance que, dans notre langue métrique,
nous appelons un kilomètre, et en français
un quart de lieue.
C'était à cette époque que les annalistes,
racontant les débordements de la Seine et
de la Marne, non contenues alors par des
quais, parlent de bateaux naufragés en-
tre la ville et l'église Saint- Laurent, situé
i
aujourd'hui au centre du populeux faubourg
Saint-Martin. Une heure ck marche sépare ce
faubourg du premier faubourg de Paris, où
alors on voyait la chapelle de Saint-Jacques-
la-Boucherie, deveniie pins tard une e'glise,
dont la tour st-ule debniit à présent, domine
de si haut le cours de la Seine et la vieille
ville.
« Veux-tu savoir comment le monde ira
le lendemain de ta mort ? a dit je ne sais
quel moraliste de l'Orient, regarde autour
de toi après la mort d'un de tes sembla-
bles. » Prenant le contre-pied de cet adage :
« Veux-tu savoir, pourrait-on dire, com-
ment ces champs, ces jardins et cultures
sont devenus rues, places et ville avant toi ?
rappelle-toi ces vastes terrains verdoyants,
ce magnifique jardin de Tivoli que les mai-
sons envahissent de jour en jour, et les
vastes terrains verdoyants qui étendaient
leur tapis de gazon sous Montmartre, il y a
deux ans à peine. Aujourd'hui toute une
ville s'y groupe autour de l'e'glise de Notre-
Dame-de-Lorette, dont le sol, placé sur le
chemin de la chapelle des Martyrs, pp[)ar-
tenait autrefois k l'abbaye de Saint-iMartin-
des-Champs. Nous avons vu cette campagne
devenir cité comme par encbantem>'nt, et
avec la dévorante rapidité qui emporte nos
jours et nos années. »
Avec plus fie lenteur, mais aussi avec
plus de solidité, beaucoup d'antiques mai-
sons le prouvent, Paris diminua le nombre
de parasanges qui le séparait di» monastère
de Saint-Martin-des-Charaps, et les encein-
tes de Philippe-Auguste, de Charles V, re-
culèrent devant les pas que la ville faisait,
surtout vers le nord, comme aujourd'hui.
Un acte de 1373 est daté de Saint-Martin-
des-Champs, près Paris; et, en effet, un
établissement qui existait à cetie époque
dans la coulture Saint-Martin, établisse-
ment bien peu couvcndjlement placé sur
une terre d'église, démontre que la cour
et le monde s'en approchaient de plus en
plus. C'était un champ clos, toujours ou-
m
; vert, toujours sablé, toujours entouré de
! sa double barrière, toujours de ses écha-
fauiis et de ses gradins, d'où le roi, les ju-
ges du camp, les dames ( les dames ! ), Ifs
gens de la cour et le peuple venaient au
spectacle des duels judiciaires ordonnés par
le prince ou le parlement lui-même. C'est
là, qu'en vertu d'un ordre de celte cour de
justice, et elle oubliait profondément sa
haute mission en commandant à des hom-
mes de se faire justice eux-mêmes, c'est là
qu'eut lieu, en présence du roi, le fameux
duel de Legris et Carrouge en ï38f) ; c'est
là, enfin, qu'en 1409, Charles VI et sa cour
assistèrent au combat d'un Breton et d'un
Anglais pour cause de foi menlie l'un à
Vautre. Qui avait menti à sa foi ? le Breton?
l'Anglais? Le sort des armes déclara franc et
loyal le plus fou et le plus habile. Croyons
que pendant ces scènes de meurtre les moi-
nes étaient en prière.
Quelques années après, seulement, ils
devaient être encore prosternés devant l'au-
tel, car il se passait autour de leurs uiu-
raillt's et dans leur coulture même , une
scène bien plus affreuse! Le comte d'Ar-
magnac et le chancelier de Marie, égorgés
par les Bourguignons en 1418, étaient jetés
au milieu des carcasses des chevaux el des
chiens morts, à peu près là où sont au-
jourd'hui les magniliques boulevards, dans
une voirie appelée Louvière, après avoir
été traînés, trois jours durant, de rue en
rue, par une atroce populace. Les religieux
accomplirent leurs saintes fonctions, et al-
lèrent relever ces corps mutilés, pour leur
donner la sépulture, ainsi, sans doute, qu'à
tous les malheureux qui furent massacrés
datis la prison de Saint- Martin- des -
Champs.
Et cette prison, ou en voit encore une
tourelle rue Saint-Martin, au coin de la rue
du Vertbois, de même qu'il y a deux cents
ans, dans cette même rue, et près de l'é-
glise Saint-Nicolas, autrefois simple cha-
pelle destinée aux serviteurs du monastère,
84
on voyait se drcssor Véchelle, «signe sinistre '
par lequel s'annonçaient les liauls justi-
ciers; l'échelle où se faisaient toutes les
exécutions ordonnées par les juges au )iom
(lu Prieur, Oh ! que les établissements re-
ligieux furent plus beaux et plus vénérables
dès qu'on les eût dégagés de ces attributs
de la justice humaine ! Hàtons-nous de rap-
peler ici, cependant, que le chapitre Notre-
Dame, venant en procession h Saint-lMartin-
des-Chanips, lors des deux fêtes solennelles
du patron, faisait, par sa seule présence,
sortir des cachots un prisonnier.
La ville n'était pas, on le pense, dans un
bien actif état de progrès en ces jours de
calamités publiques. En plusieurs terres et
■juridictions de ladite église (Saint-Martin),
qui soûlaient être peuplées de bonnes gens
mesnagiers, est à prescrit grande quantité
de maisons et lieux cheus en ruine et dé-
sert. Tels sont les termes d'un acte par le-
quel frère Jehan Alvernas, humble prieur
de Véglise et lieu de Saint -Martin- des-
Champs à Paris, concède un terrain à Ni-
colas Flamel pour y faire édiffier soit mai-
son d^aumosne par manière de hôpital ou
autrement, et pouvoir les donner à demeu-
rer pauvres gens. Ces établissL'ineuts chari-
tables, bien placés près d'un lieu consacré
à un saint dont la charité pratique fut la
première profession de foi , étaient plus
utiles que jamais ii cette époque de désordre
et de détresse où l'Hôtel-Eùeu était souvent
fermé aux pauvres, à défaut d'argent pour
se soutenir. Nicolas Flamel faisait donc, en
établissant des maisons d'aumône, un bien
louable emploi de sa fortune acquise par
de longs et habiles travaux comme écri-
vain public et libraire-juré de l'université.
Ses crédules et peut-être jaloux contempo-
rains, ne pouvant s'expliquer les richesses
qu'il avait réalisées au prix de l'économie
et de l'ordre, publièrent qu'il avait trouvé
le secret de transformer les métaux eu or,
et découvert la pierre philosophale. Pierre
philosuphale, eu elfet, bien précieuse et
bien rare, que l'(jrdre et l'économie qui
permirent à Nicolas Flamel de se montrer
charitable et secourable aux malheureux, .
en des temps d'avidité et d'égoïsnie.
Les pieuses constructions de Flamel por-
tèrent bonheur au quartier. Sous les règnes
relativement paisibles et heureux qui sui-
virent celui de Charles VI et la domination
des Anglais, il s'étendit, se peupla et bien-
tôt il ne resta pins de la coullure Saint-
Martin, et des champs au uiiliru desquels
s'était élevée cette abbaye, qu'un vaste
et bien vaste jardin dont, en 1536, un écri-
vain du monastère doune une courte des-
cription en parlant des améliorations que le
prieur de cette époque avait réalisées : « Il
" ceignit de tous côtés de murailles et d'eaux
• courantes les habitations tant des frères
« que des hôtes ( le but de la fondation était
«toujours pieusement observé), et dans
« cette enceinte il renferma les jardins, les
« saussayes, les vergers et les étangs pois-
" sonneux. »
Ces jardins, ces étangs et ces vergers que
sont-ils devenus aujourd'hui? Un lieu où
abondent les habitants des étangs, les fruits
des vergers, mais détachés pour jamais des
branches verdoyantes, exilés des limpides
eaux, mais décolorés, éteints, morts. Les
jardins de Saint-Martin-des-Chaïups sont
changés en marché.
Et les habitations tant des frères que des
hôtes? Certes l'abbé Ingelard, le prieur
Hugo 1", et leurs successeurs, lorsqu'ils
construisaient l'église, les cloîtres, le beau
dortoir, le réfectoir plus élégant encore, et
ceignaient les quatorze arpents du prieuré
d'une muraille forliliée qui n'a été renver-
sée qu'en 1571 , ils ne soupçonnaient point
par quels hôtes ils seraient remplacés un
jour. Lorsque le prieur Evrard concluait
avec sa sœur Julienne, abbessede Farniou-
tiers, une convention par laquelle les reli-
gieux de Saint- Martin s'engageaient à prier
pour les religieuses de Farmoutiers, et ré-
ciproquement les sœurs pour les frères, il
8.
était loin de se douter qu'il viendrait un
temps où, dans l'enceinte de son prieuré,
ces prières seraient rempiace'es par les le-
(;ons spéciales de nos plus habiles profes-
seurs, données aux ouvriers et aux indus-
triels qui s'y rendent eu Foule.
Les bâtiments du prieuré deSaint-Martin-
des-Ciiamps sont aujourd'hui le dépôt de
tous les modèles, grands ou petits, des in-
struments que les sciences physiques et mé-
caniques ont inventés pour le progrès de
l'industrie et des arts. Qui ne remarquera
encore ici combien les grandes idées sont
lentes ii se réaliser? Descartes, il y a près
de deux siècles, avait eu la pensée de for-
mer une telle collection publique, et c'est
en 1794 seulement qu'elle est fondée :
« collection qui n'aura pas d'égale en Eu-
« rope, dit le rapport à la suite duquel l'é-
" tablissement fut prononcé; l'histoire des
« découvertes de l'esprit humain y sera
« écrite par les instruments de tous les arts,
« depuis l'outil du vannier jusqu'à la ma-
« chine arithmétique. »
Elle est là, en effet, cette merveilleuse
machine, premier monument de l'infatiga-
ble pensée de Pascal. Unique et constante
tfleditation de trois des plus belles années
de sa courte vie, la machine arithmétique
renferme dans le plus étroit espace d'im-
menses combinaisons ; c'est ainsi que plus
tard les pensées infinies de Pascal devaient
se. concentrer dans un petit volume im-
morlel.
Oh! oui, les galeries du Conservatoire
des arts et métiers, plus encore que celles
de nos bibliothèques, sont pleines des mo-
numents de la pensée humaine. Que d'ef-
forts d'intelligence pour donner en quel-
que sorte la vie à ce bois, à cet ivoire, à
ces métaux 1 Vaucanson le sut, Vancanson,
le uïagicien en mécanique, Vaucanson qui
devina l'horloge comme Pascal la géomé-
liie, V.iucanson dont les œuvres furent la
premu're cullection de ce genre, Vaucanson
qui a rendu, pour sa part, im service im-
mense à l'industrie, et qui, cependant, faillit
être lapidé par les ouvriers de Lyon, pour
avoir cherché à simplifier les machines !
Belle et utile transformation subie par
l'antique prieuré, elle a conservé aux arts
ce monument religieux. L'élégant et gra-
cieux réfectoire est encore debout, et l'é-
glise renferme un complet assemblage
d'instruments de filature et de labour. C'est
toujours un hommage au Dieu que l'on
priait jadis dans ce temple; au Dieu qui a
créé Ihomme pour travailler, développer
l'intelligence dont il lui a fait don ; au Dieu
qui lui a départi de quoi se nourrir, se vê-
tir et rendre plus doux, par son industrie,
son passage ici-bas. J'admire cette trans-
formation du monastère, et pourtant, en
errant dans ces cours, ces salles, ces gale-
ries qui furent jadis cloîtres et cellules, je
ne puis m'empècher de chercher du regard
de la pensée, la sépulture de toute la fa-
mille des Arrodes, cette famille si antique
et si considérable dans la bourgeoisie de
Paris, que cela équivalait à noblesse. Le
chancelier de Morvilliers sur la pierre du-
quel se lisaient ces deux vers :
Or, gist ici son corps, dans le ciel est son âme
Que d'un soupir tranquille il rendit à son Dieu;
Philippe de Morvilliers, oii est-il ? Qu'est
devenu le tombeau de Martin-le-Picard, no-
taire et secrétaire du roi, qui gisait entouré
des effigies de ses vingt enfants, avec leurs
noms inscrits au-dessous, suivant la naïveté
du (|uinzième siècle? Oîi sont ses filles,
Etieunette, Catherine, Jeanne, Jacquette,
dont les paysannes de nos jours dédaigne-
raient profondément les humbles noms?
Oîi Irouverai-je, enfin, le sépulcre de Jean
Postel, qui mourut dans le monastère, plus
que centenaire, dit-on, après avoir voyagé
dans tous les pays, su toutes les langues et
les avoir enseignées dans le collège royal
nouvellement ouvert alors par François 1"?
Où est l'épitaphe qui m'eût raconté com-
ment, orphehn de bonne heure, maître d'é
80
cole à treize ans, et dépouillé de tout ce qu'il
possédait dans cette grande ville <>ù il était
accouru pour chercher la science, il prit le
parti le plus singulier pour réparer sa pauvre
fortune; il alla en Beauce à l'époque des
moissons, et glana tant et si bien qu'à !a (in
de la saison il put réaliser assez d'argent
pour revenir à Paris, et s'élever par degrés
à la position honorable qu'il se créa? Uu tel
exemple ne serait pas la leçon la moins
utile à donner à la jeunesse.
Toutefois, il serait injuste de ne pas re-
connaître qu'elle accourt avec empresse-
ment aux cours gratuits de toute nature,
par lesquels on la met en état de compren-
dre cette collection de merveilles que con-
tiennent les galeries. En effet, que seraient
ces instruments de mécanique, cet admira-
ble cabinet de physique, ces machines à
vapeur, ces modèles de moulins, de métiers,
de charrues, si des voii ne s'élevaient pour
les animer et leur donner le mouvement, la
vie, par le développement des principes dfc
la physique, de la chimie, de l'agriculture,
de l'écDiiomie industrielle? Rien n'est ou-
blié de ces enseignements pratiques, et ou-,
tre ces cours permanents, des cours tempo-
raires sont, au besoin, créés pour la mise etii
progièsde l'élucidalion des méthodes nou-
velles inventées, soit en France, soit à
l'étranger. Certes, en nos jours de progrès
et de perfectionnement industriels, le Con-
servatoire des arts et métiers est l'établis-
sement qui a le plus d'influence et d'avenir.
Allez donc y passer quelques heures soit
le jeudi, soit le dimanche, et en sortant
lisez les noms donnés aux petites rues qui
entourent le monastère, noms dont l'en-
semJjle est une histoire abrégée; de ces
lieux; ici, rue Uenri, rue Philippe, fonda-
teurs de l'abbaye ; là, rue Montgolfier, rue
Vaucanson , fondateur du Conservatoire;
lisez, et rappelez-vous les pages qui précè-
dent.
Ernest Fouiret.
CORRESPONDANCE D'OUTRE-MER.
DEUXIEME LETTRE
CE QUE PEUT COUTER AU CHILI UNE ROBE DE SOIE.
II.
N'est-ce pas, mesdemoiselles, que ce se-
rait une chose bien horrible si l'on enfouis-
sait dans le sol ce pauvre enfant, sans d'a-
bord isoler son cadavre à l'aide d'un couver-
cle de cercueil? n'est-ce pas que ce serait
affreux d'entendre le fossoyeur amonceler
des pelletées de terre et de cailloux sur
cette corbeille qui ressemble à un berceau,
sur ce dormeur pour l'éternité, qui, même
après sa mort, sourit encore à sa mère? Oh!
Il Voir lP numéro du Ifr janvier.
ne vous épouvantez pas ! lâ-ba?, les champs
du repos ne sont pas faits comme les nôtres;
là-bas, la terre ne s'engraisse pas des dé-
pouilles, de ceux que nous avons aimé; car
les cimetières ne sont que de vastes et
épaisses murailles où chaque mort a sa
cabine que l'on referme sur lui pour ja-
mais!
Ils posèrent donc la corbeille funéraire
au fond d'une petite niche pratiquée dans la!
tombe commune ; l'ensevelisseur éleva au-i
tour d'elle un parapet de chaux vive. La
dalle de pierre qui devait clore la niche fut
npportée , puis le préire récita les dcr-
87
nières prières, et la foule revint au logis
y consoler la mère de l'enfant.
Moi qui venais d'assister a cette cére'mo-
nie funèbre, j'étais cependant invité à une
chinganas, joyeuse fête de auit qu'offrait
aux étrangers un riche marchand de Tal-
cahuana; mais je ne m'y rendis pas ; j'avais
le cœur trop triste : je frétai un canot de
pêcheur, et fis route pour gagner le bord
de mon navire. Il était minuit : la lune ne
s'était pas encore élevée au-dessus du cap
Estera, une profonde obscurité enveloppait
toute la baie, et sans le fanal qui brillait
comme une étoile à la cime des mâts de la
Vaillante, mon patron de barque n'aurait
jamais pu me conduire à ma destination.
Nous avancions lentement, une faible brise
de terre n'enflait qu'a moitié notre voile, et
je contemplais à loisir les myriades d'étin-
celles que soulevait la quille du canot en
labourant les vagues, et les longues traî-
nées de lueurs phosphorescentes dont s'il-
luuiinait notre sillage.
« Chante, dis-je tout à coup au pêcheur
qui m'accompagnait, chante une chanson
bien gaie, une chanson de Boléro. »
Je lui disais de chanter, car je me trou-
vais triste et découragé, je ne voyais ni la
terre, ni mon navire; je ne voyais que la
mer et le ciel, et je savais que les chiens
que j'entendais aboyer au loin, n'aboyaient
pas sur les côtes de France ; que la marée
que j'entendais bruir ne bruissait pas sur
les rochers des côtes de France; que ce
n'était pas des côtes de France que me
venaient ces mille parfums d'arbres, d'her-
bes et de fleurs qui s'échappent des grè-
ves et voyagent la nuit sur les flots...
« Chante donc. Chilien ! je te paierai ta
chanson un réal. »
A cette promesse d'un réal , le Chilien
répondit d'aburd par un gros rire, puis
abraquant l'écoute de sa voile, il entoniia
d'une voix crépitante et narquoise , un
chant populaire dans toute l'Amérique es-
pagnole, un chant satirique qui a souvent
excité la colère de nos matelots et provo-
qué des scènes de pugilat dont le dénoue-
ment se fait toujours à coups de stylet. Oui,
mon impudent compagnon eut l'effronterie
de vouloir me chanter, à moi qui lui offrais
un réal en paiement, l'épopée qui com-
mence par ce vers sublime :
Losfranceses no tienne de plala ', elc, etc.
«Coquin! m'écriai-je en lui serrant le
bras de toutes mes forces, tais-loi ! »
Il comprit l'apropos de ma protestation
patriotique, et commença aussitôt un au-
tre chant. Mais je l'arrêtai encore au dé-
but en lui disant :
«Atteîition! relève bien le point oit se
trouve le navire et gouverne droit dessus.»
Car en ce moment le fanal, qui jusqu'a-
lors avait brillé immobile à la tête du grand
mât, descendait lentement vers le pont; une
minute après il remonta à son poste, puis
descendit pour reuionter, redescenditeuco-
re et disparut enfin tout-à-fait. Voilà qui est
extraordinaire, pensais-je. Les mouvements
du fanal et sa disparition doivent êîre mo-
tivés; ce sont des signaux. A qui sont-ils
adressés.? Ce n'est pas l'officier de quart
qui rappelle notre capitaine ; notre capi-
taine est rentré à bord dès le crépuscule.
J'étais vivement intrigué par cette télégra-
phie nocturne, et la curiusité me poussant,
je m'emparai d'un aviron et me mis à ramer,
afin d'activer la marche du canot, et de sa-
voir au plus tôt ce qui se passait à bord.
Mais nous n'en n'avançâmes pas plus rapide-
ment ; la folle, la capricieuse brise de terre
abandonna notre voile ; la marée, qui de-
puis cinq heures du soir avait fait route
pour la haute mer, rebroussa chemin , il
nous fut impossible de l'étaler, de lutter con-
tre elle avec nos deux seuls avirons, et nous
nous en allâmes en dérive vers le fund d'une
giantle anse taillée dans les hautes terres
du cap Estera. Alors je n'eus plus que
(1) Les Français n'ont pas d'argent:
88
deux partis à prendre : ou bien tlebaniuer
dans cette ansi; et me refngier jusqu'au jour
dans une des cabanes du petit hameau bâti
sur le rivage, ou bien encore laisser arri-
ver pour Talcahuana que j'atteindrais avant
mie demi-heure. Ce dernier parti me sembla
le plus confortable, car la chinganas que
j'avais tant méprisée après les funérailles
de l'enfant durait encore, et j'y serais chau-
dement reçu. J'ordonnai donc à mon cano-
tier de virer de bord. A peine avions-nous
parcouru quelques mètres du côté de la
ville qu'un bruit sourd, mais régulier et ca-
dencé, retentit à nos oreilles. Ce bruit était
celui d'avirons fendant les vagues avec
promptitude et vigueur, et l'embarcation
d'où il partait semblait se diriger vers le
fond de Ja crique que nous quittions. J'é-
coutai attentivement, j'étudiai ce bruit, et
reconnaissant, à ne pas m'y tromper, la
marche d'une de nos pirogues , je la hélai
en espagnol : « Ohé ! de la baleinière, ohé !•
La mystérieuse embarcation s'arrêta tout à
coup, et un silence complet fut la seule ré-
|)onse que nous en reçiimes. Mon compa-
gnon de route, lui, fit un mouvement et
une manœuvre que je m'expliquai plus tard,
maisdtintjeneme rendispascomptealors.il
sortit de son apathie habituelle, se redressa,
arrangea ou parut consolider un objet qu'il
portait caché sous les plis de son poncho,
puis s'emparant d'une pagaye, dirigea le
canot avec une agilité merveilleuse vers
l'endroit où s'était arrêtée la pirogue in-
connue. La nuit était noire, noire à ne rien
apercevoir à une longueur d'aviron. Un
feu qui brillait sans doute à travers la porte
entrebaillée d'une des cabanes du rivage,
faisait seul reconnaître le gisement du fond
de la crique, et c'est vers ce feu que mon
compagnon pagayait avec tant d'ardeur. Il
n'y avait encore que peu de jours que j'étais
arrivé à Talcahuana; mais j'avais déjà en-
tendu dire que les habitants de ce hameau
nr jouissaient pas d'une réputation d'hon-
nèlct. ,;;cns, et que le suir il u'ctait pas pru
dent de prolonger ses promenades dans
leurs parages. La manœuvre de mon pa-
tron de barque me paraissait donc suspec
te, et si elle ne m'épouvantait pas, du moins
elle m'inquiétait assez pour que je lui inti-
masse l'ordre de gouverner immédiatement
sur la ville ; mais il ne fit aucun cas de mes
ordres, et continua sa route vers le feu.
— J'ai affermé ta barque, lui dis-je à voix
basse, et si tu ne m'obéis pas je ne te paierai
point. »
Il ne lit pas attention à cette menace.
«Situ continues, je t'assomme à coup
d'avirons... •
Il continua toujours.
• Si tu ne l'arrêtes, je te jette à l'eau. •
H ne s'arrêta pas.
« Si tu pagayes encore, je prends mes
pistolets de poche et je te fais sauter la
cervelle... «
Il pagaya encore plus fort.
Exaspéré, ne sachant que faire, que ré-
soudre et ne voulant plus me laisser con-
duire où son caprice et ses mauvais desseins
peut-être me conduisaient, j'eus l'idée,
l'inspiration de ni'écrier encore une fois,
mais en français, en bon français :
«Ohé, de la baleinière, ohé! à moi, si
vous êtes de la Vaillante! »
Soudain des éclats de rire étouf/és sor-
tirent de l'obscurité à moins de quatre mè-
tres de nous, et une voix bien connue, une
voix amie, me répondit d'un ton voilé,
bas et sifflant :
« C'est donc vous?... Eh ! que faites-vous
là?...
— Parbleu ! répondis-je sur le même ton,
comprenant qu'il se jouait ici quelque scène
mystérieuse et que des oreilles étrangères
étaient à craindre, parbleu ! je voulais re-
tourner à Talcahuana ou à bord de la Vail-
lante, et un scé\ér<i\ de pêcheur, qui m'a loué
son canot, veut me conduire au fond de
cette crique. Approchez, et délivrez-moi.
— Signer ! dit alors d'un ton patelin mon
pécheur, qui ne pagayait |.|u5, je voulais
89
vouscoiuluire auprès de la pirogue île votre
fregata.
— Tiens, lui dis-je en sautant dans no-
ire I)aleinière, voilà un real pour ta bar-
qiiasse, la chanson et ton obéissance, et file
bien vite ton nœud par oii tu voudras. »
[.e pêcheur inurninra un gracias signor^
et prenant un aviron raina vers la ville.
» Vous nous avez fait une tière peur, avec
votre youyou\ me dit rolficier qui com-
mandait l'embarcation.
— Pourquoi?
— C'est que je croyais avoir rencontré
des douaniers.
— Des douaniers ! est-ce que vous n'allez
pas à terre à la chinganas ?
— Ah! bien oui, la chinganas; on y
pense!... je suis en corvée de contrebande.
Regardez ces ballots ; il y en a quatre, (jua-
trc remplis de soieries de Lyon que le géné-
ral de Conception a achetés hier à notre ca-
pitaine. Au fond de la baie des cavaliers
nous attendent; nous leur avons donné le
signal convenu, en halant bas, par trois
fois, notre fanal du grand mât. Demain ma-
tin ces ballots seront rendus à Conception,
et les demoiselles du général s'y tailleront
des ornements pour la grande chinganas-
tertullias qui a lieu dans huit jours chez le
gouverneur de la province. Ah ! par exem-
ple, à celle-là nous irons, nous danserons
et nous verrons briller la «oie que nous
allons déposera terre, à la barbe du fisc
et au mépris des lois. Par ma foi ! si ce
n'était pour des dames, je ne me serais
pas chargé de cette opération de contre-
bande, et si le capitaine m'avait donné du
vin de Bordeaux à débar(|uer en fraude, je
l'aurais peut-être bu pendant la route... ■>
Celui qui me parlait ainsi était le lieute-
nant de notre navire, franc breton et intré-
pide marin, qui attaquait une baleine comme
il aurait attaqué une mouche... A ce propos,
il faut que je vous fasse un aveu que j'avais
éludé de faire jusqu'à présent... .Je vous
(I) l'clit bateau.
déclare donc que la Vaillante n'était ni une
orgueilleuse corvettedeguerre, ni un coquet
trois-mâts marchand, mais, hélas ! un ba-
teau chasseur de baleines et de cacha-
lots, un vil pêcheur d'huile, qui venait
se ravitailler dans la baie de la Concep-
tion ! ! !
MM. les capitaines baleiniers ont l'ha-
bitude d'emporter, en quittant leur port
d'armemerit, quelques tonneaux de pacotil-
les, et partout où ils relâchent, ils cher-
chent à introduire ces marchandises en
franchise forcée. Quand ce petit couimerce
réussit, il est grandement lucratif; mais
quand la douane, qui ouvre l'œil partout
et ne s'endort jamais, saisit les fraudeurs au
passage, alors c'est différent, il y a confis-
cation absolue et des marchandises et même
du navire. Nous en avions ici un exemple
sous nos yeux ; un exemple qui aurait dû
intimider notre capitaine, car depuis neuf
mois un trois -mâts américain des Etals-
Unis se balançait captif à l'ancre, au fond de
la baie, avec le pavillon chilien à son arti-
mon, et des soldats chiliens garnisaires de
son tillac, et cela parce que le capitaine
américain avait été surpris débarquant illé-
galement un boucaut de tabac de Kentucki.
Mais notre chef, prudent et audacieux, avait
combiné d'avance toutes les chances favora
blés à la réussite de sa contrebande. Il avait
choisi pour l'opérer une nuit obscure et
sans lune. La meilleure marcheuse d'entre
nos pirogues, nos plus vigoureux matelots
et le plus actif et le plus adroit de nos of-
ficiers transportaient à terre ces ballots de
soieries 5 les cavaliers qui devaient se tenir
prêts à les recevoir sur la croupe de leurs
chevaux avaient dû se rendre au lieu du
rendez- vous sans traverser la ville de Tal-
cahuana ; il savait aussi que les officiers de
la doudne passeraient la nuit dans la chin-
ganas^ dont je vous al parlé.
« Attention, mes fils! dit tout bas notre
lieutenant, écoutons, et sachons si le you-
you retourne à la ville. »
90
Nous écoutâmes tous, tête penchée vers
les flots, et nous n'entendîmes rien.
«Le youyou ne remue pas, ajout;i-t-il, il
ne peut pas être loin, et l'on entendrait
comme tout à l'iieure le bruit de sa pagaye,
s'il faisait route n'importe pour quel en-
droit. Quel est cet homme, le connaissez-
vous?
— Il est pêcheur, répondis-je; je l'ai
trouvé, lui et son canot, échoués sur les
js'alets devant la douane, et il avait con-
senti à me reconduire à bord moyennant
un réal.
— Qu'a-t-il dit ? qu'a-t-il fait quand vous
avez entendu tous les deux le bruit de nos
avirons, et que nous nous sommes arrêtés
aussitôt votre hélage en espagnol ?
— Il s'est mis à pagayer vers vous ou vers
le feu du rivage, malgré mes ordres con-
traires, et son canot, que j'avais cru jus-
qu'alors être aussi bon marcheur que la
bouée d'une ancre, a filé, filé rapide comme
un pingouin qui nage en pleine mer.
— Je n'ai pas vu la tournure de ce par-
ticulier, que vous appelez un pêcheur de
poissons, reprit le lieutenant après un ins-
tant de silence ; mais je n'aime pas ses al-
lures, elles sentent le Gabelou... Uolà! en-
fants ! pas de sottises : tant pis pour les
robes des filles du général ; en route pour la
Vaillante, et nage à tour de bras. »
Aussitôt chaque rameur saisit la poignée
de son aviron, se rejeta en arrière, .courba
le dos, raidit les bras... puis la baleinière,
après avoir pivoté sur son centre, bondit
avec fracas dans la direction du navire.
Nous arrivâmes en moins de cinq minu-
tes auprès d'un promontoire derrière le-
quel était l'ancrage de la Vaillante.
« En douceur, en douceur, matelots, dit
alors le lieutenant, nage en douceur. «
Nager en douceur , c'est ramer avec
moins de force qu'à tour de bras, c'est cou-
per plus mollement la vague avec la pelle
de l'aviron , c'est agir de manière que l'é-
lan de la pirogue diminue graduellement
d'intensité. Les matelots obéirent, et grâce
à cette manœuvre le bruit de notre marche
s'éteignit peu à peu dans l'espace et s'en
alla si bien smorzendo, que l'homme du
you-you dut nous croire déjà arrivés à
bord du navire, tandis que nous étions
encore près de la grève du promontoire.
« Halte ! maintenant, et l'oreille au bos-
soir. '
Toutes les oreilles obéirent à cet ordre
du lieutenant^ mais aucune n'ayant en-
tendu ricocher sur les Ilots de la baie un
son, un bruit qui put nous alarmer, il dit :
« Rentrez les avirons ; et vous, Jacques
et Thomas, debout; prenez chacun une
gaffe et faites-nous glisser le long de l'at-
terrissage ; il n'y a pas ici plus de deux
pieds d'eau; toi, Pierre, veille bien par-de-
vant, de peur que la pirogue ne se défonce
sur une pointe de rochers , et vous, les au-
tres, ouvrez l'œil, ne vous bouchez pas les
oreilles et surveillez les gabelous... les de-
moiselles du générai auront leurs robes. »
La pirogue , en tâtonnant ainsi et en
suivant toutes les sinuosités du rivage ,
rentra dans la crique du rendez - vous.
Après un quart d'heure d'une marche à pas
de tortue, le feu que nous avions perdu
de vue reparaissait encore plus brillant
que d'abord, et à quelque distance de lui
une flamme bleuâtre étiucelait de temps
en temps au milieu de l'obscurité.
« Tout va bien , mes fils ! murmura Le
Flem ( c'est ainsi que se nommait notre
lieutenant), tout va bien; les douauiers
n'ont pas surpris nos cavaliers qui brûlent
des amorces pour nous faire signe que nous
pouvons les accoster en toute sûreté ; cou-
rage! et encore une douzaine de bons coups
de gaffe. •
Un instant après, la proue de notre piro-
gue touchait les galets du rivage, devant la
cabane où flamboyait un feu clair. Des for-
mes humaines se dessinèrent en silhouettes
sur les lueurs de ce feu, et un inconnu nous
dit :
91
o Ouste pescadores Franceses ? i bane où ils furent immédiatement échangés
— Yes, wylord, » répondit Le Flem, en } contre un rouleau d'onces d'or,
riant; puis nos matelots s'emparèrent des | (La suhe à un prochain numéro.)
ballots desoierieset les portèrentdaus laça- \ Félix Maynard
COURRIER DE PARIS.
28 février.
A cette heure où je t'écris, chère Eugé-
nie, je te vois assise entre mes gentilles
cousines; ces leçons, qu'elles reçoivent avec
autant d'application et de plaisir que tu les
donnes avec bonté et tendresse, viennent
de (inir; Pauline et Lucie sont récompensées
par de douces paroles et par des baisers, et
si la joie anime leurs charmantes figures,
elle ne brille pas moins dans tes yeux.
Et moi aussi, je viens d'embrasser ma
petite Aline dont les progrès me sont une
si douce jouissance; elle me quitte pour
aller jouer, mais comme elle sait très bien
que c'est à toi que j'écris, elle me recom-
mande de te dire que tout le monde ici est
content d'elle, et qu'il faudra donc que tu
l'aimes toujours.
Quoique je sois à Paris, et que tu sois
bien loin, et presque à la campagne, nous
pouvons, grâce à la similitude de nos de-
voirs, de nos affections, de nos goiits et de
eette éducation que nous avons reçue en
commun des meilleurs et des plus tendres
parents du monde, nous pouvons, dis-je,
nous voir par la pensée presqu'à toute heure
du jour ; et je ne sais rien de plus consolant
dans l'absence que de pouvoir se dire à coup
sûr : elle est là, elle fait ceci, elle me re-
garde et je la vois. Certainement Shaks-
peare n'avait pas la même consolation lors-
qu'il adressait à une personne aimée les
vers que mon oncle Jean nous a donnés à
traduire. Malgré cette réflexion, je suis fort
de l'avis du poëte en ceci, que j'aimerais
bien que tout mon être put franchir la dis-
tance qui nous sépare, mais je ne vais pas
au-delà et (peut être est-ce l'effet d'un
reste de rancune que je lui garde pour la
peine qu'il m'a donnée à le traduire) je
trouve un peu d'exagération etdepréc/eua;,
oserais-je dire, dans sa pensée. Pour l'ex-
pression, je ne saurais la juger, même entre
nous deux ; mon oncle, qui a un profond
respect pour Shakspeare, ne m'a point blâ-
mée ; mais il a excusé le poëte en me disant
que cette exagération, dont je me plains,
éiait tout-à-fait dans le goût littéraire de l'é-
poque de la jeunesse de Shakspeare.
Voici ma traduction :
« Si mon être était toute pensée, l'inexo-
« rable éloigncment n'arrêterait pas mon
« essor. Alors, en dépit de la distance, je
« parviendrais jusqu'aux lieux éloignés où
« tu as ton séjour. Peu importerait alors que
«je fusse loin, bien loin de toi, puisque la
« rapide pensée s'élancerait au - delà des
« terres et des mers en aussi peu de temps
« qu'elle en mettrait à songer au lieu où elle
«voudrait être; mais, hélas! cette pensée
« me tue, qui me fait sentir que je ne suis
« pas pensée pour franchir, lorsque tu es
« partie, le vaste espace qui me sépare de
«toi. »
Les vers sur la fragilité de la beauté
m'ont semblé moins difficiles à tiaduire,
mais encore bien assez, quoiqu'ils soient
très faciles à conjprendre. Les voici :
« La beauté est un bien incertain et fri-
' vole , un lustre éclatant qui s'éteint tout
• à coup , un bouton qui meurt en mnae
92
« temps qu'il lleurit, un cristal fragile qui
« se brise en un instant. Bien incertain,
«lustre, cristal, bouton de fleur; perdu,
« éteint, brise, mort avant qu'une heure se
«soit ëcoulëe. •
La prose de Boccace sera beaucoup plus
aise'e ; je viens de lire avec mon oncle le
passage que je vais écrire sous sa dictée; il
me fait remarquer que cette anecdote a la
tournure orientale; et, en effet, il semble
qu'on lise un conte des Mille et une
Nuits^ tout les rappelle jusqu'aux noms;
mon oncle pense que cela s'explique par les
relations fréquentes qui existaient au qua-
torzième siècle entre l'Italie et le Levant.
Écrivons:
« Certissiuia cosa è ( se l'eile si piio dare
« alIc parole d'alcuni genovesi et d'allri uo-
« mini che in quelle contrade stati sono),
« che nelle parti del Cattaio fu già uomo
« di legnaggio nobile e ricco senza compa-
« razione, e per nome chiamato Natan. Il
« quale avendo un suo ricetto vicino ad
« una strada per la quai quasi di nécessita
« passava cioscunochedi Ponente verso Le-
« vante andar voleva o di Levante in Po-
• nente, et avendo l'animo grande e libe-
« raie e disideroso che fosse per opéra co-
• nosciuto, quivi, avendo molti maestri,
« fece in piccolo spazzio di tempo fare un
« de' più belli e de' maggiori e de' più ric-
« chi palagi che mai fosse stato veduto, e
« questo di tulfe quelle cose che opportune
« erano a dovere gentili uomini ricevere e
« onorare fece ottimamente fornire. Et
« avendo grande e bella famiglia, cou pia-
• cevolezza e con testa chiunque andava e
« veniva faceva ricevere et onorare. Et in
" tanto perseverù in questo laudevol cos-
« tume, che già non solamente il Levante,
« ma quasi tutto il Ponente par fama il co-
« noscea. Et essendo egli giii d'anni pieno,
« ne perî) del corteseggiar divenuto stanco,
« avvenne che la sua famaagii orccchi per-
« venue d'un giovane chiamato Mitridancs,
• di pacse non guari al suo IuhIhiio. il
« quale, sentendosi non meno ricco che Na
" tan fosse, divenuto délia sua fama e délia
" sua virtù invidioso, seco propose con
« maggior liberalità quella o annullare o
« olfuscare. Ë fatto fare un palagio simile a
- qncTo di Natan, cominciù a fare le più
« Sïiiisurate cortesie che mai facesse alcuno
« altro, a chi andava o veniva per quin-
• di ; e senza dubbio in piccol tempo
« assai divenue famoso. Ora avvenne un
« giorno che dimorando il giovane tutto
• solo uella corte del suo palagio, una fe-
" minellaentrafadentro per una délie porte
« del pdlagio gii domandô limosiua et eb-
« bêla ; e ritornata per la seconda porta
« pure a lui, ancore l'cbbe, e cosi successi-
« vameute infiuo al|;i diiodt'cima ; e la tre-
« décima volta tornata disse Milridanes :
« Buona femina, tu se' assai sollecila a
« questo tuo dimandare ; e nondimeno lei
• fece limosina. La Vecchierella, udita ques-
« ta parola, disse: « 0 liberalità iH Natau,
« quanio se' tu maravigliosa! che per tren-
« tadue porte che ha il suo palagio, si corne
<• questo, entrata e domandaiagli limosina,
« mai da lui, che egli mostrasse, riconos-
" ciufa non fui, e sempre l'ebbi : e qui non
« veuutaancora se non per tredeci, e rico-
" nosciuta e proverbiala sono stata. »
Voilà une bien grande magnificence.
La magniBcence dont on s'entretient le
plus aujourd'hui, c'est celle des bals et des
concerts, et cela ne fait point de tort à la
charité, au contraire, puisque les uns et les
autres la servent souvent et que le luxe
des salons et des toilettes fait vivre une
multitude de gens de toutes sortes de pro-
fessions. C'est ce qu'il ne faut pas oublier,
dit souvent mou père; bien qu'assurément
il soit loin d'aimer le luxe pour lui-même.
Ici, tu le sais bien, le confortable et le bon
goût régnent uniquement, et la plupart de
nos amis n'ont pas moins de simplicité que
nous. La dernière soirée de ma mère en
ferait loi.
Notre petit eoureit ;i étc écuuto avrc Tin-
93
ilulgeiice que nous sommes tûiijoiirs sûrs
de trouver dans notre bienveillant audi-
toire.
Les plus jeunes de nos artistes, Julie et
Zoé, ont joué deux airs variés de Lecarpen-
tier, op. 05; l'un sur un motif de Donizetli,
l'autre sur un motif de Mercadante. Quoi-
que très faciles, ces doux morceaux ont
vraiment fait plaisir, car ils sont très bril-
lants.
Pour moi, j'ai joué une fantaisie de Kalk-
breiîiier sur le Roi d'Yvetot; cet ouvrage
n'exige pas que l'on soit très forte, et, par
conséquent, il ne te conviendrait guère
couiuie étude, mais il est si parfaitement
écrit pour le piano, qu'on peut, en s'amu-
sant beaucoup, perfectionner son exécution,
et c'est ce qui me l'avait fait adopter. Les
tours de force ne sont pas toujours ce qui
me fait le plus de plaisir, dit uja grand'-
luaman; mon père est de cet avis, et je crois
que mon oncle pense de même ; essaie donc
de la fantaisie de Kalkbrenner, je suis sûre
qu'elle lui plaira. Gabrielle et moi, nous
avons chanté les romances et chansonnettes
de l'album de raudemoiseVe Puget que je
t'ai déjà mentionnées; et puis la soirée s'est
achevée gaîment en dansant des contredan-
ses que nous jouions à tour de rôle, et que
mou frère m'avait apportées il y a quelques
jours.
. Notre orchestre de danse était vraiment
magnifique : le violon de Léon, le cornet ii
pistons et le flageolet de nos cousins Georges
et Ernest faisaient un effet superbe et assis-
taient merveilleusement le piano.
Zoé a joué le quadrille très facile et très
bi illant ayant pour titre Paul et Virginie^
par Alphonse Leduc. La lithographie qui
orne le titre de celui-ci est si jolie, que
Pauline serait enchantée de pouvoir le jouer,
rien que pour voir Pdul et Virginie port('s
par les nègres.
Le quadrille du Bonhomme Dimanche,
composé par Musard pour les bals de l'O-
péfa,el tiréde lalbum de mademoisille Pu
get, a enlevé les danseurs. C'était moi reite
fois qui tenais le piano.
Gabrielle, qui a joué celui du Roi d'Yve-
tot, a eu un succès incontestable et bien
mérité. Ce quadrille est encore de Musard.
Celles de nos amies qui ne pourraient
former un orchestre aussi complet que le
nôtre, trouveront toutes ces contredanses
pour deux et quatre mains sur le piano, et
ce sera encore fort joli.
Comme Gabrielle et moi nous ne valsons
pas, c'est nous qui avons joué toutes les
valses, et d'abord une suite de valses de
Tolbecque (toujours sur le Roi d'Yvetot)^ et
puis encore une valse et un galop tirés du
même opéra et arrangés par Burgmiiller. Le
tout a fait une charmante soirée qui a paru
agréable à tout le monde.
Si tu veux plus de détails encore, je te
dirai quelles étaient les toilettes de nos
meilleures amies, et, à cef compte, je devrai
commencer par celle de maman, qui avait
une robe de poult de soie gris, avec un ca-
nezou à la Robert dont je t'envoie le patron
et le dessin ; ce canezou , en imitation
d'Angleterre , était doublé de marceline
rose.
Madame de C... avait une robe de pékin
noir, une berthe en dentelles, et sur la tète
des barbes de dentelles avec des roses.
Gabrielle, une robe de crêpe blanc à deux
jupes relevées à droite et à gauche, au bas
des jupons, avec des bouquets de violettes
de Parme retenus par un ruban de satin
montant jusqu'à la ceinture.
Dans les cheveux, une guirlande de fleurs
naturelles de violettes de Parme ei de
bruyères, posée sur la natte de derrière et
formant des bouquets à droite et à gauche,
qui accompagnaient les touffes de cheveux
frisées à l'anglaise; celles-ci tombaient assez
bas sur les joues, mais sans exagération ce-
pendant. Madame de C... est comme ma-
man, et dit qu'une jeune personne doit évi-
ter avec soin tout ce qui pourrait attirer les
regards sur elle.
9>i
La robe de ma petite Aline était en barége
uni doublé de marccline rose, avec trois plis
au bas du jupon ; le corsage décolleté, avec
une berthe pareille à la robe; ses cheveux
partagés en deux nattes tressées tout au bas
de la tête, et nouées avec des rubans roses.
Et moi, chère Eugénie, j'avais mis la robe
de tarlatane doublée de rose, dont je t'ai
envoyé le modèle; mes cheveux de de-
vant, que j'avais nattés la veille, formaient
des bandeaux un peu ondulés ; ceux de
denière étaient réuni-s dans une seule natte
tournée en couronne, placée très en arrière
de la tête. Pour orner cette coiffure si sim-
ple, un peigne Joséphine et une demi-guir-
lande de camélias blancs et de bruyères
roses naturels, que j';!vais montée moi-
même avec du laiton vert que nous em-
ployons pour faire des fleurs. Mais en vnilà
bien assez sur les toileties; si mon oncle
arrivait en ce moment, c'est pour le coup
qu'il pourrait rire et nie demander si je
t'envoie un journal de modes. Le carnaval
est notre excuse.
Les soirées de danse et de musique, si
nombreuses en ce moment, ne font cpp<^n-
dant aucun tort à nos soirées de travail et
de réunions iniimes. Notre jour des pauvres
est toujours l'un de ceux qui nous procu-
rent le plus de douce gaîlé. C'est qu'à ren-
contre des autres soirées, dont il ne nous
reste le lendemain que de la fatigue, nous
conservons de celle-ci un bon souvenir tiré
du contentement de nous-mêmes. Aussi le
zèle d'aucune travailleuse ne se ralentit, et
dans ce moment, c'est à qui fera les plus
jolis ouvrages pour la loterie que prépare
madame deC...
Le crochet se montre toujours sous toutes
les formes: bourses, sacs, bonnets d'hom-
me, ceux-ci avec de la laine, de la soie et de
l'or; ceux-là avec la soie, l'or et les perles
d'or ou d'acier ( aujourd'hui on met de l'or
partout et jusque dans la tapisserie ), cro-
chet uni, crochet allemand, crochet à jour
simple ou à double maille et formant da-
mier, tous les crochets possibles sont fort
eii vogue. La tapisserie n'y perd rien et se
voit toujours dans beaucoup de mains. Pen-
dant que nos aiguilles de toutes sortes, nos
crochets et nos navettes fonctionneut à qui
mieux mieux, nos frères et nos cousins em-
ploient très utilement, et très agréablement
aussi, leurs crayons et leurs pinceaux dans
le but qui nous est commun, et rien n'est
plus charmant que cette activité.
Tu trouveras dans la planche de dessins
que je t'envoie, deux signets qui font partie
des lots de la loterie.
Le n° 1 est un signet destiné à mettre
dans un livre de messe, c'est pourquoi le
dessin qui est dessus forme l'anagramme
du nom de Jésus.
Le no 2 est un signet qui ne diffère du
précédent que par le dessin, parce qu'il
doit trouver sa place dans un volume quel-
conque.
Le premier est brodé sur du velours gre-
nat avec de l'or appelé bouillonné : cet or
se coupe par petits morceaux plus ou moins
loiigs, suivant la partie du dessin à laquelle
on veut l'euiployer, puis avec une aiguille
fine enfilée de soie couleur d'or, on fixe le
bouillonné sur l'étoffe en passant son ai-
guille dans ce bouillonné Ce bouillonné
oceupe alors, sur l'objet qu'on brode, la
même place, un peu plus épaisse, qu'y oc-
cuperait la soie si l'on brodait tout simple-
ment en soie au passé.
L'autre signet est en velours vert ; les lo-
sanges sont brodés avec du cordonnet d'or,
cousu sur le velours, et dans leurs milieux
j'ai mis trois perles d'or.
Pour monter l'un ou l'autre, taille deux
petits morceaux de carton semblables au
n" 1 ou au n° 2, couvre l'un de ces mor-
ceaux de carton avec ton velours brodé ;
l'autre, tu l'envelopperas d'étoffe de soie
d'une couleur pareille à celle du velours ou
de toute autre couleur, pourvu qu'elle aille
bien avec celle du dessus, conmie bleu ciel
et grenat, blanc et vert, cerise et vert , etc.
95
Alors coupe douze petits morceaux , de
30 centimètres, de ruban, appelé sig7}et ; aie
soin d'en varier agre'ablement les couleurs,
et couds six à droite et six à gauche, en
dedans du morceau de carton enveloppé
d'étoffe de soie.
Après cetle besogne finie, applique le
dessus brodé sur le dessous uni, couds-les
ensemble par un pefit siirgetet cache cette
couture avec un petit lacet d'or, que tu cou-
dras aussi.
Pour donner un peu de poids aux petits
rubans, qui tomberont ainsi plus naturelle-
ment dans un livre, tu enfileras en bas, au
bout de chacun d'eux, uneperlesoit d'or, soit
de corail, etc. Comme j'avais quelques per-
les de corail , je lésai mises au bas des ru-
bans de ces deux signets, et je les ai placées
entre deux petites perles d'or, ce qui les
relevait beaucoup, et a été trouvé très joli -,
puis, au-dessous de chaque bout de ruban
ainsi orné de perles, j'ai fait un petit nœud
pour les retenir.
Tu trouveras que le dessinateur a été pro-
digue de bouts de rubans; mais tu n'en
tiendras compte.
Le no 3 est le canezou en imitation d'An-
gleterre, dont je t'ai parlé plus haut. Tout
dessiné et prêt à broder, il avait coulé, chez
madame David, 9 fr. Les deux petits cols
de la dernière planche étaient aussi du pas-
sage Choiseul, et du prix de 2 fr. 50 c.
Le n° i est la moitié du dos de ce cane-
zou ; sa forme t'indique tout de suite qu'il
doit être froncé par le bas.
Le no 5 est le petit col qui est un mor-
ceau séparé, et que j'ai fait mettre sur le
dessin à l'endroit qu'il doit occuper pour
économiser la place.
Le n" 6 est le revers d'un côté du devant,
et puisqu'il se renverse sur ce devant com-
me les revers d'un habit d'homme, tu con-
çois que l'endroit de la broderie doit se
trouver k l'envers de. la broderie du mor-
ceau tout entier, formant un des côtés du
devant.
Ce devant tout entier, je n'ai pu le met-
tre faute de place; mais lu en trouveras le
patron au n° 7, et le revers étant dessiné, et
le semé le même pour tout, tu n'en as pas
besoin pour faire parfaitement ton travail
tout entier.
Le n° 8 est un bout de bordure pour le
devant du canezou, du côté de l'épaule.
Si tu voulais faire ce dessin beaucoup plus
simple, lu pourrais te borner à ne faire tout
autour que la bordure qui se trouve au bord
du revers, et faire plus de semé.
Le n» 9 est ce qu'on appelle un tour de
bonnet pour mettre sous un chapeau.
Pour en faire un semblable, il faut 3 mè-
tres de ruban n° 12 et de la paille iaitonnéc
(lu sais que la puille laitonnée est une petite
tresse en paille de riz sur le milieu de la-
quelle on a cousu un laiton).
Coupe un morceau de 50 centimètres de
cette paille laitonnée, plus deux autres mor-
ceaux de 30 centimètres environ.
Couvre chacun de ces deux derniers mor-
ceaux avec du ruban que tu roules dessus
de biais ; arrête avec quelques points.
Réunis ces deux morceaux au grand mor-
ceau à une hauteur d'environ 11 centimè-
tres de chacune des extrémités de celui-ci.
Cela formera trois cintres séparés les uns
des autres dans leurs milieux, et se rappro-
chant toujours un peu jusqu'au point de
leur jonction complète.
Alors couvre aussi de ruban ce que tu
n'as pas couvert encore. Ceci fini, coupe dix
bouts de ruban de 10 centimètres chaque.
Tu en formeras huit coques; ces coques se
font en repliant le ruban sur lui-même par
la moitié, et en le pinçant ensuite du bas, à
droite et à gauche, de manière à en rappro-
cher les deux côtés du centre.
Prends trois de ces coques ; couds-en une
de façou à ce qu'elle couvre le point de
jonction de tes trois autres; couds en une
seconde à 1 centimètre environ au-dessous
et un peu à droite ou à gauche, selon le
côté par lequel tu as commencé.
9f;
' La troisième coque devra ^irc placée \m
peu plus bas, ef inclinée du côté opposé à
la seconde.
Entre ces coques et celles que tu vas met-
tre au-dessous, en les renversant de ma-
nière qu'elles soient opposées aux premiè-
res, tu laisseras un intervalle de 15 à 18
millimètres.
Ces dernières coques, au nombre de cinq,
seront disposées en s'élargissant un peu au
bas des joues. Sous la dernière coque, en
l'attachant, tu poseras le bout de ruban qui
termine.
Alors prends le dernier bout de ruban de
10 centimètres, et, croisant les deux extré-
mités de ce ruban en les i)assant Tune sous
l'antre, noue -les connue on noue deux
morceaux de cordons que l'on veut réunir ;
mais ne serre pas le nœud, et laisse-le ou-
vert avec grâce; alors, tu le poseras sur
l'espace laissé vide entre les coques d'en
baut et celles d'en bas, en ayant soin de re-
plier proprement les bouts sous la paille
couverte de ruban
Voilà pour un des côtés du visage. Fais
l'autre pareil à celui-ci. et puis tu coudras,
à la naissance des coques de droite et de
gauche, un bout de faveur qui servira à re-
tenir celte coiffure sur la tête, en la nouant
dessous le chignon.
Tu pourrais encore, à la place des coques,
placer à droite et à gauche un chou ayant
trois bouts de ruban, ce qui formerait une
jolie coiffure que tu pourrais garder nu-
tète.
Mo;i l)ieu ! je vois mon papier finir en
[ mt^me temps que l'heure que je consacre à
t'écrire, et je veux pourtant te donner en-
core un moyen pour nettoyer tes gants; on
en use tant dans cette saison ! Ce moyen, je
ne l'ai pas inventé, mais je l'ai trouvé.
C'est une espèce de pommade appelée sa-
ponine, eique l'on vend ici chez Duvigncau,
pharmacien, mais je ne doute pas que tu te
la procures facilement dans ton voisinage.
Celte pommade coûte 2 francs le pol, et l'on
peut nettoyer au moins 20 paires de gauls
avec.
Pour cela, on prend un morceau de lla-
nelle, on le frotte légèrement de saponine^
puis, après avoir étendu sur une table la
partie du gant que l'on veut nettoyer, on la
frutte avec la flanelle, et l'on voit tout aus-
sitôt la tache quitter le gant et se montrer
sur la flanelle; alors on prend la flanelle
plus loin pour rimbd)er encore de saponine,
et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'opération
soit finie.
J'ai nettoyé ainsi , non-seulement mes
gants, mais encore ceux de mon frère, qui
était enchanté. J'oubliais de te dire que cela
ne peut se faire que pour des gants glacés.
Ce que je n'oublierai pas, c'est de t'em-
brasser, de me recommander au tendre et
bienveillant souvenir de mon cher oncle,
de dire à mes petites cousines que je suis
ravie de savoir qu'elles travaillent si bien,
et à toi, que je meiu's d'envie de te revoir;
conunent pourrait-on oublier ce à quoi l'on
pense toujours?
Marie d'Aisgremont.
)®
mes, d'au,
ne l'était i
pays civil i
Californie
bœufs ; le
avec desi
Pécherais
lui, se cod|
pieux; ent
branches
feuilles, pu'
de la boue, ei murailles et toiture se trou-
vent ainsi fabriquées, et il demeure là-des-
sous!... Il n'a ni meubles, ni cheminée, ni
(1) Voir page 80.
N. 4—1'" AVRIÎ. 1843, — Xr ANNÉE.
a-tspagne que nous avons si souvent con-
templés à rétdiage des marchands de gravu-
res. Cet homme donna quelque medios^ au
(2) Bois de chêne très rouge.
(3) Petite monnaie d'argent valant trente renUmes.
97
CORRESPONDANCE IVOUTRE-MER.
TROISIÈME LETTRE*.
« Maintenant, good morning etfarewel,
mylords, s'écria Leilem \ et nous, enfants,
retournons à bord, l'affaire est faite... si les
filles du géne'ral ne sont pas contentes de
ces étoffes, elles n'ont qu'à me l'écrire poste
restante, en Europe; je leur apporterai d'au-
tres nouveautés à mon prochain voyage.»
Et cela disant, il avait décacheté le rou-
leau d'onces, et faisait résonner dans la po-
che de son paletot les joyeuses pièces d'or.
Moi , pendant que se terminait cette
transaction de contrebandiers, j'eus le loi-
sir de contempler et la cabane oîi nous
étions entrés et les êtres qui l'habitaient,
et les quatre Chiliens qui se préparaient à
poser nos marchandises sur la croupe de
leurs chevaux. La cabane! oh! la misère la
plus incommensurable ne s'est jamais ré-
fugiée sous un plus misérable abri. J'ai vu
les huttes des pécherais de la Terre-de-Feu,
les huttes des Nouveaux-Zélandais , les
huttes des Californiens, eh bien ! je n'en n'ai
jamais vu d'aussi délabrées, d'aussi inti-
mes, d'aussi dégoûtantes de sauvagerie que
ne l'était celle-ci , bâtie cependant dans un
pays civilisé et à la porte d'une ville ! Le
Californien couvre sa demeure de peaux de
bœufs; le Zélandais en forme les lambris
avec des treillis de joncs et d'herbes; le
Pécherais la creuse dans le sol ; le Chilien,
lui, se contente de planter en terre quatre
pieux; entre ces quatre pieux il place des
branches d'arbres encore revêiues de leurs
feuilles, puis il placarde ces branches avec
de la boue, et murailles et toiture se trou-
vent ainsi fabriquées, et il demeure là-des-
sous!... 11 n'a ni meubles, ni cheminée, ni
(t) Voir page 8C.
N. 4.— V' Wmi. 1843,— Xr ANNÉE.
fenêtres. Son lit, c'est la terre nue; sa
cheminée, c'est le trou fabriqué au plafond,
et par lequel s'échappe au dehors la fumée
du foyer; sa fenêtre, c'est sa porte. Ils
étaient là, cinq ou six êtres vivants, hu-
mains ou pourceaux étendus, et dormant
sur un tas de goèjnons desséchés ! Oh ! non,
jamais! eussiez-vous une imagination douée
d'une divine toute-puissance pour conce-
voir et pour voir par la pensée ce que vous
ne pouvez voir par les yeux, jamais vous ne
vous créeriez une image, même approxi-
mative, de la demeure d'un pauvre Chilien!
Les contrebandiers, eux, c'étaient des hom-
mes alertes, vigoureux et à tournures éner-
giques, coiffés du 5om6rero national, cou-
verts d'uu poncho court et léger, chaussés de
hautes bottes en peau de mouton dont le
lainage non tondu paraissait en dehors, et
armés d'un coutelas qui ne laissait entre-
voir que son manche d'eucryphie' ; la lame
s'étant fait un fourreau dans une doublure
des peaux de la botte. Ce devaient être des
cavaliers ardents, car les molettes de leurs
éperons étaient plus larges qu'une grosse
piastre à canons d'Espagne, et je n'avais
jamais vu un fouet de cuir plus souple et
plus cinglant que celui qu'ils portaient en
collier par-dessus leur poncho. L'un deux,
le même qui avait payé Leflem, semblait
commander à ses compagnons, et sa figure
bronzée, l'expression mobile de ses traits,
son regard impérieux et décidé me le fai-
saient comparer à ces brigands d'Italie ou
d'Espagne que nous avons si souvent con-
templés à l'étalage des marchands de gravu-
res. Cet homme donna quelque raedios^ au
(2) Bois de chêne très rouge.
(3) Petite monnaie d'argent valant trente r«ntfmes.
7
98
maître de la cabane, qui, accoudé sur son
matelas de varec, et à moitié endormi,
nous regardait stupidement; puis saisissant
un ballot, il sortit et ses compagnons le
suivirent; mais à peine eut-il fait quel-
ques pas pour rejoindre les chevaux fourra-
geiint non loin de là dans les buissons lie
bambous et de sarmenta, qu'un nouveau
venu s'élança à sa rencontre, et s'écria à
haute voix et en espagnol :
« Au nom de la loi ! je vous arrête.
— En double, mes fils, embarque en dou-
ble, et pousse au large; voilà les doua-
niers! exclama Leflem ; embarque ! sauvons-
nous! •
En moins d'une seconde notre embar-
cation reprenait flot; en moins de deux
secondes elle s'était déjà élevée à plus d'une
encablure du rivage.
Que se passa t-il alors sur le rivage? je
l'ignore. Leflem ne craignant plus d'être
saisi, puisque la preuve du flagrant délit
était déposée à terre, suspendit la marche
de la pirogue, et nous écoutâmes, et nous
entendîmes des cris étouffés, des trépigne-
ments, des bruits sourds, des paroles de
rage, puis des pas de chevaux s'enfuyant au
galop, puis des gémissements et comme un
râle d'agonie...
• Est-ce que les coutelas se sont mêlés
de l'afi'aire? nous dit Leflem avec terreur;
attention. •
Les mêmes gémissements , le même râle
d'agonie sefaisaienttoujoursentendre, mais
ils s'aff'aiblirenl peu à peu, et tout rentra
dans le silence.
. Ma foi ! ajouta Leflem d'une voix pro-
fondément émue, s'il y a eu un meurtre
de commis, que Dieu nous le pardonne,
car si j'avais pu le prévoir,j'aurais préféré
jeter à la mer toutes les soieries du capi-
taine, plutôi que de chercher à les vendre
au prix de la vie d'un chrétien, qu'il soit
gabelou ou non. Enfants ! il faut retourner
là-bas , cet homme n'est peut-être pas en-
core mort i s'il n'est que blessé, notre doc-
teur le guérira... au risque de taire confit-
quer le navire, regagnons la terre. »
A peine avions-nous commencé à nager
qu'une voix forte et son(jre retentit sur la
grève :
« Ohé ! vous autres, arrivez donc ; je suis
pris comme un renard au trébuchet ; venez
me dégager... ici... ici... par ici... •
Le timbre de cette voix, timbre de la
voix d'un homme bien portant, nous remit
de la joie datis le cœur; nous nous élan-
çâmes vers celui qui criait si gaîment au
secours, et un matelot ayant allumé le fanal
de pirogue (ustensile que les baleiniers
tiennent toujours en bon état et à leur
portée), n.ins trouvâmes, étendu sur le sa-
ble, et, une cuisse engagée sous le corps de
son cheval, qui, lui aussi, gisait immobile
à la même place, nous trouvâmes... qui ? le
chef des conirebmdiers qu'entourait une
mare de sang.
• Parbleu ! s'écria-t-il, pendant qu'il re-
tirait intacte sa cuisse de dessous le cadavre
de l'animal que soulevaient nos matelots,
parbleu! je savais bien que vous n'étiez pas
loin et que vous viendriez à mon secours.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas ap-
pelés plus lot? reprit Leflem.
— Ah ! c'est que j'avais peur qu'il ne fût
pas encore mort.
— Qui ? votre cheval ?
— Eh ! non, le douanier qui s'est permis
de vouloir nous arrêter. Je me disais : Si je
crie au secours, ils viendront; et si le doua-
nier les reconnaît, ça les compromettra.
J'étais dans une position très désagréable,
cependant j'ai préféré attendre qu'il ait
poussé le dernier de ses derniers soupirs...»
Mon Dieu ! mon Dieu ! si le jour avait
lui dans ce moment, nous nous serions re-
gardés les uns les autres, et nous aurions
tous vu, peinte sur nos visages, l'horreur
que nous éprouvions devant l'horrible
sang-froid de cet homme.
«Figurez-vous, reprit-il d'un ton aisé,
en se relevant, en secouant ses jambes, en
99
redressant'ses bottes et en se dépouillant de
son poncho qui dégouttait de sang, tigurez-
vous que, quand il est venu pour me saisir,
je lui.ai.dit : « Tu plaisantes? » mais il ne plai-
santait pas; il a tiré un grand sabre et
s'est mis à gesticuler au nom de la loi. Je
l'ai laissé fdire^ j'ai ordonné à mes hom-
mes d'emporter les marchandises au grand
galop, et je suis monté le dernier à che-
val. Alors, quand il a vu que moi aussi
j'allais lui échapper, il a enfoncé son sabre
dans le poitrail de mon cheval, et moi...
moi... ma foi!... jelui ai lardé la poitrine
avec mon stylet, puis j'ai éperonné ma pau-
vre bête, qui n'a pu faire que deux ou trois
bonds, et est venue tomber avec moi là, oi!i
vous nous voyez... Ah! signor, ajouta-t-il
avec une véritable tristesse, c'était un bon
coureur, que mon cheval, il n'y eu avait
pas un pareil dans toute la province... il
était né, voilà six ans, dans les pampas de
Mendoza, de l'autre côté des Cordillières...»
Nous, mu«ts d'horreur, nous le laissions
dire, sans penser à vérifier si le malheu-
reux qui gisait près de là n'avait pas encore
un souffle de vie.
« C'est égal, l'affaire est faite, reprit-il ;
mes camarades sont déjà loin, et les signo-
rittès du général seront contentes. Adios.
— Un instant, dit Leflem, en lui saisis-
sant le bras, tu vas t'approcher avec nous
du malheureux qui est là... il n'est peut-
être pas encore mort.
— Non... je n'aime pas à regarder ce que
j'ai fait... ce u'est pas ma faute si je l'ai tué,
c'est lui qui m'a poussé à bout ; non, laissez-
moi partir. »
Mais Leflem, qui avait un poignet de fer,
un vrai poignet de baleinier, l'entraîna
avec lui, et après qu'on eut promené pen-
dant quelque temps le fanai sur la terre,
on rencontra le cadavre. 11 était couché sur
le dos. Leflem approcha la lumière de son
visage, et nous le contemplâmes tous, sauf
le contrebandier qui détournait la tête.
•Mort," dit Leflem.
« Voyons, .. repris-je ; et je m'agenouillai,
et je glissai une main sur son cœur; ma
main n'y devina pas un seul battement.
J'envdyai un matelot tremper mon foulard
dans l'eau de mer, et avec le foulard j'épon-
geai les narines du malheureux, puis quand
j'eus enlevé le sang qui obstruait sa bou-
che, et que je l'eus longtemps, bien long-
temps regardé, je m'écriai, dans un mouve-
ment de révélation soudaine :
« Eh ! qu'avez-vousfait? ce n'est pas un
douanier, que cet homme ; c'est le pêcheur
qui me reconduisait à bord dans son canot.
— C'estundouanier,réponditlefraudeur;
il n'y a que les douaniers qui portent des
sabres dans la province; il n'y a que les
douaniers qui poursuivent ce qu'on appelle
les contrebandiers.
— Mais regardez-le donc; vous êtes du
pays, vous le reconnaîtrez; c'est mon pê-
cheur, vous dis-je.
— Je ne le regarderai pas... mais je ferai
dire des messes pour le repos de son âme...
Adios, et il voulut partir.
— Tu le regarderas, brigand, s'écria Le-
flem exaspéré, tu le regarderas, et tu nous
diras si tu le connais, ou bien je te conduis
chez l'alcade de Talcahuana. Nous avons été
complices d'un fait de contrebande, nous
ne voulons pas être les complices d'un
meurtre. »
Et cela disant, Leflem appliquait sa large
main sur la nuque du contrebandier. Celui-
ci subjugué se pencha vers le cadavre, en
fermant d'abord les yeux, puis il les ouvrit,
puis quand il les eut ouverts, il se laissa
choir à genoux, leva ses mains au ciel et
tomba à la renverse sur le mort, en pous-
sant un indicible cri de désespoir.
H avait reconnu le mort , le mort c'é-
tait... sou frère !
Car il se redressa un instant après, et
s'écria d'une voix entrecoupée de sanglots :
«Thomè ! Thomè ! mon pauvre frère ! Oh !
réveille-toi, regarde-moi, parle-moi, dis-moi
que je ne t'ai pas tué !.,. »
100
Et il embrassait se.^ main'', il embras-
sait sa figure, il embrassait sa plaie, et
nous faisions tous silence, et Ton nVntfn-
dait que lui et le bruit de la mare'e qui
montait et venait déjà baigner nos pieds...
« Non, il n'est pas mort... c'est impossi-
ble... voyons... ici le fanal... là, plus près,
sur ses yeux, là... »
Et il entr'ouvrit du doigt les paupières de
Thoniè, tandis qu'un matelot versait sur
elles toute la lumière du fanal ; mais en ce
moment une lame déferla sur noire groupe,
inonda les deux frères, éteignit la lumière,
puis se retira...
• Oh! dit-il alors en saisissant son Irère
entre ses bras et en cherchant à le soulever
de terre, il ne faut pas qu'il reste ici... je
ne veux pas que la marée l'emmène ! Mes-
sieurs, aidez-moi donc .' je n'ai pas plus de
force qu'un enfant... nous le transporterons
dans ma maison; je le coucherai sur mon
lit, j'enverrai chercher un médecin ; il n'est
pas mort, mon frère ! un frère ne peut pas
tuer son frère!
— Où demeures-tu? dit Leflem qui pou-
vait parler à peine tant cette scène l'impres-
sionnait vivement.
— A Hualqui...
— Est-ce près d'ici?
— Tout près; à cinq lieues de la Concep-
tion : allons, en route.
— Pauvre fou ! ajouta Leflem soulevant
la tête du blessé , tandis qu'un matelot le
prenait par les pieds et moi par un bras.
Pourquoi donc aller à Hualqui, il y a à
deux pas d'ici une cabane, et un bon feu...
Pierre, vas-y rallumer le fanal, et vous,
Louis et Joseph, préparez devant le foyer
un lit de varec ; nous vous suivons. » Nos
matelots s'élancèrent vers la chaumière,
et nous nous mîmes lentement en marche
avec notre triste fardeau.
' Madrededios! s'écria soudain le con-
trebandier qui n'avait cessé de se pencher
sur le visage de son frère en soutenant ses
épaules, madré de dios! il a respiré...
']f l'ai entendu. . . tenez. . . écoutez. . . •
Nos têtes s'inclinèrent vers la tête du
blessé, et nous écoulâmes longtemps.
« Rien ! murmura Leflem après quelques
minutes d'attente, rien! rien ! murmurai-
je aussi.'
— Chut ! » exclama le meurtrier, avec un
ton de certitude et de foi si accentué, si
puissant, qu'il nous força de nouveau k
écouter.
Pourquoi le fanal ne revint-il pas aussitôt
éclairer cette scène lugubre? je vous dirais
tout ce qu'il y avait de, douleurs et d'an-
goisses empreintes sur la physionomie du
fraudeur ; je vous dirais que j'ai vu ses lar-
mes tomber une à une sur la face de son
frère et tomber silencieuses, car il compri-
mait ses sanglots pour mieux entendre, pour
mieux découvrir le bruit de la respiration
de sa victime: je vous dirais aussi que ses
larmes se tarirent tout à coup, qu'un éclair
de bonheur passa sur son front, et qu'un cri
d'espérance, prière de repentir et de remer-
cîment que Dieu seul put comprendre, s'é-
chappa de son gosier, quand celui que nous
croyions être mort poussa un soupir... Oh !
elle brilla trop tard la faible lueur du fanal !
et le moribond était déjà couché sur l'ar-
rière de notre pirogue lorsque les matelots
nous annoncèrent que tout était prêt dans
la chaumière.
Leflem, homme de cœur et d'apropos,
avait compris toute la gravité de la situa-
tion : conduire le moribond dans la chau-
mière c'était nous exposer à être découverts
dès le lendemain, plus tard ou pendant sa
convalescence ; le transporter à bord de
notre navire, où il y avait un médecin, c'é-
tait faire à la fois acte de prudence et d'hu-
manité; car le blessé pouvait se rétablir et
nous étions tous intéressés à garder le se-
cret sur cette malheureuse affaire. Le con-
trebandier s'accroupit auprès de son frère,
l'embarcation glissa doucement sur les va-
gues de la baie, et s'arrêta bientôt après
sous les porte-haubans de la Vaillarile,
101
Notre capitaine, qui se promenait sur le til-
lac et fumait un cigarre, en attendant im-
patiemment le retour de la pirogue, nous
héla.
« Tout va-t-il bien?
— Mal, répondit Leflem en montant seul
à bord. »
En moins d'une seconde, poulies, palans
et cordages furent prêts ; la pirogue hissée
lentement le long des flancs du navire n'y
demeura pas suspendue comme d'habitude ;
on la rentra sur le tillac, on la déchargea
de son fardeau, et le médecin se mit à
l'œuvre.
Puis quand le jour vint, un homme se te-
nait accoudé sur le rebord d'un cadre ^ sus-
pendu dans la grand'chambre du navire, et
parlait à voix basse avec un agonisant cou-
ché sur ce cadre.
« Frère, disait le mourant, je te croyais
soldat et parti pour la guerre du Pérou.
— Frère, répondait l'autre, j'ai déserté
et je me suis fait contrebaiidier pour ga-
gner beaucoup d'argent.
— Moi , je m'étais fait douanier pour
nourrir notre pauvre mère, qui demeure
toujours à Penco-Viego , j'avais pris un
costume de pêcheur afin de mieux sur-
prendre les fraudeurs... tiens... j'étouffe...
je ne puis plus parler... ta main... ta main...
adieu... elle demeure toujours à Penco-
Viego, notre mère! elle n'a plus que toi...
adieu...
— Adieu ; mais si tu veux que je vive en-
core, oh! dis-moi que tu me pardonnes...
— Oui, oui, je te pardonne, adieu...
frère... »
Et Thomè exhala son dernier soupir dans
les embrassemenls de son frère.
Il y a dans le caractère des Chiliens, de
ceux surtout qui sont de la trempe du con-
trebandier, un curieux amalgame de sensi-
bilité et de sang-froid ; tant que.le mal qu'ils
ont fait peut se réparer, tant qu'il leur reste
(1) Lii ?iispeiiilu.
un peu d'espoir, Us pleurent, ils se condui-
sent comme des enfants; mais sitôt que
toute espérance s'est évanouie et que le mal
est reconnu irréparable, alors la sensibilité
et les larmes font place à la raison, il leur
survient une incroyable lucidité de volonté,
et iis agissent en hommes.
« Capitaine, dit le contrebandier au com-
mandant de la Vaillante, yai tué mon frère,
il est mort chez vous; mais ne craignez
rien ; personne sur la côte ne saura où il est
mort, et comment il est mort. Vous me
donnerez ce soir une pirogue etsix hommes.
Nous emporterons Thomè à Penco-Viego ;
un prêtre bénira son corps, et nous l'ense-
velirons. On dira demain dans le pays qu'un
douanier a été assassiné par des fraudeurs, on
en parlera pendant trois jours peut-être, puis
on n'y pensera plus ; car on est habitué ici à
des choses pareilles, et la vie d'un homme
n'est rien, surtout quand c'est la vied'un pau-
vre homme. Moi, j'irai ensuite à flua^gwi, j'y
prendrai Madeleine, ma femnie, et nos deux
jeunes enfants; je les conduirai chez ma
vieille mère ; je dirai à ma vieille mère que
Thomè est parti à ma place pour la guerre
du Pérou, et je recommencerai... oui je...
recommencerai à faire de la contrebande,
afin de nourrir la famille... car je suis dé-
serteur, il faut que je me cache, et je ne
puis exercer un autre métier...
« Capitaine ! voulez-vous me donner une
pirogue ce soir .^ »
A la nuit close le convoi traversa la baie;
l'enterrement se fit ; le contrebandier dis-
parut ensuite, et l'on ne parla le lendemain
dans toute la ville que du meurtre du doua-
nier; mais on ne découvrit pas le coupable.
L'homme de mer a le privilège de pou-
voir rapidement tout oublier ; sa vie aventu-
reuse qu'assombrissent souvent de terribles
épisodes, ne serait, sans cette merveilleuse
faculté, qu'un enchaînement de douleurs,
qu'un enfer continuel. Il faut qu' un rayon
de soleil puisse le consoler d'une tempête.
Aussi mon capitaine, Leflem et moi nouy
102
ne pensions déjà plus aux deux frèrps
quand, quelques jours après, nous entrâmes
joyeusement dans les salons du général de
la province. La fête, la chinganas^ la ter-
tuUias étaient, par ma foi! très belles,
aussi belles qu'un bal de France^ tantôt on
y dansait les danses nationales : le sapa-
tera^ le pericon,\e quando^ le fandango, le
boléro, l'antique menuet, la corrienfe, etc.,
tantôt la gigue anglaise , tantôt le qua-
drille français, le quadrille Musard. Les
vêtements des hommes ressemblaient aux
nôtres. Les robes des femmes rappelaient
les vôtres à mon souvenir. L'orchestre se
composait des musiciens d'un régiment de
cavalerie, et, ce qui vous étonnera, tout le
monde portait des gants jaunes, sauf mon
ami Letlem qui gantait ses larges mains gou-
dronnées avec les pans de son habit. Quel-
ques instants après notre arrivée, il me dit
avec tristesse :
• Voilà une réunion bien S palmée ^ ,
mais je crois que le cambusier veut nous
mettre au régime. Au lieu de nous servir
des bougarons- de punch, il nous envoie
des tasses de lait. »
En effet, de vastes plateaux chargés de
petites tasses en porcelaine du Japon, rem-
plies du liquide innocent dont parlait mon
ami , circulaient dans les groupes. Trois
fois ces plateaux passèrent devant lui, trois
fois il détourna la tête avec dédain
« Ledem, lui dis-je, j'ai déjà bu de ce lait
(ce n'était pas vrai), il est très bon. Plu-
sieurs fois on vous en a offert, et refuser
encore d'en prendre, ce serait faire une
impolitesse au général Bowlnes. »
Le brave jeune homme me crut sur pa-
role, et quand le plateau revint il s'empara
d'une tasse, leva les yeux au ciel, poussa un
soupir et but. Je m'attendais à des plaintes
de sa part, au contraire, il poursuivit le pla-
(IJ Propre, élégante, bien faite.
(2) Petit vase de fer-blàoc dans lequel le» matelots
reçoivent leur ration d'eaude-\ie à bord.
teaii, vida une autre tasse, une autre encore,
et puis une autre, et puis toujours une
autre.
• Comment donc, lui dis-je, vous aimez
If lait maintenant ?
— Oui, me répondit-il d'un ton sournois,
il est très bon ce lait, j'en ai 6a.. .Je l'ame,
et j'en boirai encore ; car je veux être très
poli. ' Et nous nous séparâmes.
Un instant après, je causais avec un Chi-
lien qui parlait français; un plateau passa,
toujours chargé du même liquide blanc.
« Buvez donc du punch, me dit le Chilien.
— Du punch!
— Oui, du punch, et du punch très bon;
croyez-moi, buvez. »
Je bus. Il disait vrai, c'était du puuch
très confortable ; du punch aux œufs et au
lait comme les Chiliens savent seuls le faire.
Alors je compris pourquoi LeUem s'était
instantanément livré à la chasse au plateau,
et voulant l'empêcher de faire trop de po-
litesses au général, je me mis à sa recher-
che. Je le trouvai adossé dans un angle du
salon, et contemplant morne et silencieux
un groupe déjeunes femmes assises à l'o-
rientale sur le tapis de ['estrado.
«La reconnaissez-vous, me dit-il tout
bas en me montrant du doigt le groupe
des jeunes femmes, la reconnaissez-vous?
— Laquelle?
— Il n'y en a qu'une, c'est la même... »
Il a trop bu de lait., pensai je, il a perdu
la raison.
«Oh! ajouta-t-il, si elles savaient com-
bien elle est souillée, elles la rejetteraient
loin d'elles !
— Mais, qui ? et de quelle femme parlez-
vous? vous vous trompez; ces dames sont
les tilles du général, et vous vous proposiez,
ii y a huit jours, de danser avec elles.
— Je ne parle pas de ces dames, je parle
de leurs robes; de l'étoffe de soie de leurs
robes. .. oh! vous ne la reconnaissez donc pas
l'étolfe de leurs robes! c'e^t... la sou de
l'autre nuit... y
103
A ces mots je frissonnai; la scène du
meurtre que j'avais déjà oublie'e, m'apparut
tout entière ; et quand Torche ^tre préluda
à une danse, quand ces jeunes femmes, si
belles, si rieuses, si animées par le plaisir
descendirent de l'estrado, et entraînées par
leurs cavaliers, passèrent une à une devant
moi, oh! je ne les vis plus qu'à travers un
brouillard de sang... le frôlement de leurs
robes me fit un mal horrible, et je crus re-
connaître dans la crépitation de leurs jupes
le dernier bruit du râle de Thomè ! ! !
Cependant, l'une de ces folles danseuses
resta seule sur l'estrado; elle promenait des
regards inquiets sur la foule 5 elle semblait
chercher des yeux le cavalier qui l'ou-
bliait, et ses joues s'empourpraient de dé-
pit. Moi, j'étais presque insensé et je me
croyais encore sur la grève de Talcahuana.
H faut, pensai-je soudain, il faut que je
venge la mort de Thomè : il faut que je dise
à cette femme comment lui est venue cette
robe de soie, il faut qu'au milieu de la fête
et de la joie elle frémisse dtiorreur, et que
ses compagnes frémissent comme elle !... Je
m'élançai donc vers la danseuse abandonnée,
avec la ferme intention de tout lui révéler;
mais elle me reçut en souriant, elle me ten-
dit la main comme si elle eût compris que je
venais la chercher seulement pour la con-
duire dans les quadrilles, et son sourire fut
si doux, si angélique, si rayonnant de pu-
reté ; il y eut tant de bonne foi dans l'im-
pulsion de sa main «lui se livrait à la mienne,
qu'elle me fascina, qu'elle changea subite-
ment le cours de mes idées, que je ne vou-
lus plus détruire le bonheur qui la rendait
si joUe... et que, sans rien avouer, j'allai
danser avec elle!,..
«ici je crois être en France, lui dis-je au
milieu de nos causeries.
—Oh ! signor, répondit-elle avec une co-
quetterie charmante et en regardant à la
dérobée les mille chatoiements de sa robe,
signor , on n'est pas encore si sauvage que
vous le pensez à quatre mille lieues de Paris!
— Oui, je retrouve Paris dans les salons
du général. Vous avez une toilette qui vous
sied à merveille.
— Nous recevons souvent des nouveautés
de France.
— Et comment les recevez-vous?
— Ceci c'est un secret, murmura-t-elle en
posant l'un de ses jolis doigts sur sa bouche.
— Un secret?
— Oui ; trois ballots de soieries nous sont
tombés des cieux, et je ne suis pas initiée
aux secrets des cieux...
— Vous êtes cependant un ange ! »
Elle rougit, me regarda avec dédain,
puis voulant me punir de la fadeur de mon
interruption, elle me dit avec un ton de
hauteur et comme si, grande duchesse, elle
eût interrogé un commis marchand de nou-
veautés, elle me dit :
« Monsieur, combien coûte en France un
mètre de la soie de cette robe ?
— Pas cher, répondis-je, nous en avons
à très bon marché ; mais, vous, mademoi-
selle, puissiez-vous ne jamais savoir com-
bien peut coûter au Chili une robe de soie !
La chenganas finit avec la nuit. Le len-
demain, je me préparais à partir pour la
ville de Conception ; mais mon capitaine me
retint abord. Il venait d'apprendre que de
sourdes rumeurs circulaient dans le peu-
ple sur la disparition du douanier, et il
crut prudent d'appareiller aussitôt pour la
haute mer. Adieu donc au Chili que je ne
devais revoir que trois années plus tard ; et
route pour la Tasmanie, cette Angleterre
des Antipodes.
Félix Mâynard.
î(>1
UN ANGE SUR LA TERRE.
Léonie de Saint-Léger, lille unique d'un
riche propriétaire de l'Anjou, avait perdu
ses parents dans un âge trop tendre pour
que leur souvenir fût resté gravé dans sa
mémoire. Le soin de veiller sur sa personne
et sur sa fortune avait été confié à M. Mo-
rin, son oncle paternel, homme excellent,
d'une probité sévère, d'un sens droit et de
mœurs pures, mais dont les principes un
peu surannés n'admettaient pas les i.lées
du jour sur l'éducation des femmes. M. Mo
rin n'avait pas marché avec son siècle, et il
ne pouvait comprendre les exigences de la
société actuelle. Cependant, il fallut bien
qu'il se décidât à placer sa jeune pupille
dans une pension, car, célibataire et âgé, il
ne lui était pas possible de penser à l'élever
lui-même.
Madame Brémont, maîtresse de pension
à Angers, fut choisie pour remplacer auprès
de la jeune Léonie la mère qu'elle avait
perdue. Grâce aux recommandations de
M. Morin, cette jeune fille ne fut point ad-
mise à suivre les leçons de musique , ni
les cours de langues étrangères, choses
frivoles et inutiles aux yeux de son tuteur;
mais on lui accorda un maître de dessin, et
pour le reste des leçons, telles que la lec-
ture, l'écriture, le calcul et l'instruction
religieuse, il n'y eut aucune différence entre
elle et ses jeunes compagnes.
Léonie, douce, timide et craintive à l'ex-
cès , travailla, beaucoup; mais n'eut au-
cun succès lors de la distribution des prix,
que toutes les autorités d'Angers hono-
raient tous les ans de leur présence. Plus
d'une raison avait été cause de cette ri-
gueur des examinateurs chargés d'apprécier
les études des élèves de madame Brémont.
La plus forte sans doute fut l'insurmon-
table timidité de Léonie, qui l'avait empê-
chée de répondre d'une manière satisfai-
sante aux questions posées dans les diffé-
rents concours. Aussi son nom ne fut-il
appelé qu'une seule fois la première année,
pour un accessit d'histoire sacrée, et ce fut
la rougeur sur le front, la tête baissée et
les yeux gros de larmes qu'elle vint rece-
voir la couronne qui lui fut accordée. Au-
cun applaudissement n'accueillit l'appari-
tion de la pauvre enf..nt sur l'estrade du
bureau, et ce fut dans le silence le plus hu-
miliant qu'elle retourna à sa place.
Cette mortification était cependant injuste
et bien peu méritée, car Léonie avait, nous
l'avons dit, beaucoup travaillé, et elle savait
beaucoup. Mais persuadée que l'éducation
simple et commune qu'elle recevait la plaçait
dans une classe inférieure à celle de ses com-
pagnes, et que j'amais elle n'obtiendrait ces
succès brillants qu'elle voyait prodiguer à
d'autres, il lui était devenu impossible de
faire valoir ce qu'elle avait appris, et elle
resta pour toujours convaincue que le sort
avait marqué sa place dans Tobseunté et au-
dessous de toutes les autres élèves.
Cette découverte imprima à sa jeune âme
une teinte de tristesse qui ne devait jamais
s'effacer. Une autre cause encore vint aug-
menter cette disposition mélancolique. Léo-
nie n'était pas jolie : sans avoir rien de
difforme ni de repoussant, elle n'avait rien
non plus dans sa personne qui pût faire dire
cette phrase banale à ceux qui la regar-
daient: c'est un joli enfant. Jamais ces mots
n'avaient flatté son oreille, et souvent, au
contraire, de méchantes petites filles avaient
pris plaisir à la mortifier, soit en vantant
avec affectation la beauté de quelques au-
tres pensionnaires, soit en faisant de sottes
comparaisons qui tournaient toujours au
désavantage de la pauvre orpheline.
05
Cependant, sous cet extérieur si humble,
Dieu avait placé une âme d'élite et des qua-
lités morales qu'auraient dû envier toutes
ces jeunes filles si lières de leur beauté et de
l'éducation brillante qu'elles recevaient. A
un jugement sain et à une rare intelligence,
Léonie joignait un cœur aimant, généreux,
étranger à tout sentiment d'égoïsme, de ja-
lousie et de fausseté. Obligeante avec ses
compagnes, soumise envers ses maîtresses,
exacte à remplir tous ses devoirs, toujours
contente du peu qu'on faisait pour elle, il
ne lui manquait, pour être la plus parfaite,
que la grâce, la gaîté et cette gentillesse en-
fantine qui donne du prix à toutes les autres
qualités, et que Léonie aurait eues sans doute
si un rayon de bonheur eût brillé sur son
berceau, et si les caresses d'une mère eus-
sent remplacé les If çons d'une étrangère.
Bien souvent il était arrivé dans la mai-
son de madame Brémont de petits incidents
qu'on avaitaperçus sans en deviner la cause.
Une fois, une jeune pensionnaire, douce et
bonne petite fille, mais étourdie comme on
l'est trop souvent à cet âge, avait laissé son
ouvrage de broderie au jardin, sur un banc
où un jeune chat était venu le prendre pour
jouer et y avait fait plusieurs accrocs. Alix
( c'était le nom de la petite fille ) hon-
teuse de sa négligence, après avoir beau-
coup pleuré en cachette, avait serré dans
un tiroir le malencontreux ouvrage au mo-
ment où les leçons de musique allaient
commencer. La pauvre Alix fut distraite et
préoccupée pendant toute la leçon, car la
crainte du blâme et de la pénitence qu'elle
avait mérités, l'empêchaient de faire atten-
tion à son solfège, et le maître la quitta très
mécontent de son peu d'application. La le-
çon de musique finie, la sous-maîtresse qui
présidait au travail d'aiguille, ayant appelé
les élèves qui faisaient partie de cette classe,
vit arriver Alix la tête baissée et l'air hon-
teux. Elle présenta en rougissant sa petite
corbeille à ouvrage à la sous-maîtresse, qui
la prit pour examiner le travail de la veille
et diriger celui du jour. Le cœur d'Alix se
serrait de crainte, et rien ne peut donner
une idée de son étonnement lorsqu'au lieu
de la réprimande qu'elle attendait et qu'elle
savait avoir méritée, la sous- maîtresse s'ex-
tasia sur la quantité d'ouvrage qu'Alix avait
fait la veille, et sur la perfection de son
travail. D'une main tremblante, Alix reçut
la corbeille que la sous-maîtresse lui rendit,
et elle alla s'asseoir dans l'embrasure d'une
fenêtre pour examiner cette broderie qu'on
venait de louer d'une manière si surpre-
nante. Son étonnement fut au comble lors-
qu'elle vit cet ouvrage qu'elle avait laissé,
deux heures auparavant, dans un état dé-
plorable. Une main invisible avait dans ce
peu de temps exécuté un quart d'aune de
broderie d'un travail irréprochable, et ca-
ché sous des fleurs artistement disposées
les trous que le chat avait faits avec ses on-
gles. Comment ce miracle s'était-il opéré?
Alix l'ignorait; mais son âme candide souf-
frait de recevoir des louanges qu'elle ne
méritait pas, et elle avoua à deux de ses
compagnes ce qui s'était passé et l'igno-
rance où elle était sur la main qui avait
réparé sa faute. Ce petit événement se ré-
pandit dans le pensionnat; qui ne sait
combien il faut peu pour faire jaser ei met-
tre en émoi les jeunes filles ! toutes celles
qui déchiraient leurs robes, qui égaraient
leurs pelotons de soie, ou qui cassaient
quelques petits meubles, ne manquaient pas
d'invoquer la fée raccommodeuse ; mais
craignant sans doute d'être surprise en
flagrant délit de miracles, la bonne fée fit
pendant quelque temps la cruelle et ne vint
I plus en aide à personne.
A quelque temps de là, madame Brémont
assembla un jour toute la pension et dit
qu'une pauvre femme, mère de six enfants
en bas âge, venait de perdre son mari et
restait plongée dans la plus affreuse misère.
Sachant que toutes ses élèves recevaient de
leurs familles quelques sommes pour leurs
plaisirs, la maîtresse fit, en faveur de la
106
pauvre veuve, un appel à la générosité de
toutes ces jeunes filles. Cette proposition
fut accueillie avec joie, car les jeunes cœurs
sont toujours enclins à la bienfaisance tant
que d'autres passions ne viennent pas étouf-
fer ce germe précieux. Chaque élève courut
à l'instant chercher sa bourse et vint dé-
poser son offrande dans la boîte que tenait
madame Brémont. Les pièces d'un et de
deux francs pleuvaient à l'envi dans cette
boîte, et deux grandes pensionnaires vin-
rent y déposer ostensiblement des pièces
de cinq francs, ce qui excita un petit mou-
vement d'envie chez celles qui ne pouvaient
donner que beaucoup moins. La collecte
finie, madame Brémont, voulant en con-
naître le contenu, se mil a compter tout cet
argent sur la table placée devant elle. En
prenant une pièce de deux francs elle la
trouva un peu lourde, et l'ayant regardée,
elle vit qu'elle était double, et qu'une pièce
d'or de quarante francs avait été collé des-
sous au moyen d'une parcelle de cir«. Elle
interrogea successivement toutes ses élèves
pour savoir si c'était à dessein qu'une d'elles
avait employé ce stratagème pour cacher sa
riche aumône; personne n'avoua en être
l'auteur; mais cette ingénieuse générosité
fut attribuée à une jeune personne dont la
famille tenait un haut rang dans la ville, et,
soit dit en passant, cette demoiselle ne fit
pas de très grands efforts pour dissuader
ceux qui la complimentaient sur cette lar-
gesse, dont elle accepta tacitement l'hon-
neur comme s'il lui eût appartenu de bon
droit.
Le tuteur de Léonie était, comme nous
l'avons dit, un homme des temps anciens,
de mœurs patriarcales, et persuadé que les
talents ne sont pas une chose indispensa-
ble au bonheur d'une femme, et que sou-
vent même ils sont le sujet de beaucoup
d'écarts d'imagination et de graves incon-
vénients. Il avait donc interdit à sa pupille
les leçons de langues étrangères, ainsi que
celles de musique et de gymnastique ; mais
Léonie, son» ouvrage à la main, et humble-
ment assise à l'écart, assistait tous les jours
aux leçons de ses compagnes. Avec sa pers
picacité naturelle, elle comprenait admira
blement tout ce qu'elle entendait, et si les
maîtres s'en étaient doutés et l'eussent in-
terrogée, ils auraient trouvé en elle une
écolière capable de leur faire honneur. Mais
c'était pour elle seule qu'elle avait en quel-
que sorte dérobé cette science, ne croyant
pas en cela désobéir à son tuteur ni déroger
à l'austérité de ses principes, puisqu'elle se
promettait bien de cacher a tout le monde
le savoir qu'elle avait silencieusement ac-
quis.
Un jour d'été, la chaleur étant excessive,
les élèves demandèrent la permission k ma-
dame Brémont de prendre leur leçon d'an-
glais sous un berceau de charmille qui était
au fond du jardin. Chacune apporta ses li-
vres et ses cahiers, et la modeste Léonie les
suivit avec son ouvrage et s'assit à quel-
ques pas de la table d'étude. Une des jeunes
personnes qui apprenaient l'anglais avait
probablement négligé d'étudier le passage
de Shakespeare qu'il fallait expliquer ce
jour-là. Peut-être aussi son intelligence
était-elle en défaut, le fait est qu'il lui fut
impossible d'expliquer un vers assez diffi-
cile, et que de grosses larmes commencè-
rent à couler sur le cahier qu'elle tenait à
la main. Tout à coup, pendant qu'elle cher-
chait son mouchoir pour les essuyer, une
large feuille de rose (sans doute apportée
par une brise légère qui venait de s'élever),
vint tomber sur le petit tablier de soie que
portait cette jeune fille, et offrit à ses yeux
deux mots anglais tracés avec la pointe
d'une aiguille, et donnant, de la manière
la plus précise, la solution de la diffi-
culté grammaticale qui faisait couler ses
pleurs Surprise au-delà de toute expres-
sion, mais assez maîtresse d'elle-même pour
cacher son émotion, elle prit le parti de sé-
cher ses pleurs et de répondre de la façon
la plus satisfaisante à son maître, qui, ne
107
se doutant de rien, crut simplement que
l'excès de la chaleur avait causé à son élève
un moment d'accablement et de distraction
qui l'avait d'abord empêchée de comprendre
le vrai sens du passage à traduire.
11 n'est pas nécessaire, je pense, de sou-
lever aux yeux de mes jeunes lectrices ie
voile qui couvre le nom de l'ange ou de la
fée bienfaisante qui opérait ainsi des mira-
cles dans la pension de madame Bré-
mont. Cette douce et timide Léonie, si peu
gâtée dans la maison, si peu recherchée
par ses compagnes , renfermait cepen-
dant eii elle-même des trésors de bonté, de
dévouement, d'intelligence supérieure et de
modestie. Mais elle n'élait pas jolie; elle
n'avait point de parents titrés ni dans les
hautes places; on ignorait qu'elle fût riche;
sa mise était d'une propreté irréprochable,
mais restreinte à l'uniforme de la pension
sans qu'aucun bijou de prix vînt en relever
la simplicité; elle ne suivait pas les leçons
dispendieuses dont les autres jeunes filles
tiraient l'orgueilleuse et fausse conséquence
de leursupériorité... En fallait-il plus pour
que jamais on ne soupçonnât cette humble
jeune fille d'avoir fait tous les miracles dont
l'existence était incontestable, mais dont
l'auteur restait inconnu?...
Léonie avait compris sa position avec
un sens exquis et une résignation angé-
lique. La nature lui avait refusé la beauté,
et elle n'avait pas eu l'orgueilleuse pensée
de lutter contre le sort et de remplacer à
force d'art et d'agréments acquis ce qui ne
lui avait pas été départi ; elle avait ac-
cepté la part que la Providence lui avait
faite et s'était résignée à se laisser éclip-
ser par toutes les personnes qui auraient
le droit ou la volonté de se placer au
premier rang, se réservant seulement l'inef-
fable bonheur de faire en secret tout
le bien possible et de cacher toujours la
main qui prodiguerait tant de bonnes œu-
vres. Elle savait qu'elk était riche ; son tu-
teur, qui avait appiécié de bonne heure son
caractère généreux, ne lui refusait jamais
l'argent qu'elle demandait; mais loin de
tirer vanité de cet avantage ou d'employer
mal les sommes qu'elle possédait, on a vu
l'emploi noble et pieux qu'elle savait en
faire, et avec quelle ingénieuse pudeur elle
cachait ses aumônes.
M. Morin, sous des dehors froids et sé-
vères, cachait un cœur aimant, dévoué et
profondément pénétré de l'importance et de
la sainteté de ses devoirs envers sa pupille.
Il avait suivi, avec une tendre sollicitude,
le développement des facultés que cette
jeune fille avait reçues de la nature, et il
s'applaudissait de voir combien les qualités
de son cœur et de son esprit étaient la
preuve de l'excellence du système d'éduca-
tion qu'il avait suivi pour elle.
Léonie venait d'accomplir sa dix-septième
année. Un matin, M. Morin vint la chercher
à la pension pour l'emmener passer avec lui la
journée à la campagne à une lieue d'Angers,
Léonie, avec cette joie enfantine d'un jeune
oiseau dont on ouvre la cage, fit à la hâte
les préparatifs de son départ, et s'élança lé-
gère et rieuse dans la voiture où l'attendait
son tuteur. La matinée était superbe, et
taudis que les deux voyageurs suivaient au
petit trot des chevaux les rives fleuries de
la Sarthe, M. Morin prit la main de Léonie
et lui dit :
« Ma chère enfant, je sens que je deviens
vieux et je redoute tous les jours de finir
ma carrière avant d'avoir assuré ton avenir.
Que deviendrais-tu si je mourais aujour-
d'hui et si tu te trouvais sans protecteur au
moment de ta vie où tu en as le plus be-
soin? »
Des larmes vinrent obscurcir les yeux de
Léonie. Elle prit la main de son tuteur, et,
la serrant sur son cœur, elle lui dit avec
l'accent d'une tendre affection :
« Pourquoi donc, mon ami, mon second
père, me parler de choses si tristes aujour-
d'hui ? vous vous portez si bien ! cet air pur,
celle matinée si belle ne peuvent que vous
108
faire du bien ; pourquoi donc mêler de si
douloureuses pensées au plaisir que je goûte
près de vous?
— Ce n'est pas pour t'attrister, mon en-
fant, que je prévois ma fin, qui, au reste,
peut bien être encore fort éloignée ; mais
pour te préparera une comnmnicatiou bien
importante que j'ai à te faire. Te voilà par-
venue à l'âge où il faut penser à ton éta-
blissement. Mes soins ont augmenté la
fortune que tes parents t'ont laissée, et tu
possèdes aujourd'hui un capital de quatre
cent mille francs, dont je te mettrai en
possession le jour de ton mariage. J'ai
trouvé pour toi un honnête homme, d'une
fortune à peu près égale à la tienne, d'un
caractère estimable, d'une conduite par-
faite, d'une figure agréable et dont la ré-
putation ne laisse rien à désirer. 11 sait ce
que tu es et ce que tu vaux; car je ne lui
ai caché ni tes qualités, ni ce que d'autres
appelleraient peut-être tes défauts, mais
que je suis loin de regarder comme tels,
puisque c'est à l'éducation modeste et rai-
sonnable que je t'ai donnée, que tu dois
cette timidité et cette absence de toutes
prétentions qui t'ont valu dans ta pension
l'espèce d'ostracisme avec lequel on t'a
toujours tenue à l'écart et éloignée des so-
lennités où l'on cherchait à faire briller tes
compagnes. Mais, ma chère enfant, un dia-
mant a beau être caché, il n'en a pas moins
son prix aux yeux de celui qui est assez bien
inspiré pour le découvrir. Ernest Duvivier
(c'est le nom de celui que je te destine),
doit venir aujourd'hui passer la journée
avec nous : eh bien ! |ne vas-tu pas l'ef-
frayer et faire la petite sotte? tôt ou tard,
s'il doit devenir ton mari, il faudra bien
qu'il te voie \ ainsi autant vaut-il que ce soit
aujourd'hui que demain. Si tu étais une
jeune fille vaine et recherchée dans ta mise,
tu m'arracherais les yeux pour m'appren-
dre à t'amener ainsi un prétendant à ta
main sans t'avoir prévenue; mais toi, ma
modeste Léonie, tu ne songeras pas à ta toi-
lette, et ta frayeur ne vient que de Vinat- \
tendu de ma proposition et non du regret '
de n'avoir pu tendre des filets pour prendre -,
le cœur de ce pauvre Ernest. Au reste ce i
serait peine perdue avec un garçon aussi |
sage.
— Mais, mon digne ami, il est très pos- I
sible, il est même probable que je ne plairai
pas à cet honune, qui ne me connaît que d'a-
près le rapport trop partial que vous lui avez
fait sur uion compte ; je sais si bien que je
suis laide, que je ne serai ni surprise ni
mécontente de lui s'il se retire après sa
première visite; il ne fera en cela qu'une
chose juste et honaête, car il vaut mieux
refuser la main d'une femme qui ne plaît
pas, que de l'épouser pour ne pas l'ai-
mer et la rendre malheureuse. Hélas! je
sais trop bien ce que c'est que de n'être pas
aimée! •'
Et deux larmes tombèrent sur la main de
M. Morin, taudis que Léonie la serrait sur
son cœur avec une tendresse filiale,
« Pauvre petite, dit-il, sois tranquille ;
tu auras toute l'estime et l'affection de
l'honnête homme que j'ai choisi pour toi, et
il te dédonunagera aHiplement de quelques
injustices dont tu as pu avoir à te plain-
dre.»
En parlant ainsi, M. Morin fit arrêter la
voiture à la porte d'une maison située au
milieu d'un délicieux jardin anglais, et il
offrit son bras à Léonie à qui l'émotion
rendait cet appui presque indispensable. A
peine étaient-ils assis dans un joli salon,
meublé avec la plus élégante simplcité,
qu'un domestique vint annoncer M. Ernest
Duvivier. C'était un homme de trente ans,
de la figure la plus aimable, dont les traits
portaient l'empreinte de la loyauté et qu'on
était disposé à aimer a la première vue.
Après quelques instants donnés aux compli-
ments d'usage, M. Morin proposa une pro-
menade en attendant le déjeuner, et comme
il ne fut question en rien des projets dont
il avait fait part à Léonie, elle put retrouver
09
ioMte. sa présence d'esprit et répondre avec
une ji'.stesse parfaite toutes les fois que son
tuteur ou Ernest lui adressèrent la parole.
A table, M. Morin la chargea de faire les
honneurs du déjeuner, et elle s'en acquitta
avec une grâce modesle qui la rendait pres-
que jolie.
Après deux heures de conversation sur
des sujets que M. Duvivier amena exprès
pour pouvoir étudier les goûts et le carac-
tère de Léonie, il se retira en remerciant
M. Morin de la charmante matinée qu'il lui
avait fait passer, et salua Léonie avec l'ex-
pression du plus vif intérêt.
Le lendemain M. Morin reçut d'Ernest
une demande en forme de la main de Léo-
nie. Habitué à n'avoir d'autres volontés que
celles de son tuteur, elle n'opposa aucune
résistance au désir qu'il manifesta de voir
cette union s'effectuer, et un mois après, à
la grande surprise de plusieurs pension-
naires de madame Brémont, l'humble jeune
lille, qu'elles avaient si souvent écrasée de
leurs grands airs, sortait de cette même
pension, la couronne et le voile nuptials sur
la tête, et montait dans une élégante calè-
che pour aller à l'autel sceller l'heureux lien
qui devait l'unir à un homme digne d'elle.
M. Morin avait voulu offrir à sa pupille
un cadeau de noce analogue à ses goûts
simples et modestes. La jolie maison de
campagne, où pour la première fois elle
avait vu Ernest, lui fut donnée par contrat
de mariage, et ce fut dans ce lieu qu'elle
désira fixer sa demeure habituelle. M. Mo-
rin lui donna en outre un appartement dans
la maison qu'il occupait à Angers ; mais la
vie paisible des champs convenait trop bien
à l'âme pure de Léonie pour que cette char-
mante projjriéié ne devînt pas l'oasis dans
leqiif 1 elle désirait fixer sa résidence.
Les bornes de ce journal ne me permet-
tent pas de dérouler sous les yeux de mes
jeunes lectrices le tableau ravissant du bon-
heur de ce jeime ménage uni par l'estime
et la conformité des goiits. Confiante dans
l'affection d'Ernest, Léonie avait dépouillé
cette timidité d'enfant qui d'ordinaire pa-
ralysait ses moyens de plaire. Pleine d'es-
prit naturel, riche d'une instruction solide^
gracieuse avec tout le monde, indulgente
pour les torts d'autrui et noble dans son
hospitalité, elle fit de sa maison l'asile d'un
bonheur plus facile à comprendre qu'à dé-
crire. Ce bonheur se répandait autour d'elle
comme un parfum céleste, et maintes fois
ses amis étaient venus la visiter avec des
soucis et des peines morales dans l'àme, et
étaient partis de chez elle soulagés de leurs
peines, et emportant sur leur front l'em-
preinte de la sérénité.
Depuis que Léonie s'était établie dans
cette campagne, la misère en avait entiè-
rement disparu. Image vivante du Dieu
qu'elle adorait, elle savait verser le baume
des consolations sur toutes les plaies et ré-
pandre autour d'elle les secours appropriés
aux besoins de chacun, sans que ses bien-
faits prissent jamais ces formes humiliantes
qui trop souvent font de l'aumône une
véritable insulte. Elle savait trouver le
moyen de faire parvenir des sommes d'ar-
gent à des pères de famille qui avaient
éprouvé des malheurs, sans que ceux ci con-
nussent la main qui venaitainsi les secourir.
Elle savait aussi encourager le travail en
trouvant d'ingénieux moyens pour favoriser
la vente de ses produits. Enfin, il semblait
que la bénédiction du ciel fût descendue
sur ce coin de terre habité par un ange
sous la figure de cette jeune femme.
Mais, hélas ! qui peut sonder les décrets
de la Providence et pénétrer ses vues mys-
térieuses! Ce jeune ménage, si digne de
servir de modèle et qui semblait devoir dé-
fier le malheur et posséder toutes les ga-
ranties d'un avenir heureux, allait cepen-
dant être frappé d'un de ces coups qui
laissent sans défense et sans force les in-
fortunés sur qui ils tombent. Ernest venait
de partir pour la chasse avec un ami qui
depuis deux jours était venu le visiter. Ja-
110
mais une plus douce gaîté n'avait régné dans
l'âme de Lc'onie ; elle avait reconduit les
jeunes gens jusqu'à la grille de son jardin
et leur avait souhaite bonne chasse. Pour
elle le baiser d'adieu que venait de lui don-
ner son mari, devait être si peu éloigné de
celui du retour, qu'aucune idée triste n'ap-
procha de son cœur lorsqu'elle eut perdu
de vue les chasseurs. Elle revint donner
quelques ordres à ses domestiques et rentra
chez elle pour travailler à un meuble de
tapisserie qu'elle destinait à son tuteur.
Une demi-heure n'était pas encore écou-
lée lorsqu'une grande rumeur se (it entendre
dans la cour. Léonie s'approcha de la fe-
nêtre, et le premier objet qui frappa sa vue
fut le corps de son mari, couvert de sang et
défiguré, que quatre paysans du village
rapportaient sur leurs bras. Son fusil avait
crevé , et par suite de l'explosion un mor-
ceau du canon lui avait fracassé le crâne.
Que devint la malheureuse Léonie à cet
affreux spectacle! la secousse qu'elle éprou-
va fut telle, que pendant plusieurs jours elle
resta dans un état d'insensibilité qui fit
craindre pour sa vie ou tout au moins pour
sa raison. Son tuteur, accouru à la première
nouvelle de cet alfreux malheur, épuisa
toutes les ressources de sa tendresse pour
rappeler à la vie l'infortunée qu'il chéris-
sait comme son eufant. Il ne la quitta pas
un instant pendant ces heures d'agonie,
où la vie ne se laissait apercevoir que p ir
une faible respiration, guettant le premier
signe de connaissance qu'on espérait encore
voir revenir, et priant sans cesse le ciel de
ne pas ravir à sa vieillesse le seul être qui
pût désormais l'attacher à l'existence.
Enlin, Dieu exauça la prière de ce digne
homme, et Léonie revint à la vie et au sen-
timent de ses douleurs. Dès qu'elle fut en
état d'être transportée, M. Morin l'emmena
chez lui et ne voulut plus s'en séparer. Le
deuil du veuvage et la tristesse si bien mo-
tivée de cette jeune femme, lui tirent gar-
der la retraite la plus absolue pendant trois
ans. Au bout de ce temps, un nouveau cha
grin vint encore éprouver son àme : elle
perdit son tuteur qui termina dans ses bras
son utile et honorable carrière, lui hissant
toute sa fortune pprsuadé d'avanciî du no-
ble emploi qu'elle en ferait.
Léonie, riche de plus d'un iiiillif)n, était
un parti trop brillant pour n'être pas re-
cherchée en mariage par une foule de pré-
tendants ; mais elle refusa toutes les offres
qui lui furent faites, décidée qu'elle était à
consacrer sa vie et sa belle fortune à l'exer-
cice de la bienfaisance et à la consolation
de toutes les infortimes qu'elle pourrait se-
courir.
Cette résolution prise à vingt-deux ans,
Léonie ne s'en est jamais départie. Elle
existe encore, mesdemoiselles, et ce n'est
point une histoire d'invention que je viens
de vous raconter : j'ai changé les noms et
les lieux pour ne pas blesser la modestie de
la femme angélique dont j'ai voulu retracer
pour vous quelques traits; mais les faits sont
réels, et j'ai le bonheur de pouvoir compter
Léonie au nombre de mes plus chères amies.
Elle a peu à peu quitté la retraite presque
claustrale qu'elle s'était imposée après la
mort de son mari et de son tuteur : mais en
reparaissant dans le monde , jeune et sans
mentor, elle a gardé sa modestie, et ce que
certaines gens appellent l'insignifiance de
sa manière d'être dans la société. S'effaçant
toujours pour laisser briller les autres,
jamais on ne l'entend soutenir une discus-
sion, parler haut ni chercher à attirer l'at-
tention. Sa mise est toujours d'une exquise
propreté, mais simple et exempte de tout ce
qui fait remarquer une femme. Obligeante
et bonne pour chacun, cherchant le plaisir
des autres et jamais le sien, elle joue lors-
qu'elle est nécessaire pour compléter une
partie, car elle ne veut se singulariser en
rien, et jamais une affectation de rigorisme
ne vient de sa part faire la censure des
amusements reçus dans la société. Mais son
seul plaisir est la bienfaisance, et tandis que
Ui
ses doigts tiennent des cartes, son esprit
rêvequelquebonne action à faire ou quelque
malheur à faire oublier.
Est-il question dans sa ville natale d'un
e'tablissement utile à fonder et pour lequel
il faille faire un appel à la générosité
publique? toujours une forte souscription
anonyme vient assurer le succès des tra-
vaux projetés, et c'est une main inconnue
qui apporte la somme promise.
Le défaut de fortune est-il un obstacle à
l'union de deux jeunes cœurs faits pour être
heureux? un matin le curé de la paroisse ar-
rive avec un portefeuille, contenant en bil-
lets de banque la somme nécessaire pour
aplanir les difficultés. On interroge le curé
qui répond : « Dieu seul sait d'où vient ce
don; il ne m'est pas permis d'en dire da-
vantage. "
Chaque année des dépôts faits au Mont-
de-Piété sont dégagés par une main in-
visible. Le tronc des pauvres, dans toutes
les paroisses de la ville, se trouve de temps
en temps garai de pièces d'or, et jamais
cette riche offrande n'a pour témoin que
Dieu et les voûtes du temple. En un mot,
il semble que dans la ville qu'habite Léonie,
un ange plane toujours au-dessus de tous
les lieux oii le besoin de secours se fait
sentir, et cet ange n'est autre que cette
jeune femme, vouée dès son enfance à la
plus active bienfaisance, et qui, ne vivant
que pour le bonheur de ses semblables, n'at-
tend de récompense que dans le ciel, oîi les
anges ont d'avance in.irqué sa place au mi-
lieu des chœurs célestes.
Marie de Blays,
LE CHAT GASCON.
FABLE.
Un chat au maintien pacilique,
Au cœur faux, au regard oblique.
Contre un joli serin conspirait sourdement;
Mais banni de l'appartement,
Auprès d'une fenêtre basse
Dans la cour de l'hôtel le drôle prenait place.
Et la de s'introduire épiait le moment.
« Eh quoi ! toujours en embuscade!
Lui dit un vieux barbet, le doyen du logis.
Ah! je devine, camarade.
Tu n'es pas là pour les souris;
Tu guettes le serin du maître,
Et quand la porte du salon
T'est défendue, et pour bonne raison,
Tu veux entrer par la fenêtre :
Quelle fête pour toi ! quel excellent régal,
Si tu pouvais franchir cet obstacle fatal !
Mais l'entreprise est malaisée,
Le maître est attentif, et de cette croisée
Tu maudiras toujours l'immobile cristal.
^112
Loin (le moi cette perfidie,
Dit le malou, roi des gascons,
Grand amateur de mélodie,
De ce petit oiseau j'écoute les chansons ;
Mais le croquer ! fî donc, je n'en ai nulle envie ;
Apprends que chaque jour ma cuisine est fournie
Des morceaux les plus délicats ;
Et ce squelette sec, couvert d'un peu de plume,
Aurait pu me tenter ! non, je n'ai pas coutum e
De faire un si maigre repas. »
O philosophe aimable ! ô vrai sage ! ô génie !
Mon chat de ton renard est la pâle copie.
« Ils sont trop verts, » dit plaisamment
Ton héros, gascon ou normand.
Ce trait a bien perdu dans sa métamorphose.
Bon homme, ton mot est charmant,
Ma paraphrase est peu de chose.
Bressieb.
CONSEILS.
On dit généralement qu'il faut beaucoup
pardonner aux exigences du cœur. Sans
dnute il faut pardonner les exigences, et
bien d'autres choses encore, mais il faut se
les interdire à soi-même; exiger sans cesse
de nouveaux témoignages d'affeciion, voir
partout des preuves d'indifférence, est in-
juste si l'on est aimé, inutile si on ne l'est
pas, et ennuyeux toujours.
Ce n'est pas avec de l'exigence et de la
susceptibilité que l'on plaît; une sensibi-
lité par trop ombrageuse y serait même un
obstacle. A force de persécutions, on ob-
tient des personnes douces et peu braves à
repousser certains empiélements, des con-
cessions qui ressemblent à des préférences,
d<^ l'amitié jamais; tandis qu'il n'est pas
d'affection si vraie, si profonde, si forte
quelle soit, qui ne doive être ruinée à la
longue par les tortures, sans cesse renais-
saules, qu'un caractère exigeant impose aux
gens dont il veut être aimé.
D'ailleurs, analysons sérieusement, sans
aucuns détours ni faux-fuyants, ce qu'on
appeWe exigence du cœur. Je serai modérée
et je ne discuterai que les plus excusables.
Être exigeant parce qu'on aime, c'est vou-
loir que la personne aimée adopte vos goûts,
vosopinionSjS'amusede tout ce qui vousdi-
vertit, se plaise en tout lieu où elle est avec
vous; c'est encore se montrer difficile sur
les expressions de son amitié, et en même
temps prétendre qu'elle vous tienne compte
et fasse le plus grand état d'un sourire,
d'une main tendue avec empressement ou
de la moindre complaisance ; enfin c'est sur-
tout vouloir être la première, voire même
la seule, présente à la pensée de celle qu'on
aime.
Voilà bien, n'est-ce pas, des exigences
de cœur, des exigences que l'on veut faire
accepter par l'amitié? Maintenant, exami-
nons-les une à une.
Vouloir que votre amie adopte vos goûts
H
êI Vôi opinions^ iiiaiâ pourquoi eîie piuluL !
que vous? Y a-t-il donc deux poids et
deux mesures eu amitié? Pour être aimable^
soyez juste *, la justice est, avec la uiiséri-
corde, le plus beau trait dont la divinité
nous a paré eu nous créant à son image.
M:iis, (liront les exigeantes, qui se croient
tendres, la sympalliie est indispensable à
l'union des âmes. Soit; eh bien! d'où
vient, si cette croyance est sincère chez
vous, que vous prétendez aimer une per-
sonne avec laquelle vous ne sympathisez
pas? et si votre affection résiste, malgré la
différence de vos goûts avec ceux de votre
amie, convenez franchement avec vous-
même ou que l'on aime en dépit de quelques
divergences d'opinion, et qu'd est inulile
de la tourmenter à ce sujet, ou que, puis-
que Vous ne pouvez pas vous-même aimer
assez pour sacrifier tous vos penchants,
votre amitié doit être humble, convenir de
.son imperfection et la racheter à force de
glace, de prévenances, de concessions em-
pressées, autrement vous comprenez qu'une
affection qui demande plus qu'elle n'ac-
corde blesse l'équité; qu'une femme qui
veut être aimée autrement qu'elle aime,
loin de toucher le cœur, révolte la tierîé,
et qu'ainsi que je vous le disais en commen-
çant, on obtient par ces manières tout le
contraire de ce qu'on exige.
Être très difficile sur les témoignages
d'amitié que l'on rrçoit. Ici, il faut se ré-
péter et dire qu'il n'y a pas de véritable af-
fection sans justice, et point de justice sans
égalité devant le juge; de plus, celte om-
brageuse susceptibilité, toujours la loupe
en main pour chercher une offense dans les
distractions les plus innocentes, est incom-
patible avec la tendresse; aimer une per-
sonne qui vous blesserait sans cesse, soit
par indifférence, soit par malice, serait
montrer peu de cœur et de dignité ; être
injuste envers celle qui vous aime n'est
possible qu'une fois, et laisse un regret qui
doit préserver un cœur tendre de pareils
Tome XI,
écarts, ou du moinà ie potier a s'éludief et
à réprimer les fâcheux mouvements qui le
rendent à la fois coupable et malheureuxj
Mettre à haut prix les préférences que
l'on accorde, ceci est tout simplement de
l'orgueil. Peut-être est-il des gens qui ad-
mirent les orgueilleux ; je ne suis pas de ce
nombre, et je ne crois pas avoir besoin de
vous prêcher beaucoup pour vous engager
à réformer un penchant que réprouvent la
religion et la morale. Mais si vous me dites
que sans orgueil on peut s'abuser sur des
chagrins frivoles en apparence, parce que
l'on sait toute la force ei la vivacité du sen-
timent qui les inspire, et qu'il est bien juste
d'exiger le retour de son affection, je vous
repondrai que rien n'est moins aimable que
ces tendresses usurières, qui, ne plaçant
qu'à gros intérêts, s'exagèrent tout ce
qu'elles font, et veulent l'abandon de toute
une âme, le dévouement de toute une vie,
en retour d'une simple amitié. Il faut avoir
une opinion modeste des sentiments de son
cœur, aussi bien que des agréments de
sa figure ou de son esprit. La société est,
à la vérité, assez étrange sur ces matières;
qui se ferail siffler eu disant : Je danse bien,
pt=ut se proclamer impunément bonne ,
dévouée, magnanime même, et mettre son
cœur au-dessus des plus nobles cœurs,
sans craindre le ridicule. Mais, dans la fa-
mille, dans l'intimité, les rodomontades de
sentiment sont appréciées à leur juste va-
leur; elles ennuient, elles fatiguent, elles
révoltent, comme tout ce qui est injuste ou
exagéré.
Arrivons à la troisième preuve d'exigence
que je vous ai signalée : Vouloir être la pre-
mière, la seule présente à la pensée de ceux
que l'on aime.
Ici, je l'avoue, ma tâche devient plus dif-
ficile, et cette prétention, que je veux
combattre, tient de si près à l'affection, que
pour beaucoup elle ne fait qu'une avec elle ;
cependant, convenons qu'il y a un peu d'é-
goïsme dans cette façon d'entendre l'amitié,
114
car enlin comment être sûre que l'on sera
pour ses amies laplusaimable, la plus chère,
la plus précieuse de toutes; que nulle autre
ne leur procurera plus d'agrément, ne leur
sera plus utile ou plus convenable? Etre
tout cela, c'est le bonheur sur la terre; on
peut le 'iésirer, mais l'exiger, non ; etencore
le désir d'être la preiiiière. l'unique pensée
de ceux qu'on aime, il faut le modérer,
l'enfermer, si l'on vent qu'il puisse jamais se
réaliser; car il Irahit une avidité, une ambi-
tion, un contentement de soi-même, capa-
bles d'empêcher d'êire aimable. Quel avan-
tage la jeune iille modeste n'a-t-elle pas
sur celle qui croit tout emporter de haute
lutte et à la pointe de son mérite, si l'on
peut dire ! On ne réfléchit pas assez combien
l'abnégation prête de charmes aux femmes,
combien surtout elle sert à leur bonheur!
On est cent fois plus heureuse quand on se
fait une joie des plaisirs de ses amies, de
quelque part qu'ils leur viennent, que lors-
(]ue l'on prend à tâche d'y trouver des su-
jets de mécontentement, et combien aussi
nous sommes touchées de la tendresse de
celle qui partage notre gaîté , s'amuse de
nos amusements du même cœur dont elle
partage nos peines, qui aime ceux qui nous
sont bons et aimables autant qu'elle est sé-
vère et froide avec ceux qui sont mal pour
nous; il est impossible qu'à la longue une
personne de ce caractère ne soit pas la plus
chérie. On peut, par amour de la distrac-
tion, rechercher par moment des personnes
brillantes, agréables, mais on revient tou-
jours à celles près de qui on trouve la vie
douce et facile, dont l'affection ne traîne
après elle ni gêne ni entraves, qu'on ne
trouve pas la griffe en l'air et le sarcasme
à la bouche, prêtes à vous attaquer sur des
torts réels ou supposés, à vous faire subir
l'ennui d'une explication, et à vous punir
ainsi de ce qu'elles ne sont pas assez aima-
bles pour vous plaire uniquement, ou de ce
qu'on n'est pas assez heureux pour se con-
sacrer entièrement à elles.
Et ne croyez pas, mesUemoiselles, que
l'exigence ne soit insupportable que par la
forme; les colombes plaintives sont aussi
fatigantes que les tigres^es; à force i!e se
plaindre, ellestroublentleurs amies, mêient
des remords aux joies les plus permises,
deviennent un sujet de craintes et de ma-
laise continuels par l'appréhension où l'on
est de les blesser, jusqu'au moment où la
lassitude force à déposer, pour ne plus le
reprendre, le fardeau d'une amitié devenue
trop pesante.
Si des exigences, que la tendresse semble
pouvoirexcuser,deces tyrannies qui s'exer-
cent dans la famille ou dans laplus étroite
intimité, je passe aux susceptibilités avec le
monde, je serai encore plus sévère. La, il
n'y a pas d'excuses, la vanité et la sottise
remplacent la sensibilité; l'envie se glisse
à la place d'une tei.dre inquiétude née de la
crainte de se voir remplacer près d'une
amie; le cœur se dessèche, l'esprit se
fausse, la figure même prend une expres-
sion hostile qui lui ôte de son charme, et à
force de vouloir briller, on finit par se faire
remarquer uniquement par jes défauts.
Rien ne prête plus au ridicule que ces
orgueils maladroits, prompts à signaler le
plus léger manquement d'égards, et à se
dire eux-mêmes toutes les impertinences
qu'on aurait garde de leur faire entendre,
et que souvent on n'aurait pas pensé; car le
propre de la susceptibilité et de l'exigence,
ce qui les rend intolérables, c'est qu'elles
sont presque toujours injustes.
Les anciens avaient un profond respect
pour les furies, ils ne leur refusaient au-
cune génuflexion, et ne se servaient en pré-
sence de leurs images que des épithètes de
bonnes, généreuses, secourables. Le con-
traire n'aurait pu manquer de s'adresser à
ces divinités peu aimables et les blesser. Si
humble que soit l'idée que vous avez de
vous-mêmes, mesdemoiselles, n'imitez pas
les Euménides, et ne courez pas au-devaut
des injures en vous appliquant les sarcas-
15
mes ou les railleries qui se débitent devant
vous.
Se croire un mérite auquel tous If's hom-
mages sont dus, et se figurer la société
uniquement occupée à vous dénigrer, voilà
ce qui, dans le monde, engendre la suscep-
tibilité. De telles préoccupations ne rendent
ni bon ni aimal)le. Il faut donc s'en défen-
dre, la vie est une étude continuelle de
soi-même. Dès que la conscience, senti-
nelle vigilante, signale une tentative des
éternels ennemis de notre repos, il faut
que l'esprit et le cœur se préparent au
combat. Les personnes parfaitement pieuses
ont dans cette lutte un grand avantage sur
celles qui le sont moins ; la parole divine
donne des enseignements pour toutes les
conditions de la vie humaine ; elle peut
aussi bien guider dans le monde que sou-
tenir dans la retraite, rendre la joie sainte
autant que la douleur, enfin être en tout,
partout et toujours notre véritable égide.
Je viens de viais conseiller de vous gar-
der des susceptibilités^ pensez-y. le monde
exerce à leur égard une justice des plus ex-
péditives : « Vous demandez plus que vous
ne.donnez, nous ne sommes plus des vôtres,
adieu. » Et il se fait tout de suite autour
de vous un grand vide que le retour à la
douceur, aux prévenances, à l'abnégation
peut seul combler.
M"' À. DE Savignac.
UNE HISTOIRE DE VOLEUR.
La bonne chose, n'est-ce pas, mesdemoi-
selles, qu'un beau récit, bien effrayant?
voyez-vous, tandis que le narrateur, ar-
rivé à l'endruit le plus terrible, donne à
ses paroles accentuées une expression plus
imposante; voyez-vous le cercle attentif se
resserrant comme si chacun, par une im-
pulsion involontaire, cherchait un protec-
teur dans son voisin? voyez-vous l'audi-
toire savourant l'histoire lugubre qui se
déroule, et se faisant un plaisir même de
ses frissons! Les esprits forts d'aujourd'hui
se moquent des revenants, qui avaient bien
leur mérite; mais nous connaissons cer-
taines gens qui n'y croient pas par l'esprit,
et qui, jusqu'à un certain point, y croient
par l'iuiaginalion, quand le fantôme évo-
qué se dresse dans un cadre bien saisissant
et bien dramatique. Les Mystère d'Udolphe,
ou les visions du château des Pyrénées, ces
noirs romans d'Aune Radcliffe , qui ont
causé, il y a quarante ans, tant de cauche-
mars et d'insouiuies, [irodiiiraient encore
leur effet, nous le gageons, surtout dans
quelque veillée d'hiver, au milieu d'une
demi-obscurité, quand la flamme du foyer
fait danser sur les murs des ombres capri-
cieuses et bizarres; ou bien encore, à la
clarté solitaire d'une lampe nocturne, lors-
qu'accoudé sur votre oreiller, et tenant le
volume sinistre, vous entendez minuit qui
fait vibrer à la prochaine horloge, à travers
les sifflements du vent, les douze tinte-
ments solennels.
Et puis les voleurs vous restent encore,
mesdemoiselles, pour défrayer vos terreurs;
les voleurs , beaucoup plus réels que les
habitants de l'autre monde, qui désertaient
leur tombe affublés d'un long drap blanc ; à
la vérité notre époque, éminemment prosaï-
que, ne connaît guère le brigand pittores-
que, avec le chapeau surmonté d'une grande
plumerouge, le manteau élégamment drapé,
les bottes à entonnoir cirées à l'anglaise, et
armées d'éperons étincelants, le ceinturon
verni où reposent des pistolets ciselés par
un émule de Benvenuto; il y avait du plaisir
à se voir attaqué sur la grande route par un
bandit d'aussi bonne façon. Par malheur ce
type accompli n'existe plus qu'à l'Opéra-
(if.
Comique dans ie Fra Diavoio de M. Scribe,
l'illustre Schubry passe auprès de bien des
incrédules pour une création fantastique.
Hélas! trois fois hélas! les brigands ont
dégénéré comme tout le reste ^ nous ne
connaissons maintenant, en ce genre, que
des gibiers de Cour d'assises, ignobles,
sales, mal peignés, parlant l'argot des ga-
lères.
Toutefois, avec ces vulgaires éléments,
les journaux judiciaires trouvent encore le
moyen de nous accommoder des histoires
d'un effet agréable; les malfaiteurs de notre
époque remplacent, d'ailleurs, la qualité
par la quantité. En compulsant la chronique
journalière du Paris civilisé et dévalisé^
nous rencontrerions encore pour nos lec-
trices des thèmes à émotions, très satisfai-
sants, nous aurions à leur conter de quoi
les faire frémir, le soir, seules, dans leur
chambre, quand le jeu d'une lumière, le
mouvement d'un rideau, suffirait pour évo-
quer et réaliser à leurs yeux les plus som-
bres images, les plus sinistres souvenirs.
Malgré notre haute opinion du courage fé-
minin en général , nous nous permettrons
de vous demander, mesdemoiselles, si, tou-
tes, vous vous sentiriez capables d'imiter,
dans une occasion pareille, l'héroïne de l'a-
necdote suivante, que nous donnons comme
très authentique.
Une jeune femme, que nous appellerons
madame Aubry, habitait avec son mari hue
maison de la petite ville de... Cetle maison
isolée, au fond d'un vaste jardin, dans un
faubourg, n'avait pas d'autres habitants que
M. et madame Aubry, leur enfant, âgé d'un
an îi peu près, et une domestique entrée
depuis peu à leur service. Le soir, dès neuf
heures, le silence le plus complet régnait
dans les rues de la ville ; k dix heures un
voyait successivement s'éteindre les lumiè-
res qui brillaient aux fenêtres, et qui fai-
saient place à une complète obscurité; il
fallait, à des heures aussi indues, une cir-
constance extraordinaire, une noce, un
dîner dé gala , pour que Ton entendît ré-
sonner les pas de quelques passants ailar-
dés en avant desquels un fallot scintillait
dans les ténèbres. Qu'on j'ige de la solitude
d'une maison cachée derrière un rideau de
platanes et d'acacias , k trois ou quatre
cents pas de la voie [)ublique.
Par une soirée du mois de novembre,
madame Aubry élait chez elle, attendant le
retour de son mari, qu'une affaire avait ap-
pelé dès le matin dans un bourg à deux
lieues de la ville; il s'agissait d'un recou-
vrement à opérer, et M. Aubry, qiii de-
vait rapporter av<-c lui une somme assez
considéruble , s'était muni d'une paire de
pistolets, précaution sans laquelle sa femme
n'aurait pu se défendre d'une certaine in-
quiétude.
II élait six heures du soir, madame Au-
bry venait de monter dans sa chambre avec
sa domestique, afin de coucher son enfant ;
cette pièce, haute et vaste, était située au
premier étage, sur le jardin ; la boiserie à
demi noircie par le temps, les meubles hé-
réditaires, de forme antique et de couleur
foncée, quelques portraits de famille, à la
grande perrugue, au visage grraL'e, donnaient
à l'ensemble de l'appartement une physio-
nomie sévère ; une large et profonde alcôve,
à côté de laquelle était placé le berceau de
l'enfant, occupait en grande partie le côté
de la chambre opposé à la cheminée; les
rideaux de l'alcôve étaient fermés ; mais
l'un des coins, accroché par hasard à un
meuble, laissait voir en se relevant le bois
du lit, véritable édifice massif aux ligues
contournées en volute, où s'était joué le ci-
seau capricieux de rébéiiisterie d'autrefois.
La nuit était noire et triste : véritable
nuit d'automne avec ses rafales de pluie qui
fouettaient les fenêtres ; les arbres du jar-
din, courbés sons l'eflbrt du vent, venaient
par intervalle battre la maison de l'extré-
mité de leurs branches; c'était un mono-
tone et sombre concert oii ne se mêlait au-
cun bruit humain, aucune voix qui pût pro-
i\î
mettre, en cas de besoin, aide et assistance.
Madame Aubry était assise sur une chaise
basse au coin du foyer, dont le feu, joint à
la clarté d'une lampe posée sur la chemi-
née, frappant en plein certains objets et
laissant les autres dans une ombre épaisse,
faisait ressortir toutes les saillies par le jeu
des oppositions. La jeune femme tenait sur
ses genoux l'enfant qui occupait ses soins
maternels, tandis que la servante, à l'une
des extrémités de la chambre, exécutait
quelques ordres de sa maîtresse.
Madame Aubry venait d'achever la toi-
lette nocturne de son fils, elle jette les yeux
vers le berceau afin de s'assurer s'il est tout
préparé pour recevoir l'enfant dont les yeux
se ferment déjà; en ce moment le feu plus
actif lançait une lumière plus vive sur l'al-
côve. Tout à coup, madame Aubry fait un
mouvement ; sous le lit, à l'endroit où le bas
du rideau se relève, son regard a distingué
deux pieds chaussés de souliers à gros
clous. En un instant tout un monde de pen-
sées a traversé le cerveau de la jeune femme,
sa situation tout entière s'est révélée à son
esprit, comme par un éclair, par une illu-
mination soudaine ; cet homme caché est un
voleur, un assassin, il n'est pas possible
d'en douter; madame Aubry n'a aucun se-
cours, aucun protecteur immédiat à espé-
rer ; elle n'attend pas son mari avant huit
heures du soir, et il n'est encore que six
heures et demie : que décider? que faire?
Madame Aubry n'avait pas jeté un cri,
elle n'avait pas quitté sa chaise; la servante,
très probablement, n'aurait pas conservé la
même impassibilité le voleur, selon toute
apparence, comptait demeurer là pour n'en
sortir qu'au milieu de la nuit, et s'emparer
de la somme rapportée par M Aubry; mais
se voyant découvert, et n'ayant affaire qu'à
des femmes, il ne manquerait pas de quitter
dès ce moment sa cachette, et d'acheter leur
silence par leur mort.
Puis, qui sait si la servante elle-même
n'est pas la complice de cet homme? qiiel-
ques sujets de défiance, que madame Aubry
avait jusqu'alors repoussés, viennent dans
cet instant se retracer dans son esprit avec
plus de force ; toutes ces réflexions lui
avaient demandé moins de temps qu'il ne
nous en a fallu pour les écrire.
Sur-le champ elle a pris son parti. Sous
un prétexte quelconque elle fera sortir sa
servante.
« Vous savez, lui dit-elle, sans que la
voix fût le moins du monde altérée, vous
savez ce mets que mon mari préfère, il
serait bien aise, je crois, qu'on y eût songé
aujourd'hui pour le souper ; j'avais oublié
de vous le dire, allez vous en occuper ; allez
tout de suite, et mettez-y tous vos soins.
— Mais, répond la servante, madame n'a-
t-elle pas besoin de moi ici, comme à l'ordi-
naire?...
— Non, non, je ferai tout moi-même;
allez, monsieur serait mécontent, j'en suis
sûre, si, au retour d'une longue course, par
un si mauvais temps, il ne trouvait pas un
souper de son goût. »
Après quelques lenteurs, qui redoublent
chez madame Aubry une anxiété qu'elle est
obligée de contenir, la servante quitte la
chambre ; le bruit de ses pas se perd dans
l'escalier; madame Aubry se trouve seule
avec son enfant, et avec ces deux pieds sor-
tant à demi de l'ombre et immobiles à leur
poste.
Elle était restée près de la cheminée, tou-
jours tenant son enfant sur ses genoux,
continuante lui adresser, presque machina-
lement, des paroles caressantes, tandis que
ses yeux ne quittaient pas la terrible vision ;
l'enfant criait pressé par le sommeil ; mais
le berceau était près de l'alcôve, près des
deux pieds menaçants ; comment oser en
approcher, grand Dieu !
La jeune mère lit sur elle-même un vio-
lent effort.
«Allons, viens, mon enfant,» dit-elle.
Elle se lève, avec son fils dans ses bras,
se soutenant à peine sur ses jambes qui
118
lléohissenl, elle se dirige vers l'alcôve; la
voilà tout près des pieds du voleur, elle
place l'enfant dans son berceau, toujours le
caressant de sa voix naturelle, dont elle
cherche à cacher les fréitissements ; elle se
met à le bercer aux accents de la chanson
qu'elle redit comme chaque soir.
Et tout en chantant la douce et monotone
complainte que ses lèvres articulent par la
force de l'habitude, elle songe qu'un poi-
gnard est là, qui pourrait la tuer sans se-
cours et sans défense.
Enfin, l'enfant est endormi ; madame Au-
bry vient se rasseoir près de la cheminée,
elle ne sortira pas de cette chambre ; ce se-
rait exciter les soupçons du voleur et de la
servante, sa complice peut-être, et puis
madame Aubry veut rester auprès de son
enfant, ce n'est pas sur une telle victmie
qu'il ferait tomber ses coups*, n'importe,
elle ne peut se re'soudre à le quitter.
La pendule ne marque encore que sept
heures. Une heure, encore une heure jus-
qu'à l'arrive'e de M. Aubry ! Les yeux de la
jeune femme sont attachés, par uue sorte de
fascination, sur les deux pieds qui sont une
permanente menace de mort. Un profond
silence règne dans la chauibre, l'enfant dort
paisible, sa mère, les mains croisées sur ses
genoux, les lèvres entr'ouvertes, les yeux
fixes, la poitrine oppressée, est immobile
comme une statue
De temps en temps un bruit se faisait en-
tendre au dehors dans le jardin ; ce bruit,
c'était pour madame Aubry un rayon d'es-
poir, c'était son mari, c'était sa délivrance !
Mais, non! plus rien! elle s'est trompée;
pas d'autre bruit que la pluie, le veut, les
arbres qui viennent balayer le mur; il sem-
ble que la malheureuse femme soit seule
dans le monde, tant le silence est profond
i! inorne; quel siècle que chaque minute !
Ciel ! voici les deux pieds qui remuent !
L'homme va-t-il sortir de sa retraite ?
Non ! ce n'est qu'un léger mouvement, sans
doute involontaire, pour se dé.asser d'une
position trop gênante. Les deux pieds ont
repris leur immobilité.
Le tintement de la pendule résonne, mais
un second coup ne suit pas le premier, sept
heures et demie seulement! et encore cette
pendule avance !
Oh ! que d'angoisses, que d'ardentes priè-
res élancées vers Dieu durant cette attente
mortelle ! Madame Aubry prend sur la che-
minée un livre de méditations religieuses,
elle essaie de lire; vain effort! à tous mo-
ments ses yeux quittent la page, les deux
grosses semelles à clous ne sont-elles pas là
toujours sous le lit?
Mais une pensée qui la glace., comme un
fer aigu, traverse l'imagination de la pauvre
femme : si son mari n'arrivait pas! le temps
est bien mauvais, il a des parents dans le
bourg où Ses affaires l'ont appelé, peut-être
l'aura-t-on engagé à ne pas se remettre eu
route la nuit, avec des valeurs considéra-
bles ; peut-être aura-t-il été obligé de cé-
der, comme il lui est arrivé en pareil cas, à
des invitations pressantes, à une violence
amicale, dont sa femme n'a pas lieu de s'é-
tonner ; Dieu ! s'il ne revenait pas ce soir!
Huit heures ont sonné : personne! la
supposition dont nous venons de parler
prend dans l'esprit de madame Aubry une
probabilité de plus en plus effrayante. Après
deux heures d'un pareil supplice, la malheu-
reuse femme, soutenue jusque-là par i'espoir
d'un secours prochain, sent que sou cou-
rage et ses forces vont défaillir, elle n'ose
plus maintenant mesurer sa pusitiun.
Soudain un bruit retentit suus les fenê-
tres, madame Aubry prête l'oreille, elle
craint de se confier à un espoir si souvent
trompé, mais, non! celte fois ce n'est pas
une erreur; fa porte de la maison roule sur
ses gonds et retombe pesanunent, un pas
!.)ieu connu se fait entendre dans l'escalier,
ia ciiambre s'ouvre; un huiiÉUje paraît, uu
homme grand et vigoureux, c'est lui! c'est
lui! dans ce moment M. Aubry, eût-il été le
moins gracieux des époux, aurait pris aux
119
yeux de sa femme toute la beauté, toutes les
perfections imaginables, il ne s'est donné
que le temps de poser ses pistolets, de quit-
ter son manteau imbibé de pluie 5 heureux
de revoir ce qu'il a de plus cher au monde,
il tend les bras à sa femme qui s'y jette con-
vulsivement; mais reprenant tout son cal-
me, sans dire un mot, elle pose un doigt sur
ses lèvres, et de l'autre main elle montre à
son mari les deux pieds qui se croient in-
visibles-
M. Aubry n'aurait pas mérité d'être le
mari de sa femme s'il avait manqué de déci-
sion et de sang- froid ; d'un geste il lui fait
comprendre qu'il sait comment agir.
• Pardon, dit-il, ma bonne amie, mon
portefeuille que j'ai laissé en bas, je vais le
chercher, et je reviens. »
L'absence de M. Aubry ne dura pas deux
minutes ; il rentre tenant un pistolet, il
examine l'amorce, s'approche du lit, et puis
de sa main gauche il saisit l'un des deux
pieds ; l'index de sa main droite reste posé
sur la détente de son arme.
«Tu es mort si tu résistes ! » crie-t-il d'une
voix de tonnerre.
Le quidam, à qui apparteuaieut les pieds,
ne se soucie pas de hasarder l'épreuve; on
voit apparaître ainsi traîné par la jambe
jusqu'au milieu de l'appartement, un indi-
vidu de fort mauvaise mine, et s'aplatis-
sant devant le pistolet braqué sur son crâne.
Fouillé à l'instant, on trouva sur lui un
poignard soigneusement aiguisé; il confessa
ses intelligences avec la servante, qui l'avait
averti que cette nuit même une riche proie
l'attendrait. Il ne reslait pins qu'à livrer
l'un et l'autre à la justice. Madame Aubry
demanda leur grâce à son mari ; mais l'in-
térêt public parlait plus haut que la pitié.
Pendant tout ce temps, l'enfant dans son
berceau ne s'était réveillé qu'à dem.i.
Quand M. Aubry eut entendu le récit de
ce qui s'était passé :
« Je ne te savais pas tant de courage !... .
dit-il à sa femme en l'embrassant.
Mais, malgré toute sa bravoure, madame
Aubry, saisie le soir même d'une violente
crise nerveuse, fut pendant plusieurs jours
malade de son héroïsme.
Th. Muret.
NOUKA-HIVA.
(ARCHIPEL DES MARQUISES. )
... Je voudrais que le vieux amiral espa-
gnol, don Alvaro Mendana de Neyra, sortît
de sa tombe, et que reprenant le comman-
dement de son galion le Saint - Jérôme, il
vînt aujourd'hui mouiller dans l'une des
baies de Nouka-Hiva ou de Tao-Wati. Je
voudrais que Cook , Ingraham , Roque-
feuille, Marchand, Chanal, Hergest, Brown,
Roberts, Wilson, Krusenstern, Porter, Du-
moiit-d'Urvilie,t(>us intrépides explorateurs
des Océans, rentrassent avec leurs navires
dans les eaux d'Ânna-Maria. Je voudrais
aussi que Cabri, ce matelot provençal, qui
devint presque roi de Nouka-Htva, et qui
dernièrement est mort misérable à Valen-
ciennes, essayât de reprendre possession de
ses domaines océaniens.
Mendana s'('crierait : « Oii donc est l'é-
tendard que mou mestre-de-camp planta ici
le 25 juillet 1595? qui donc m'a volé ces
belles terres auxquelles j'avais donné pour
patronne la vice-reine du Pérou ? et que
viennent faire ici ces navires qui portent
des flammes et des pavillons dont je ne con-
nais pas les couleurs? »
Les autres capitaines se diraient entre
eux : « C'est donc un nouveau département
maritime que la France possède dans tes
1^0
patages, que nous n'avions aperçus qu'à vol
d'oispai), • et Cabri, lui, seniit fier de voir
nn solilat de marine se promener en f,!ction j
devant la iiaie de son champ de taro.
Peu de temps a suffi pour ope'rer cette
transformation dans l'archipel des Mar-
quises; nous l'avons visiiéen 1838, c'était
un terrain vague, indépendant; maintenant
c'est une province de France. La frégate la
Reine Blanche, les corvettes la Boussole^
l'Embuscade, etc., y ont déposé des ma-
rins et des soldats; la Danaé et la Meur-
the ont quitté Brest ces jours derniers em-
portant à Noiika Hiva de nouveaux é:in-
grants, et bientôt la frégate l'I'ranie et
d'autres bâtiments encore feront voile pour
ces contrées. La religion cathuliiue y eu-
voie aussi dfs apôtres, et u!i évèque, l'évc-
que d'Amata, frend passage sur VUranie.
Je ne dois point vous faire la géographie de
l'archipel des Marquises que l'on divise en
deux groupes; l'un ûu N. N. 0, l'autre du
S. S. E ; groupes gisant entre les 8° et 10**
de latitude sud, et les 140° et 142" de lon-
gitude ouest du méridien de Paris. L'ouvrage
récemment publié par M. Louis Reybaud et
le livre de MM. Dumoulin et Desgraz, vous
apprendront tout ce que Ton sait de ces
îles, et vous feront connaître l'importance
de leur possession au point de vue politique
et commercial.
Nous vous donnons ici une vue incom-
plète, mais fidèle, de la baie de Taio-Hace,
ou d'Anna-Maria, dans les vases de laquelle
une de nos corvettes vient de laisser tom-
ber son ancre.
Ces points noirs que vous voyez sur les
flots, ce sont les femmes de Nouka-Hiva qui
traversent la baie à la nage, car les pirogues
sont tabouées* pour elles. Elles viennent
en troupe, elleschautenf, elles frappent l'eau
avec l'une de leurs mains en faisant le tra-
jet... afin d'épouvanter et de mettre en fuite
(i) Taùuu, loi religieuse f(ui^deleiid l'usage d'iiDf;
t)»\ji(; quelconque.
les requuis qui se précipiteraient sur elles si
elles voyageaient isolées et silencieuses. Ces
cases qui sont ombragées par des bouquets
de cocotiers, sont les premières et les plus
belles du village; l'une d'elles est le palais
de la reine.
Un ciel toujours pur, une fraîche brise ve-
nant du large et rafraîchissant l'atmosphère,
des massifs de palmiers, d'eoa, de goya-
viers; des fourrés de lianes, des bois d'hi-
biscus, des fleurs partout; partout aussi de
petits ruisseaux s'écoulant limpides vers la
grève; puis, par-dessus tout cela, des mon-
tagnes arides, volcaniques et majestueuses.
Tel est le climat, tel est l'aspect de l'archi-
pel des .Marquises.
Le peuple est brun : si un tatouage serré
ne labourait pas son épiderme , si la pous-
sière (lu curcuma, dont il se frotte le corps,
n'assombrissait pas la couleur de sa peau ,
il ne serait pas plus bistré que le paysan
d'Espagne. Une ceinture de tapa, un man-
teau de tapa et un éventail en feuilles de
cocotiers, composent le vêtement complet
des insulaires des deux sexes.
C'est l'île de Nouka-Hiva, la plus considé-
rable de l'archipel, après Olii-Vahoa, que
l'amiral Dupetit-Thouars a choisie ptiurêtre
le chef-lieu de notre colonie naissante. La
ville cipitale s'élèvera sur le sol de la val-
lée qui s'étend au fond de la baie Anna-
Maria; les naturels transporteront leurs ca-
ses dans les bois (i''hibiscus qui entourent
cette vallée, et leur village d'aujourd'hui
fera place à une ville. Au centre de ce
douar polynésien, s'élève maintenant un
ficus colossal, dont les rameaux ombragent
un espace de plus de trois cents mètres de
circonférence. Le tronc de cet arbre est
formé par une agrégation de liges, et sa
grosseur est de vingt-cinq mètres! Un ruis-
seau, qui descend des montagnes, serpente
sous son dôme avant que de se jeter à la
mer, et une nombreuse population de tour-
terelles kuru karu habite le labyrinthe de
son feuillage. — Eh bien : dans cinq ans,
fi M
t/a»rna/ f/est/eu/ie^ Personnes
. 4rrû /â4l
121
dans dix aus, dans vingt ans, qu'une ville
européenne surgisse au milieu de cette val-
lée, qu'un vaste parallélogramme de mai-
sons , entoure l'ombre du ficus ! — Y
aura-t-il au --monde un carrousel planté
d'arbres et arrosé par des loiitaines, plus
beau, plus admirable que le carrousel de
Nouka Hiva ?
Six tribus, presque toujours en guerre
les unes contre les autres , habitent les
vallées de NoukaHiva, et dévorent mu-
tuellement leurs prisonniers. Deux mois
avant l'aruivée des corvettes V Astrolabe et
la Zélée, il y eut plusieurs grands festins
de guerre, et nous avons vu les restes d'un
de ces affreux banquets, dont une petite Hlle,
un homme et une femme de la tribu des
Taï-Piis, avaient fait les frais... Il faut avouer
tjue, précédemment, une dame de la tribu
des Hapas , avait été mangée par les Taï-
Piis. . . Espérons que la où flotte mainle-
tenant notre pavillon disparaîtront pour ja-
mais ces orgies d'anthropophages. L'œuvre
de la civilisation marchera ; mais elle nous
coû era cher, et beaucoup d'enfre nos frères
mourront à la lâ'hc. Déjà le capitaine de cor-
velle H.illfy et le lieutenant de vaisseau La-
dfbdt ont arrosé de leur sang cette nouvelle
France. Les naturels sont moins belliqueux,
moins féroces que du temps de Mendana,
de Cook, de Marchand, etc. ; des tribus qui
de temps immémorial étaient en guerre, au-
jourd'hui ont fait la paix-, les Haspis et
les Nouhiva sont frères et amis. C'est une
femme, c'est une reine, c'est Palini (dont
vous verrez le portrait dans notre prochain
numéro), qui est l'auieur de leur traité de
paix.Patini est reine des Nouhi viens, qui ha-
bitent la vallée d'Anna-Maria: le roi des
Hapas, tribu de la baie du Comptroller, en-
tendit parler de sa beauté, et, au rjsque d'être
déclaré traître par son peuple et de se faire
massacrer par les Nouhiviens, il franchit
les montagnes pendautunenuit obscure, et
vint frapper à la porte du palais de la reine.
Patini adiiiira son courage, lui permit de
revenir , et se déclara son épouse après
quelques semaines de diplomatie. Depuis
lors, plus de combats entre les peuples des
vallées du Comptroller et d'Ainia-Maria.
Si les femmes ne naissaient pas esclaves
aux Marquises, si les travaux les plus pé-
nibles, les plus abrutissants ne leur étaient
pas imposés, si enfin elles avaient une
puissante influence sur l'homme, qui, pa-
resseux et tyran, passe ses journées dans
un doux far niente, il est certain que les
mœurs de ce peuple se modifieraient ra-
pidement i aussi pensons - nous que les
femmes courageuses qui vont quitter notre
belle patrie, pour suivre là - bas leurs
époux ' , ont elles - mêmes une mis-
sion civilisatrice à remplir. Tandis que
l'homme du vieux monde donnera des le-
çons d'industrie à l'enfant de rOeéanie,
elles, elles apprendront ii ces pauvres filles
des Marquises à sortir de 11 fange oii elles
sont nées, oîi elles vivent, oîi elles ne doi-
vent pas mourir!
Nous donnerons dans notre prochain nu-
méro un portrait de la reine Patini, une vue
d'un Morai, et le profil d'un indigène.
Le Breton.
(I) Plusieurs ofDciers eiimèiieiit leurs épouses.
Madame Bruat, fi-mme du gouverneur de l'archi-
pel, suit son mari sur la frégate /'(/ranie.
122
BEAUX-ARTS.
SALON DE 1843.
Peu de peintres connus ont exposé à ce
Salon ; on y cherche en vain un grand nom-
bre d'absents ; heureusement on y rencontre
MM. Horace Vernet, Henri Schœffer, Scho-
pin, Larivière, Abel Pujol, Léon Coignet,
Cornu, Eugène Isabey, puis, k côté de ces
illustres, beaucoup de noms nouveaux.
On a traité moins de sujets saints que les
années précédentes, et très peu avec cette
supériorité qui sort du pastiche. Les com-
positions historiques et anecdotiques sont
pour la plupart de la main d'artistes con-
nus, et rien de plus, rien de moins que ce
que l'on pouvait atlendre d'eux. Les pay-
sages m'ont semblé généralement bien, les
portraits faibles et peu nombreux*, le jury
en a seulement refusé cinq cents d'un seul
coup. C'est une question qui s'agite main-
tenant, de savoir ce que sont ou plutôt ce
que doivent être les expositions annuelles
des tableaux des peintres vivants; seront-
elles un gymnase artistique ou un bazar?
Si c'est un bazar, il faut y laisser arriver la
foule ; tout le monde a le besoin ou le dé-
sir de vendre. Au temps où nous vivons,
les goûts des acheteurs sont variés comme
les feuilles des arbres; ne fermez pas les
portes, étalez la marchandise sur les esca-
liers, dans les cours, si les galeries ne suf-
fisent pas. Peu à peu, tout cela se vendra;
l'art n'y trouvera peut-être pas merveil-
leusement son compte, n'importe; les ar-
tistes finiront par s'en arranger. Mais si le
Louvre est un lieu d'étude, si les élèves
viennent y chercher leurs derniers ensei-
gnements, en soumettant leurs productions
au jugement du public et à la comparaison
de cfllcs des maîtres, le jury a parfaitement
raison de n'admettre que des talents con-
sommés, et avec eux ceux qui, par leur
âge et la nature de leurs travaux, donnent
des espérances. Il semblerait que c'est là
ce que l'on a voulu faire cette année, et,
préoccupés de cette idée, nos regards se
sont portés d'abord sur les tableaux d'ar-
tistes qui ont exposé pour la première fois ;
l'examen a été rapide, incomplet, ainsi
qu'on peut le faire au milieu de la foule, et
nous prions nos lectrices de ne point juger
le Salon sur ce premier aperçu.
GRAND SALON.
Madame Calamatta. La Vierge et l'en-
fant Jésus.
Ce n'est pas sans peine que l'on approche
de ce tableau ; la foule se presse devant
cette œuvre d'une femme jeune, et dont le
nom paraît pour la première fois sur le ca-
talogue, on pourrait appliquer cette vieille
citation à madame Calamatta :
Ses pareils à deux fois ne se font point connaître.
La Vierge et l'enfant Jésus bénissent l'ordre
desDominicains. Pourquoi les Dominicains ,
direz-vous ? Apparemment que ce charmant
tableau est destiné à l'un des couvents de
ces heureux pères. La madone, vue à mi-
corps, élève l'enfant Jésus à deux mains,
avec un mouvement rempli de grâce et de
naturel. Cette figure a un charme, une ré-
gularité vraiment Raphaëlesque, et l'enfant
offre une académie merveilleusement étu-
diée. Les tètes de moines en adoration de-
vant ce groupe m'ont parues être des por-
rails largcniint pcuUs. et jiorlanl un raclict
V2'ô
d'diigiualité bien précieux dans uotre
temps de reproduction moutonnière.
GRANDE GALERIE.
M. DuvAL LE Camus fils. Délivrance de
Saint-Pierre.
M. Jules Duval Le Camus ne professe
point le même genre que son père-, celui-ci
excelle dans les tableaux de genre et les mi-
niatures à l'huile ; celui-là fait de la grande
peinture : son tableau dt Saint-Pierre visi-
té dans sa prison par l'ange du Seigneur,
est une œuvre estimable sous le rapport de
l'exe'cution. Malheureusement, ces compo-
sitions donne'es depuis dix-neuf siècles par
les actes des apôtres, touchent toujours par
quelques points à celles qui les ont précé-
dées. Ici, comme ailleurs, c'est le St. -Pierre
traditionnel; c'est l'ange des temps passés
et futurs, avec ses cheveux d'or, sa robe
lloltarite, son bras en l'air, ses ailes blanches,
ses pieds d'ivoire, qui ne font qu'effleurer
la terre. Il y a des sujets sur lesquels la mé-
moire et l'imagination se confondent telle-
ment, qu'il est bien difficile de faire agir
l'une sans l'autre. Voilà l'écueil où M. Jules
Duval a touché, malgré tout son talent.
PETITE GALERIE.
M. LÉON CoiGNET. La fille du Tintoret.
Si de l'examen des tableaux dus à des
jeunes talents, nous arrivons au Tintoret de
RI. Léon Coignet, nous comprenons, et les
jeunes artistes comprendront aussi, tout ce
que l'étude, la réflexion ont d'avantage sur
la fougue et la spontanéité de la jennes.>e.
Celles-ci peuvent servir k l'exécution, ren-
dre la touche plus ferme, le coioris plus
franc, les expressions plus naïves 5 niais aux
autres, appartiennent les eff"ets savants : les
lumièies habilement ménagées, le tact, le
goîit, la mesure, quel que soit le sujet que
l'on traite.
M. Coignet a représenté dans ce tableau le
Tintoret essayant de taire le portrait de sa
fille morte; cet ouvrage, de l'un de nos pre-
miers artistes, était attendu avec impatience.
Déjà, l'an passé, des amateurs , admis à le
voir dans l'atelier de l'artiste , en avaient
parlé avec enthousiasme.
Non-seulement il faut être peintre, mais
il faut encore être poëte pour concevoir un
tel tableau. Le domaine de la peinture est la
reproduction fidèle des formes et de la cou-
leur; le génie les idéalise. Les anciens ont
cherché, deviné cette beauté céleste, que
notre corps a perdu aussi bien que notre âme.
Mais entreprendre d'exprimer les plus fortes
émotions de l'àme, parler avec son pinceau,
c'est là une ( arrière nouvelle que se sont
ouverte les peintres modernes. Le Bélisaire
et la Psyché de Gérard, la Judith de M. Ho-
race Vernet, les enfants d'Edouard, Jeanne
Gray, et surtout Cromwell devant le cer-
cueil de Charles I", de M. Paul Delaroche,
me semblent des poëmes autant que des ta-
bleaux. Enfin la belle toile de M. Coignet
peut se placer à coté de ces œuvres juste-
ment admirées, et partager le succès qu'elles
ont obtenu.
Pour nous résumer, les peintres ont, à
notre sens, trois routes à suivre. La pre-
mière, l'imitation sin)ple et naïve de la na-
ture ; celle-là convientaux fleurs, aux fruits,
à certaines études. Au-delà et en grandis-
sant cette imitation, en devenant presque
créateur en présence des œuvres de la Créa-
tion, on arrive aux paysages et aux por-
traits.
La seconde est la traduction des sujets
historiques ou anecdotiques. Ici, la con-
naissmce des faits, des temps et des lieux
est aussi nécessiiire au peintre qu'à l'é-
crivain. Qui n'a pas vécu iutimeiuent avec
ses personnages , qui ne les a pas vu cent
fuis passer et repasser devant ses yeux, qui
ne lesapasentretenusla nuit dans ses rêves,
est incapable de les représenter sur la tuile
aussi bien (jue sur la scène. Encore ne
fautil pas se tromper dans ses évocations,
124
et prendre Babet pour Iphigénie, et un tam-
bour-rnajor de régiment pour Achille. Enfin
la troisième route est celle de la peinture
des ('motions île l'àme, dont nous parlions
tout à l'heure.
C'est en suivant les artistes dans ces
diverses directions, que nous continuerons
notre revue duSalon. Aujourd'hui, le temps,
l'espace, la maturité de l'examen, nous
manquent pour suivre celle-ci plus loin.
A. DU Seldre.
COURRIER DE PARIS.
-28 mars.
Ce n'est pins de bils, ce n'est plus de
fêtes, chère Eugénie, que nous pouvons au-
jourd'hui nous entretenir. Lors même que
le carnaval, ce temps de bruyante joie, ne
serait pas passé, qui pourrait encore songer
à se réjouir eu présence du terrible fléau
qui vient de frapper nos i'rères des colonies?
Il me semble que d'ici j'entends les cris de
désespoir de tous ces malheureu.x, mutilés,
sans asile, cherchant au milieu des débris
un père, une mère, un enfant, un ami !
Quelle est affreuse la situation de ceux qui
survivent à un pareil désastre! Dans cette
ville, qui n'est plus qu'un monceau de cen-
dres et de ruinesj le voyageur, de retour,
cherchera donc en vain le berceau oîj il est
né, la tombe de son père, l'église où il a re-
çu le baptême!...
Je ne sais pas d'expressions qui puissent te
peindre aussi vivement queje la sens la pitié
que m'inspire un si grand malheur! Si
quelque chose pouvait en consoler, ce serait
l'unanimité de cette sympathie, qui ne se
révèle pas seulement par des paroles, mais
par des secours eflicaces •, toutes les bourses
se sont ouvertes en même temps, et l'on re-
cueille de toutes parts le produit des sous-
criptions au profit des victimes du tremble-
ment de terre de la Guadeloupe. Cependant
les malheureux qui sont plus près de nous
n'y perdront rien, car la charité, si belle,
si douce et si pleine de grâce, est si ingé-
nieuse et si active aussi, qu'elle se montre
partout et sous toutes les formes. Elle se
tient à la porte des églises, où toutes les
grandes dames briguent l'honneur de rece-
voir ses dons; on la rencontre dans les ba-
zars improvisés, fruits de son industrie et
elle occupe une belle et noble place dans
nos salons.
Mais, pendant que je suis sur la charité,
je ne ferais pas mal de penser à ma traduc-
tion de l'anecdote de Boccace; ce ne sera
pas changer de texte.
« Si l'on peut ajouter foi aux récits très
positifs des Génois et d'autres voyageurs
qui ont visité le Cathai ', il existait dans ce
pays un homme de noble lignage, plus ri-
che que personne, et appelé Nathan. Comme
il avait une de ses demeures dans le voisi-
nage d'une route que devaient nécessaire-
ment prendre tous ceux qui du couchant se
dirigeaient vers le levant, ou allaient du le-
vant au couchant, et que, doué d'une âme
grande et généreuse, il désirait être renom-
mé pour ses œuvres, il fit construire en
peu de temps, à l'aide des nombreux artis-
tes qui l'entouraient, un des plus beaux,
des plus grands et des plus riches palais
que l'on eût jamais vus, puis il le fit meu-
bler magnifiquement de tout ce qui était
nécessaire pour recevoir avec honneur des
gens comme il faut. Sa belle et nombreuse
famille se joignait a lui pour accueillir gra-
cieusement et réjouir ceux qui s'arrêtaient
chez lui, et il observa avec tant de persé-
(1) Le Cathai est uue province septentrionale de la
Chine.
I
Î25
Hraiice Cette iouable coiitome »jue sa répu-
tation était répandue, non-seulement dans
le levant, mais dans presque toutes les ré-
giuns du couchant. Il avait atteint l'exfrê-
nie vieillesse sans jamais se lasser de cette
conduite généreuse, lorsque sa renommée
fr;i[jpa les oreilles d'un jeune homme appelé
Mitridane, qui ne demeurait pas fort loin
du pays de Nathan. Ce Mitridane se voyant
non moins riche que le généreux vieillard,
et port.mt envie à son renom de libéralité,
conçut le dessein de l'anéantir ou de l'é-
clipser par une libéralité plus grande en-
core. A cet effet, il fit construire un palais
semblable à celui de Nathan, commença à
recevoir tous les voyageurs qui allaient et
venaient de son côté, et il ne manqua pas
de devenir très célèbre en peu de temps.
Or, il advint un jour que ce jeune homme
se trouvant tout seul dans la cour de son
palais, une petite femme panvie, entrée par
une porte, lui demanda l'auuiône et la re-
çut; puis, étant revenue vers lui par la se-
conde porte, il lui fil l'aumône encore, et
ainsi successivement jusqu'à la douzième.
Enfin, une treizième fois, Milridane la
voyant venir : « Bonne femme, lui dit-il, tu
es une mendiante bien importune, • et,
toutefois, il lui donna la charité. Mais la
petite vieille, ayant entendu ces paroles,
dit : « 0 générosité de Nathan, que tu es
merveilleuse! j'ai demandé l'aumône à cha-
cune des trente-deux portes de son palais,
et toujours il me l'a donnée, sans qu'il pa-
rût me reconnaître, et ici je ne suis encore
venue que par treize portes, et j'ai été re-
conime et réprimandée. »
La bonne femme avait bien raison ; la li-
béralité de Nathan prenait sa source dans
une générosité véritable, tandis que la li-
béraliié de Mitridane n'était qu'une osten-
tation magnifiiiue, dérivant d'un orgueil-
leux désir de renommée.
Mon oncle, en me donnant le morceau
suivant à traduire, a la bonté de me faire
observer que ce n'est point une leçon indi-
j recte qu*iî nous donne, et qu*)l sait assel
j que ses chères nièces seront toujours sira'
' pies et naturelles:
A late conversation wich 1 fell into gave
me an opportuny of observing a great deal
of beauty in a very handsome woman, and
as much wit in an ingénions man turned
into deformity in the one and absurdity in
the other by the mère force of affectation
The fair one had something in her persoa
upon which her thought were fixed, that she
attempted to shew to advantage in every
look, work and gesture.ihe gentleman was
as diligent to do justice to bis fine parts
as the lady to her beauteous forms. You
might sec his imagination ou the stretch
to find ont something uncommon and
what they call bright, to entertain her
while she writhed herselt into as many dif-
férent postures to engage him. Wheu she
laiighed, her lips were to sever at a greater
distance Ihau ordinary to shew her leeth ;
her fan was to point to something ata dis-
tance that in the reach she might discover
tlie roundness of her arm. Theu she is ut-
terly mistakeu in whaf she saw, falls back,
siiiiies at lier own folly and the whole wo-
man is put iuto new airs and grâces. While
she wlias duingall ihis the gallant had time
to think of something very pleasant to say
nexl to her , or make some unkend obser-
vation on some oiher lady to feed her va-
nity.
Spectatok
Puisque tu ne manques pas d'accompa-
gnateurs plus que nous, je t'engage à pren-
dre un morceau pour piano et violon ar-
rangé sur le roi d'Yvetot, par M. N. Louis;
il n'est pas assez dilhcile pour l'obliger à
travailler, mais il est joli el te plaira. Pau-
line pourra Jouer ii première vue, je l'espère,
un morceau de Hunteii, op. 124, sur un
thème de la Vestale, et Lucy, en se don-
nant un peu de peine, parviendra aussi à
mériter l'approbation de mon cher oncle,
i a\ec le même ouvrage, car il est très facile
126
et très brillant, et il y a déjà trois ans que
ses petites mains s'exercent sur le piano.
Je cherchais quelle chose je pourrais te
conseiller en fait d'ouvrages, lorsque les ser-
mons de charité' et les quêtes multipliées
que l'on fait en ce moment m'ont fait son-
ger k t'envoyer le dessin d'une bourse de
quêteuse.
Le n° 1 de la planche de dessin t'offre
donc la moitié de cette bourse, que tu pour-
ras faire plus ou moins riche à ta volonté,
en velours ou en casiuiir noir ou de cou-
leur, brodée au crochet ou seulement avec
une soutache d'or. Tout cela se fait très vite.
Je suppose celle-ci exécutée en velours
noir avec une double ligne de crochet, l'une
à gauche du trait qui marque le contour de
chaque palmette, avec de la soie ombrée de
diverses couleurs, indiquées sur la planche
par des signes différents, et l'autre en or, à
droite du trait et si près de la première,
qu'elles n'en forment pour ainsi dire qu'une
seule.
La ligne, brodée au crochet en or, pour-
rait l'être par un simple cordonnet d'or
cousu au bord du crochet en soie ombrée,
et ce serait également bien.
Pour monter cette bourse, il faut te riiu-
nir d'un morceau de peau de gant blanche
et de carton de 30 ou 35 centimes la feuille.
Après avoir coupé ton morceau de velours
en un rond de 33 centimètres de diamètre,
tu prendras la peau blanche et tu la taille-
ras également en rond ; mais d'un diamètre
moindre que le premier d'un centimètre.
De la sorte, quand tu poseras le morceau de
peau blanche sur celui de velours, celui-ci
débordera tout autour de celui-là d'un de-
mi-centimèlre destiné à former le rempli
de l'éloffe, la peau blanche n'en ayant pas
besoin.
Coupe un petit rond en carton de 12 cen-
timètres de diamètre; ce rond de carton
formera le fond de la bourse et lui donnera
de la consistance.
Etends à l'envers, c'est-à-dire l'endroit
.sur la table et l'envers sous tes yeui, le
morceau de velours brodé: place le rond de
carton bien au milieu du rond de velours,
et recouvre-les l'un et l'autre en étendant
sur eux le morceau de peau blanche (l'en-
droit en dohors).
Après t'être bien assurée que les trois
centres des ronds de velours, de carton et
de peau se rencontrent bien sous le même
point, fixe-les dans cette position avec des
points-devant en soie blanche, justement au
défaut du rond de carton. A présent, mar-
que le rempli de velours et attache par un
surjet, toujours en soie blanche, les deux
bords du velours et de la peau blanche.
Pour cacher les coutures, tant celle qui se
trouve autour du rond de carton que le
surjet du hord, tu poseras une ganse, soie
et or, si la bourse est ainsi brodée, tout en
or si tu la brodais seulement avec la souta-
che d'or.
La besogne qui te concerne est à peu près
terminée; il n'y a plus qu'à passer une
ganse semblable à celle qui couvre les cou-
tures dans une coulisse, et cette coulisse
consistera en vingt-quatre œillets métalli-
liques (comme les œillets de ton corset),
que tu feras poser par la mercière, à un cen-
timètre du bord de la bourse et à distances
égales les uns des autres.
Après avoir partagé la bourse en deux,
de manière à avoir douze œillets de chaque
coté, tu passeras la ganse, comme tu la pas-
serais dans la coulisse d'un sac, en ayant
soin seulement que les deux ganses se ren-
contrent toujours à l'endroit et à l'envers
de la bourse; de cette façon il se trouvera
nécessairement que les intervalles entre les
œillets formeront six plis creux de chaque
côté de la bourse, lesquels seront rangés
bien vis-à-vis les uns des autres lorsque la
bourse sera fermée. Entre les extrémités de
droite et de gauche de ces six plis, et bien
au milieu , tu fixeras une des deux ganses
et tu coudras un j)etit gland qui servira à
tirer la bourse pour l'ouvrir.
127
Je t'assure que tout ceJa est infiniment
plus long à dire et surtout à e'crire qu'à
faire, ainsi ne te rebute yiàû à l'aspect de
cette foule de détails.
Gabrielie fait une bourse comme celle-ci
en ce moment; elle a acheté' le velours noir
tout dessiné, chez Sorré Delisle, au prix de
10 fr., de la soie ombrée pour 1 fr. 50 c, du
cordonnet d'or, dont elle borde le point de
chaînette, pour 1 fr., et trois mètres et
demi de gaiise soie et or, avec deux petits
glands forme de glands de chêne, 2 fr.
Si quelques-unes de nos amies avaient
besoin d'une bourse à jetons, celle-ci ferait
au mieux leur affaire.
Le n" 2 est une nouvelle tapisserie que
Sorré Delisle a inventée exprès pour nous,
et qu'il ajipelle tapisserie orientale, parce
que l'or y est mêlé. Ce travail est beaucoup
plus prompt que celui de la tapisserie ordi-
naire et d'un effet très riche. J'ai voulu en
faire tout de suite afin de pouvoir te le mon-
trer, car je ne doute pas que l'envie ne te
prenne d'exécuter des pantoufles de ce
genre pour avoir un riche lot à offrir dans
ta loterie au profil des pauvres. Écoute-moi
donc ; et d'abord il faut que Je te dise à
combien cela te reviendra. Le plus cher,
c'est la soutache d'or dont il faut énormé-
ment: 30 mètres de soutache d'or à 25 c,
7 fr. 50 c. ; de la soie, 75 c.^ de la laine,
1 fr. 25 c. ; du canevas n*^ 18, 75 c. ; en tout,
10 fr. 25 c.
Jette un coup d'œil sur le n" 2, et regarde
le dessin en le plaçant devant toi, les lo-
sanges debout, car c'est le sens où tu de-
vras travailler pour l'imiter. Les petites li-
gnes horizontales tracées avec des hachures
sont en lacet d'or ; celles tracées par un seul
trait, horizontal aussi, sont en laine, alter-
nativement rouges pour une colonne, bleue
pour l'autre, et les gros points noirs qui
traversent les lignes d'or et de laine verti-
calement sont en laine noire. Tout cela est
représenté ici sur un canevas très gros,
pour ne pas fatiguer tes yeux ; mais aidé
j de ton intelUgente imagination, ce dessin
I suffira bien pour te donner une idée exacte
de la chose.
Je suppose que ton canevas sur lequel
sont dessinées des pantoufles, est tendu sur
le métier.
Commençons donc :
Prends la soutache d'or, enfile-la dans une
grosse aiguille à tapisserie, et passe ton ai-
guille de dessous en dessus de ton métier,
en commençant par un des bouts du dessin,
et après avoir fait un nœud à la soutache
pour l'arrêter ; fais ressortir ton aiguille de
dessus en dessous du métier, à l'autre extré-
mité de la ligne horizontale qui doit suivre
exactement le fil du canevas.
Fais attention que la soutache soit bien à
plat, et fais alors ressortir ton aiguille deux
fils au-dessous du premier point pour con-
duire la soutache à l'extrémité opposée,
ainsi que tu en trouves un exemple au n° 3
de la planche.
Lorsque toute la partie comprise dans les
contours du dessin de la pantoufle sera
couverte de soutache comme le n" 3, tu
prendras de la laine rouge, pour la première
colonne de losange, et tu commenceras à
poser cette laine dans les intervalles laissés
vides par la soutache, en suivant avec soin
le dessin indiqué au n» 4. Ce dessin est très
facile, puisqu'il consiste dans la répétition
continuelle de ces sortes de losanges qui
s'enchâssent pour ainsi dire les uns dans
les autres.
A tôté de celte colonne rouge, tu feras
une colonne bleue, et ainsi de suite, en al-
ternant jusqu'à la fin. Prends alors de la
laine noire, et fais avec celle laine des points
transversaux aux premiers, que j'appellerai
points-arrière, lesquels en suivant les con-
tours des losanges les séparent et les enca-
drent d'une façon bien marquée ot très
agréable.
Ddus le n° 4, j'ai fait dessiner une ligue
mince comme serait une simple aiguillée de
soie noire, afin que tu voies mieux lu place
m
ou doit se posél* ton aiguille, et que tu com-
prennes plus ricileinpnt coiiitîient un point-
arrière noir, embrassant quatre fiis, passe
dans les mêmes trous que pour les points
horizontaux, et va ainsi d'un point de laine
rouge à un point de laine blfue, fornianl un
angle avt- c l'un et l'aulre de ceux-ci.
Tu conçois que ce travail est furt prompt,
puisque, puur poser la soutachf, il ne faut
qu'un instant, et qu'un seul point de laine
horizontal couvre trois fois de suite trois
fils, puis, une fois cinq fils, une fois sept, et
enfin neuf lils, pour reprendre ensuite la
proportion décroissante, sept, cinq, trois,
trois, truis.
Pour terminer, fais les huit petits points
qui occupent le milieu du losange. Les deux
points du milieu en laine noire pour l'une
et l'autre colonnes, et les six points exté-
rieurs en soie rouge sur la colonne bleue, en
soie bleue sur la colonne ronge. Ces petits
points ne comprennent que deux fils.
Avec cette tapisserie orientale on pour-
rait faire aussi de très idéaux dessous-de-
lampe et même une bourse de quêteuse,
que l'on monterait comme j'ai dit plus haut
pour celle en velours. Les dessous-de-lampe
reviendraient au même prix que les pantou-
fles.
Le n« 5 est le dessin d'une bordure de
mouchoir à laquelle il faut ajouter le point
à jour. J'ai commencé à broder ce mouchoir
pour la fête de ma mère; tu ne t'étonneras
pas qae je m'y prenne un peu à l'avance,
car ce dessin est très riche et très joli , mais
aussi il est passablement long. Heureuse-
ment les jours sont longs aussi à présent, et
j'en profile bien, je t'assure.
Len°() est un chiffre formé des lettres
qui commencent l'alphabet que je te veux
donner tout entier afin que chacune de nos
amies y trouve les lettres qui lui sont né-
cessaires.
Les n»' 7 et 8 sont la continuation de l'al-
phabet, lequel, aussi bien que la bordure du
mouchoir se brodent au plumetis sur belle
batiste, j'ai acheté mon mouchoir, font des*
sine, ciif^ mailatne Divid, au prix de il fr.,
et Gubrielie eu a fait dessiner un semblable
au passage Choiseuil, comme moi, et le
dessin lui a coûté 2 fr-
Le n» 9 est un entre-deux que tu broieras
au plumetis, pour mettre au bord d'une
chemisette. 11 ne serait pas mal non plus
au bord d'un mouchoir simple et ne serait
pas long à exécuter.
Les fe.*.tons les plus variés vont reparaître,
et comme cela va vile, je les adopterai vo
lontiers.
Le printemps est cette année si exact au
rendez-vous que, sans doute,- nous verrons
bientôt paraître des modes nouvelles, et je
ne manquerai pas de l'en faire part -, en at-
tendant, ce que j'ai vu paraître de plus ex-
traordinaire et de plus inattendu, c'est la
queue lumineuse de la comète, nous l'avons
très bien vue chez madame de C..., elle s'est
montrée le soir, entre sept et huit heures,
tout-à-fait à l'horizon, du côté du couchant.
Ce que j'ai vu , ce que je vois chaque
jour de plus charmant , c'est la transfor-
mation rapide de notre jardin dépouillé en
un jardin verdoyant et fleuri; c-.- que je
vois, ce que j'écoute aussi avec un vif plai-
sir, c'est le sifflement harmonieux du merle
matinal, c'est le gazouillement mignard de la
fauvette ; mais ce que je voudrais voir et en-
tendre par-dessus tout, c'est ma bonne et
chère cousine, ma sœur adoptive et ma
meilleure amie! Quand donc viendra le
jour où je pourrai l'embrasser de plus près
rue je le fais ici? mon père me prouiet que
ce sera pour cette année...
Adieu, chère Eugénie, mille respectueuses
tendresses à mon cher oncle; j'embrasse
Pauline et Lucy pour Aline et pour moi.
Je n'en Cuirais pas si je me faisais ici
l'écho de toute ma famille; lu sais combien
tu es aimée de tous, et tu devines tout ce
qu'il me faudrait écrire.
Toute à toi.
Marie n'ANGBrMONT.
^c .ï>
t2»
ÉGLISES ET CHATEAUX.
m. LE CHATEAU DE BICÊTRE. — LES CHARTREUX. — L'HOTEL
DES GOBELINS.
Quand la brise est douce, le soleil chaud,
la terre arrosée d'une bonne ondée printa-
nière qui y fait germer gazons veloutés et
Heurs naissantes, on se sent un besoin ir-
résistible de quitter les pierres de Paris
pour aller marcher sur les tapis que la na-
ture étend au moment où nous reployons
les nôtres. Allons donc respirer un instant
ce bon air fécond de la campagne, tout en
moissonnant ou glanant le champ des sou-
venirs. Voici Gentilly : du haut du coteau
qui le domine, il est charmant à voir, ce
groupe de maisons et d'arbres, que l'art le
plus exquis du paysagiste n'aurait pu
mieux composer. Rien de gracieux comme
ce svelte et élégant clocher revêtu d'ar-
doises qui s'élance au-dessus de la ligue de
peupliers dont se voile le cours de la ri-
vière de Gentilly, onde pure et limpide à
sa source, lorsqu'elle se tient cachée dans
la fraîche vallée de Bièvre, mais qui se trou-
ble de plus en plus en approchant de la
ville, des blanchisseries et des Gobelins. Tu
approches trop de la ville, toi aussi gra-
cieux Gentilly, dont le riant aspect a per-
suadé à beaucoup d'étymologistes mondains
que ton nom s'expliquait par ta gentillesse;
mais l'étymologiste rébarbatif de la science
a mis le holà. Suivant lui, Gentilly fut ainsi
appelé Gentiliacum, le pays des Gentils,
parce que les Romains, lorsqu'ils étaient
maîtres des Gaules, transplantèrent près de
Paris une peuplade de prisonniers Sarmates,
et par conséquent gentils ou païens; d'où il
résulterait que les habitants de Gentilly
N. 5.— t" MAI 1843.— XI' ANNÉE.
descendent des Russes ou des Scythes, ce
dont ils s'inquiètent certainement fort peu.
Ce qu'il y a de bien constaté , c'est l'an-
tiquité de ce petit pays où jadis fut un châ-
teau royal. Pepin-le-Bref y data plusieurs
ordonnances, des conciles y furent tenus, et
le célèbre saint Eloi possédait du bien dans
le village de Gentilly, que les Normands,
anges exterminateurs du neuvième siècle,
dévastèrent de fond en comble. C'est à ces
géants du Nord que l'on attribua d'énor-
mes ossements trouvés près de la rivière
dans le siècle dernier.
Que l'on tourne le regard du côté opposé
à ce gentil paysage, après avoir arrêté l'œil
un instant sur les jaunes et arides carrières
dont les immenses roues, échelles mou-
vantes, tournent de toutes parts sous les
pas des hommes qui en gravissent sans cesse
les échelons , on voit à sa droite les vastes
bâtiments de Bicêtre, château de toutes les
afflictions, de toutes les misères, dont la
façade, vue du côté de la ville, rappelle le
magnifique déploiement du château des
Tuileries; mais avant d'avoir la forme et
aussi la destination pieuse qu'il a de nos
jours, le château de Bicètre, trois fois dé-
truit, trois fois relevé, a logé des habitants
de fortunes bien diverses.
En 1250, il n'y avait là qu'une ferme,
qu'une grange, ainsi que nous le fait con-
naître le nom de la Grange-aux-Giieux.
Ce nom, la tradition l'aconservé, grâce pro-
bablement à une erreur populaire qui, substi-
tuant au mot iegMewa;, qui signifie cumnier,
9
130
nom on plutôt qualité du propriétaire, If-
mot gueux, c'est-à-dire pauvre, misérable,
a cru y voir, après coup, un singulier pro-
nostic de la destination des bâtiments de
Bicêtre, devenu asile de mendiants. C'est
ainsi que souvent l'on fait des prophéties
avec le passé. Bicêtre, toutefois, n'existait
pas encore, et ce fut seulement lorsque les
Chartreux, établis par saint Louis, à Gen-
tilly, dans la maison et sur les terres de
fierre Lequeux , cuisinier du roi, eurent
été transférés dans le château de Vauvert,
dont nous parlerons plus bas, ce fut alors
seulement que Jean,évêque de Winchester,
construisit un château sur le terrain de la
Grangeaux-Queux.
Comment un évêque de Winchester ve-
nait-il construire un château dans le voisi-
nage de Paris? C'est ce que l'histoire n'ex-
plique pas; toutefois, il est certain que
l'habitation connue d'abord sous son nom
de Winchester, devint, en passant de pro-
nonciations ;en prononciations altérées
coup sur coup, Wuinchester , Vincestre,
Yuicestre, Vicestre, Bicêtre. Or, on ne
trouve dans les annales aucunes traces de
ce que fut le sort du château de l'évèque
Jean, sinon qu'il fut confisqué en 1294 par
Philippe-le-Bel, durant sa guerre avec les
Anglais, et fut rendu à son possesseur lors-
que la paix fut conclue. 11 faut supposer, ou
que la construction enétait peu soiide,ou qu'il
resta inhabité, car il ne tarda pas à tomber
en ruines. Jean deBerry, frère du roi Char-
les VI, l'ayant trouvé dans cet état en 1400,
le remplaça par un château dont tous les
historiens célèbrent la magnificence, et cer-
taines chambres ornées de peintures et de
mosaïques. Aussi Bicêtre prit-il le titre de
château royal, avec d'autant plus de droit
que Charles VI y rendit plusieurs ordon-
nances.
Peintures précieuses, mosaïques que l'on
paierait aujourd'hui au poids de l'or, tout
cela disparut en 1411, sous les mains san
glatîtes des bouchers et écorcheurs de la
grande boucherie de Paris, conduits par Ca-
boche, d'affreuse mémoire. Hideux instru-
ments du meurtrier de Louis d'Orléans,
Jean duc de Bourgogne, Caboche vint avec
sa bande attaquer ce prince, Charles d'Or-
léans, le doux poëte, le lils de la victime,
retranché dans le château du duc de Berry :
« N^ayant plus (les bouchers) en leur ville
de quoi passer leur furie, ils s'acheminè-
rent vers Corbeil, en rompent le pont, puis
s'en retournant, pillent et ruinent le châ-
teau royal dit de Vicestre, lequel n'a été
rebâti depuis. » Ainsi s'exprime un annaliste
du seizième siècle, trois cent quatrevingts
ans après cette scène de dévastation. Il de-
vait s'en passer à Bicêtre une bien plus ef-
froyable encore, et dont nous parlerons
bientôt.
La horde de Caboche n'abandonna le
château que lorsqu'il fut en ruines une fois
encore, et son possesseur le donna, ou plu-
tôt donna le terrain, à l'église de Notre-
Dame, à la charge de quelques processions,
une, entre autres, le 1*^'' mai, à laquelle de-
vait assister tout le clergé, chaque prêtre
ayant un rameau vert à la main, et les dalles
étant jonchées d'herbes nouvelles C'était
bien là une solennité digne des plus beaux
jours du printemps.
La fabrique deNotre-Dame ne lit, à ce qu'il
paraît, aucun usage du don de Jean deBerry.
L'historien que nous venons de oiter remar-
que que le château n'avait pas étérebàti; et en
efFet,il resta le repairepittoresquedes voleurs
et des hibou.v; il fut redouté même comme un
lieu hanlé des démons et des lutins jus-
qu'en 1010, année où Louis XIII lit raser ces.
formidables décombres, et fit construire à
leur place un château pour les soldats bles-
sés. Premier hôtel desinvalidesque Henri IV
avait d'abord recueillis dans un hospice, rue
de rOursine , ce château prit le nom de
Commander ie de Saint-Louis , et conserva
sa destinât ion jusqu'à l'époque où Louis XIV,
développant avec sa grandeur de vues la no-
ble institution et de son a'ieul et de son père
tai
donna aux invalides le magnifique palais
qu'ils habitent. Quant au château de Bi-
cêtre, il l'annexa à la Salpêtrière, devenue
le centre d'une re'union d'hôpitaux et de
maisons d'asile pour la vieillesse, sous le
nom d'Hôpital-Général. 11 est beau etdoux de
voir combien alors et depuis se déploie avec
largesse la charité publique en France.
Bicêîre reçut, vers cette époque, une autre
sanction bien touchante; il fut quelque temps
le refuge des premiers enfants-trouvés que
recueillait l'admirable saint Vincent de Pau-
le, divin et actif inspirateur de ce grand
monument de charité dont nous venons de
parler. Tour à tour résidence d'intrépides
soldats ou de petits innocents, Bicêtre au-
rait dû perdre son antique renom de lieu
hanté. Le démon aurait dû s'évanouir de-
vant les anges ; mais les opinions populaires
ne sont pas faciles à détruire, et ces vers
d'un poêle satirique du temps de Louis XIV
prouvent que les fantômes et lutins des rui-
nes du vieux Winchester n'étaient pas en-
core oubliés :
Auguste cbâieau de Bicétre,
Les lutins el les loups-gaioux,
Revienuent-ils toujours ctiez vous
Faire la nuit leurs diableries T...
Du reste, la ténacité des croyances du peu-
ple de Paris, en ce point, s'explique par une
durée presque imméuioriale et aussi par de
singulières coïncidences de nom et de faits.
Ici, à l'appui de notre assertion, une di-
gression et mêaie une digression un peu lon-
gue est nécessaire, si toutefois on peut nom-
mer digression une suite de souvenirs natu-
rellement réveillés par l'aspect des lieux que
nous apercevons du coteau de Bicêtre , où
nous nous sommes placés pour voir de tous
côtés,, autour et devant nous.
Parlons d'abord du château de Vauvert
dont le nom a été prononcé plus haut, le-
quel Vauvert a droit de figurer dans cet
article à titre de château et de château dé-
truit. Vauvert était en effet, au onzième
siècle, une maison royale, un palais des
champs bâti par le roi Robert dans une
vallée verte (vauvert) devenue aujourd'hui
la pépinière du Luxembourg, le Jardin bo-
tanique de l'École de médecine et l'allée de
l'Observatoire ; mais avant de subir ces der-
nières métamorphoses, le fief de Vauvert en
avait subi bien d'autres. On ne sait positi-
vement par l'effet de quelle circonstance la
maison de plaisance du roi Robert devint,
peu de temps après sa construction, un lieu
hanté des démons et des esprits malins. Une
tradition qui subsistait encore il n'y a guère
plus de cent ans, racontait que, dans ce lieu
maudit, un horrible parricide avait été com-
mis : qu'un vieux père était tombé sous les
coups de sa fille. S'il en fut ainsi, l'absurde
opinion du peuple, qui croyait aux fantômes
de Vauvert, prit son point de départ dans
un sentiment de haute et pure morale :
c'est que le crime ne peut venir que du
démon, et que les plus épouvantables re-
venants ce sont les remords.
Aussi les habitants du bourg Saint-Ger-
main ou du bourg Saint-Marcel se racon-
taient-ils avec épouvante dans leurs veillées
combien « le château de Vauvert était un
lieu inaccessible et dangereux, jour et nuit
abordé par les malins esprits et fantômes.»
On allait même jusqu'à dépeindre le plus
effroyable démon : «C'est un monstre vert,
avec une grande barbe blanche, moitié hom-
me et moitié serpent^ armé d'une grosse
massue dont il menace chacun.» Ce démon
c'était sans doute la tradition du démon du
parricide qui fait de l'être humain la plus
épouvantable des brutes.
Après de telles conversations de veillées,
le Parisien qui avait à se rendre à Issy ou
à Gentil ly , faisait un détour de quelques
centaines de pas pour éviter le château de
Vauvert. Cet édilice était donc tout-à-fait
désert, et, comme nous disons, condamné,
car on en avait muré les portes et les fenê-
tres. Envoyer quelqu'un au diable Vauvert^
ou, suivant le dicton tel qu'il est aujoiir-
132
d'hui, au diable au vert, t'était renvoyer
en mission lointaine, périlleuse. La terreur
populaire dura jusqu'au jour où les Char-
treux établis depuis quelque temps à Gen-
tilly, sur le coteau où est Bicêtre, aperce-
vant devant eux le château de Vauvert,
conçurent le projet de le demander à saint
Louis pour s'y établir. Le roi leur fit, non sans
épouvante, quelques observations; mais leur
prieur, Josseran, insista, et Louis IX, ayant
pris l'avis de son conseil, concéda l'hôtel de
Vauvert aux Chartreux.
Le tableau de la prise de possession de
cette solitude par les austères moines de
saint Bruno donnera en quelques traits l'i-
dée de la désolation où les terreurs popu-
laires avaient laissé le redoutable manoir.
« Ils envoyèrent, dit Doni Diibreul, histo-
rien très exact de Paris , ils envoyèrent
quelques-uns de leurs gens décombrcr (dé-
blayer) les avenues des parcs et ouvrir les
chemins à l'entour de ladite maison, qui
étaient clos de murs, et pareillement faire
ouverture de ladite maison dont les portes
et les fenêtres étaient murées.» Quelle pein-
ture plus complète pourrait-on tracer de
l'abandon d'un lieu maudit!
Trois jours, trois nuits se passèrent en-
suite en prières, et alors se répandit dans
Paris stupéfait la nouvelle que les lanlômes
et les mauvais esprits avaient disparu de-
vant la religion, ce qui lit que de tous les
coins de la viile et de l'Ile-de-France, on
accourait visiter les Chartreux. Ces sévères
reclusavaientquittéGentilly et demandé Vau-
vert, parce qu'ils espéraient trouver daas ce
lieu redouté une solitude conforme à leurs
statuts; mais ils s'y virent visités par de
telles foules qu'ils songèrent un instant à
aller autre part chercher le désert. Ils res-
tèrent là cependant , et bientôt un édifice
imposant et sombre remplaça le château
hanté, mais sans détruire entièrement les
superstitions du peuple : puis, lorsqu'en
13j0, les bourgeois de Paris furent admis
à visiter, dans le cloître, les peintures de
la vie de saint Bruno et entre autres, le t»
bleau du chanoine Diocres sortant à demi de
son cercueil pendant que l'on chantait sur
lui l'office des morts, ils durent certaine
ment retrouver toute vivante la tradition
des épouvantemeuts de l'hôtel Vauvert.
C'est vers cette époque que la rue de
Vauvert devint la rue d'Enfer, et cette ap-
pellation est une nouvelle preuve de la pré-
occupation des Parisiens. Une singulière
coïncidence vint y ajouter encore. Au com-
mencement du quinzième siècle, une famille
de Reims, célèbre pour la teinture, s'établit
dans le bourg Saint-Marcel, à la proximité
de la rivière de Bièvre dont l'eau a des qua-
lités reconnues pour la teinture des étoffes.
Le chef de cette famille, Jean Gobelin, y
acquit une grande fortune, et Gilles Gobe-
lin, un de ses héritiers, bâtit sur les bords
de la Bièvre une maison de plaisance nom-
mée Foh'eGoôeZm. Le mol/biie signifiait que
cette habitation était fastueuse, mais toute-
fois sans que l'utile fût sacrifié à l'agréable,
et Gilles Gobelin continua, sous François I",
à teindre admirablement l'écarlate dans ce
lieu qui devint, sous Louis XIV, la magnifi-
que manufacture des Gobelins.
Or, savez -vous ce que signifiait gobelin
dans la langue de nos pères? Ce mot vou-
lait dire fantôme, lutin, revenant, ei ce mot,
les Anglais l'ont conservé dans cette accep-
tion après l'avoir reçu des Normands. Le
nom de Gobelin fut certainement un sobri-
quet donné autrefois à la famille du célèbre
teinturier de Reims, car, dans l'origine, pres-
que tous les noms sont des sobriquets, et
les bons Rémois qui, dans un moment de jo-
vialité, surnommèrent Gobelin, iean, Pierre
ou Gilles, ne se doutaient pas qu'ils créaient,
pour le peuple de Paris, un nouvel aliment
de superstition, et de terreur, aussi : l'af-
freuse marquise de Brinvilliers, ce démon
de l'empoisonnement et du parricide, por-
tait le nom de Gobelin.
Après les détails précédents, qui s'éton-
nerait de la mauvaise réputation dont fut
135
frappée chez nos crédules ancêtres tout
ce côté de Paris ? Les carrières creusées aux
environs du bourg Saint-Marcel, de Vau-
vert et de Bicêtre, contribuèrent pour leur
part à cette méchante renommée, car on
sait quel sentiment d'effroi inspirait aux
hommes les travaux souterrains, et la vie
dans l'ombre, dans les ténèbres, loin du so-
leil , la vie des mineurs chez lesquels le
moyen -âge a vu les gnomes, et les co-
iolts ou goholts, esprits malins dont le nom
allemand ressemble à notre gobelin.
Ce long voyage terminé , revenons à Bi-
cêtre, d'où la charité chassa les loups-ga-
rous, de même que la religion avait expulsé
de Vauvert les mauvais esprits. Toutefois,
si le séjour de Bicêtre ne causait plus au
peuple une terreur superstitieuse, cepen-
dant, durant le siècle dernier et au com-
mencement du nôtre, le seul nom de ce sé-
jour soulevait chez les hommes les plus
malheureux et les plus pauvres un profond
sentiment de répulsion ; c'est que là, auprès
des malades, des vieillards,des6on5pauures,
se trouvaient les criminels condamnés aux
galères, à l'échafaud même, et il était de
certains jours lugubres où les portes s'ou-
vraient pour envoyer ces misérables à la
mort. Voilà ce qui faisait planer sur Bicêtre
quelquechosedesinistre, et l'horreur qu'in-
spirait l'association des infortunes causées
par la maladie ou l'impuissante vieillesse et
des infortunes méritées, cetter'horreur bien
naturelle avait pour résultat que beaucoup
de pauvres aiinaient mieux mourir de dé-
nûment dans leur galetas que vivre près
de voleurs ou d'assassins.
Ils n'ont plus cela à craindre aujourd'hui ;
Bicêtre n'est plus que l'asile pieux des vieil-
lards pauvres à qui l'âge ou les infirmités
interdisent un travail suflisant pour les faire
vivre. Bicêtre s'est lout-ii-fait épuré ; des
bâtiments nouveaux, de vastes plantations
d'arbres permettent à l'air et à un air salu-
bre de circuler abondamment au milieu de
sanonibreuse population, dont beaucoup de
villes du dernier ordre n'atteignent pas le
chiffre.
Il y a aussi, dans cet hospice de la vieil-
lesse et de la pauvreté, une place pour des
êtres bien plus malheureux encore que les
plus dénués des mendiants, les pauvres êtres
frappés de folie. La folie! Dans quelle plus
grande détresse , dans quelle décrépitude
plus profonde peut en effet tomber l'hom-
me, la créature élue entre les créatures , la
créature douée de raison ? La démence est
une chose si affreuse qu'elle inspire de la
compassion, même lorsqu'elle est le résultat
d'un désordre quelconque qui, de la vie ma-
térielle, a retenti dans la vie intellectuelle,
la vie de l'esprit et de l'âme. Cette commisé-
ration que doit-elle donc être pour une dé-
mence causée par un de ces coups imprévus
qui nous frappent au cœur, et, comme un
éclair trop vif, nous aveuglent sans retour?
On m'a raconté ( et je ne répète cette tou-
chante histoire qu'avec défiance, car je n'ai
pu en constater en tout point l'exactitude),
on m'a raconté que dans les premières an-
nées de ce siècle, mourut à Bicêtre parmi
les insensés, un homme dont les longs che-
veux blancs, la barbe blanche, éparse, les
rides profondes et le dos voûté, semblaient at-
tester l'extrême vieillesse II n'en était pour-
tant pointainsi; il comptait cinquanteansà
peine. Sa folie consistait à chercher, à
chercher de toute part autour de lui, le
jour, dans la promenade, la nuit, autour de
son lit, dans l'ombre, à chercher sans cesse,
sans repos, en poussant des soupirs, en
laissant de temps à autre échapper des pe-
tits cris inarticulés, à chercher de la main,
du regard, de l'œil le plus désolé !
Que cherchait-il?
N'ayant plus dans la ville de quoi passer
leur furie les bouchers pillent et ruinent le
château de Vicestre. Cette phrase, d'un .ui-
naliste de Paris, que j'ai rapportée plus haut
à propos de l'attaque faite eu liU sur le
château de Jean de Berry, par les bouchers
et écorcheurs, revient ici tout naturelle-
134
\
ment à l'occasion de l'effroyable visite que
firent à Bicêtre, le 3 septembre 1792, les
massacreurs des prisons de Paris. Le matin
de celle sinistre journée, on vit arriver une
foule armée de sabres, de haches, de crocs,
de massues, armes dignes de la troupe de
Caboche, et bientôt un tribunal de sang s'é-
tant organisé à la porte de la prison de
Bicêlre , regorgement, terminé à Paris ,
commença dans ce lieu voué à la charité pu-
blique. Cent soixante-trois mendiants, en-
fermés pour vagabondage, périrent sous les
eoups des septembriseurs. Des mendiants !
des hommes étrangers à tout parti politi-
que! et ce qu'il y eut de plus affreux en-
core, les odieux assassins mirent à mort
trente-trois enfants, d'entre ceux que les
familles faisaient placer à la correction , de
même qu'on en renferme aujourd'hui dans la
prison des jeunes détenus, aQn de corriger
des inclinations vicieuses.
Le bruit de ces atrocités se répandit bien-
tôt, et dès le lendemain on vit accourir, pâle
et hors d'haleine, un homme en costume de
garde national. Revêtu de cet uniforme,
il peut franchir les portes de Bicêtre^ tout
aussitôt il se précipite droit vers la partie
du vaste édifice où se trouvait la correction.
Les lugubres débris de la veille étaient là,
encore gisaat ', là, au doux soleil d'automne,
là trente-trois cadavres d'enfants !
«Mon fils! s'écria le malheureux en se
jetant sur l'un de ces cadavres, puis tom-
bant à la renverse: mon enfant! » s'écria-
t-il. Il sembla qu'il eût été frappé d'un coup
de foudre.
Pendant ce long évanouissement qui sui-
vit, on fit disparaître ces restes, et le pau-
vre père revint enfin à lui, sinon à la raison.
« Mon enfant ! mon enfant! où est-il ? je
veux l'emmener d'ici... où est-il? >•
Et d'un œil enflammé, il regardait la terre,
les murs, les arbres, le ciel même. . . Errant
comme un frénétique, les bras étendus
comme pour saisir quelque chose :
« Mon enfant ! mon fils !... viens... je ne
veux plus te laisser ici, et je ne veux plus
que tu sois loin de moi... viens!... »
Et quand ses mains n'étreignaient que le
vide, il se remettait à chercher, à appeler,
à chercher avec plus d'ardeur encore. Le
malheureux fou venait de commencer pour
dix longues années cette recherche infati-
gable ; de nuit, de jour, recherche insa-
tiable, toujours vaine, renouvelée toujours,
recherche délirante, passionnels comme l'es-
poir jusqu'au jour où il eut un moment lu-
cide, et, soudain, il tomba mort.
Pour essayer de détourner ma pensée de la
sinistre catastrophe, je reposais un instant
mon regard sur les arbres en fleur et les
jardins de Gentilly, puis, apercevant devant
moi, à travers la ligne de peupliers de la
Bièvre, Thôlel des Gobelins, je me rappelai,
comme un souvenir consolant, la belle épi-
taphe que l'on lisait autrefois sur le tom-
beau d'un des fondateurs de cette maison :
Ici sist Gobelin, ains son corps seulement,
Car son esprit heureux est ore au firmament,
Bien que la uiori l'ail pris en la fleur de son âge.
Si a-iil accompli ce que Dieu veut de nous ,
L'aiuian'. de tout son cœur et bienfaisant à tous :
Peut-on d'un plus long vivre attendre davantage?
Ce doux, ce complet élog-' d'un homme
honnête et bienfaisant, fit, comme un char-
me, disparaître toute lugubre image, et je
ne vis plus que la paix et la charité, ces deux
anges, planer sur le pieux hospice de Bi-
cêtre.
Ernest Fouinet.
135
LES MAIS.
Il y a eu de grands, de puissants monar-
ques, des hommes forts par leur énergie et
la persistance de leur volonté, qui ont voulu
établir et fonder dans les pays soumis à leur
sceptre ou à leur épée, des usages, des cou-
tumes pour subsister après eux, pour durer
à perpétuité, et qui n'ont pu y réussir; ils
ont eu beau faire enregistrer leurs lois dans
les annales de leurs tribunaux, et faire gra-
ver leurs ordonnances sur le granit, le mar-
bre ou le bronze, le temps, dans sa marche
incessante , n'a tenu compte de leurs vo-
lontés, et de son rude et infatigable pied a
tout effacé; et aujourd'hui, des ordonnances
et des lois de ces puissants monarques, il ne
reste plus rien, pas même le souvenir de ce
qu'ils avaient voulu établir à jamais ! k tou-
jours ! à perpétuité !
Perpétuité ! Ce mot fait rire quand il
tombe de la bouche de l'homme destiné à
vivre si peu de jours !
Tandis que ces volontés royales se per-
dent et s'effacent, il y a des usages que l'on
n'avait point songé à rendre durables et à
faire traverser les âges; qui, en dépit des
changements qu'amènent les siècles, ont
résisté à tout et subsistent encore. On avait
décrété que le chêne ne serait point abattu,
il est tombé; on n'avait point pensé au ro-
seau, et il se balance encore verdoyant et
fleuri sur les bords des ondes.
Jeunes filles qui habitez les champs,
quand le mois de mai, que les Natchez ap-
pellent la lune des (leurs, revient embellir
les jardins de la maison paternelle, vous
vous réjouissez, car ce riant mois de l'an-
née est en rapport avec votre âge, et les
lilas, les cytises et les boules de neige dont
il pare la nature ont l'air d'avoir fleuri pour
vous. A cette époque joyeuse, vous voyez
planter des mais dans les villages ; sur la
place en face de l'église, devant la mai-
son du maire et devant celle de la der-
nière mariée. Pour ces mais fleuris, les
jeunes gens de la contrée sont allés dans la
forêt voisine choisir un jeune arbre bien
droit... Pauvre arbre ! il croissait au milieu
des chênes, des ormeaux et des frênes; des
violettes sauvages et des primevères éraail-
laient l'herbe qui formait comme un moel-
leux tapis à son pied... Là, il devait grandir,
vieillir et donner un épais ombrage, et voilà
que la grâce de son porl l'a fait remar-
quer... Aussitôt la hache le frappe, il se ba-
lance, chancelle et tombe; une fois couché
à terre, ses branches, ses rameaux ver-
doyants sont coupés, et les jeunes paysans
l'emportent joyeusement aux environs du
hameau ; de toute sa verte parure ils n'ont
laissé que le bouquet de feuillage de sa
cime, et là où commençait le chevelu des
racines, la hache a affilé le tronc pour l'en-
foncer dans le sol. Du bouquet de feuilles
partent des rubans de toutes les couleurs,
qui retiennent suspendue autour du mai
une couronne de lierre entremêlée de fleurs ;
autour du tronc et sur l'écorce lisse et lui-
sante, une guirlande pareille monte et
tourne en spirale. Tous ces apprêts sont
faits le 30 avril au soir, à cette heure mys-
térieuse qui n'est plus le jour et pas encorela
nuit. Puis quand les ombres sont devenues
épaisses, quand l'on suppose que le som-
meil est descendu sur tous les habitants du
village, sans bruit, les planteurs de l'arbre
fleuri arrivent et achèvent silencieusement
leur œuvre ; les réjouissances, les chansons
et les nombreuses rasades sont remises au
lendemain, premier jour de mai.
Cette plantation des mais est un usage
presque général en France; autrefois on en
faisait un hommage, une marque de respect
I
136
et de galanterie; cet honneur était rendu
aux gouverneurs des villes, aux évêques,
aux magistrats, quelquefois on attachait à
ces arbres de courte vie les armoiries de
ceux en honneur de qui on les élevait. On
en plantait aussi sous les fenêtres des dames,
on les ornait de leur chiffre et de leurs cou-
leurs, on y suspendait des banderoles char-
gées de vers, de chansons et de madrigaux.
C'était un hommage dont un sourire était
le prix.
Aujourd'hui, quand vous voyagez et que
le premier matin de mai ,vous traversez un
villageaux rayons du soleil, qui se lève ra-
dieux et qui fait briller la rosée sur la jeune
et tendre verdure des arbres, votre voiture
passe sous des guirlandes tendues à travers
la rue, et d'une maison à l'autre ; à ces liens
de fleurs, au milieu du chemin, append une
couronne, pour laquelle la boule de neige,
l'ébénier et l'arbre de Judée ont fourni
leurs bouquets. La brise matinale agite et
fait flotter les longs rubans que les femmes
ont attachés à ces couronnes de mai.
Quand les glaces de l'hiver sont fondues,
quand la terre est délivrée de son blanc
suaire de frimas, les hommes se sentent si
heureux qu'ils s'énamourent des fleurs, et
({u'ils en mettent partout; ils en placent
sur l'autel du sanctuaire, ils en parent les
rues, ils en ornent leurs demeures. Dans
le splendide salon du riche, dans la chau-
mière du laboureur, on retrouve cet amour
des premières fleurs de la saison nouvelle.
L'un a pour les recevoir et les conserver
d'élégantes jardinières en bois d'ébène ou
palissandre; l'autre, de simples pots de
grès. Les jardinières sont placées près des
croisées ou devant les glaces du salon ; à la
ferme, le vase rustique, rempli de bouquets
odorants, est mis au-dessous de l'image de
.\oIre-Dame-de-Bon-Secours et du crucifix
héréditaire devant lequel de père en (ils la
famille prie depuis longtemps.
A Paris, tous les ans, les clercs de bazo-
che plantaient aussi solennellement leur
mai dans la cour du Falais-de-Justice. Sin-
gulière et bizarre idée, que ce mai planté en
l'honneur de la chicane, que ce rapproche-
ment de guirlandes et de couronnes de
fleurs et d'étudiants des lois !
L'origine de labazoche remonte très haut
dans notre histoire, et ses membres indo-
ciles et remuants donnaient souvent des
inquiétudes au pouvoir, aussi le pouvoir ne
manquait pas d'égards envers eux. Fran-
<;ois 1er leur avait accordé le droit de faire
couper dans ses forèistelsarbresqu'ils choi-
siraient pour la cérémonie du mai , qu'ils
plantaient annuellement au bas du grand
escalier. En conséquence de ce droit, les
clercs allaient tous les ans couper dans la
forêt de Bondy trois chênes, dont l'un de-
vait servir au mai , et les deux autres être
vendus au profit de la bazoche. Cette cor-
poration avait ses armoiries particulières :
sur un fond d'azur trois écritoires d'or, et,
au lieu de la couronne , un casque au-des-
sus de récusson. Ce casque, les bazochiens
l'avaient mérité, sous Henri II, quand, à son
appel, six mille clercs s'armèrent et parti-
rent pour aller soumettre la Guienne ré-
voltée.
Ne vous étonnez pas, mesdemoiselles,
qu'à propos des riantes idées et des poéti-
ques usages que ramène le mois de mai, je
vous aie parlé de clercs , de chicane et de
bazoche. H entre dans les habituiles de vo-
tre chroniqueur de mêler les souvenirs du
passé aux choses du présent , le grave au
doux, le plaisant au sévère. yVvant d'en finir
avec les mais, je veux vous raconter ce que
j'ai vu, il y a quelques années, dans un ril-
lage de Normandie.
Cevill.igeétait situé sur lebord de laSeine,
et le petit castel oii j'étais allé passer quel-
ques jours n'était qu'à deux portées de fusil
de l'église; les prairies les plus vertes, les
plus émail lées de fleurs, s'étendaient comme
un riche tapis entre lefleuve et l'habitation
où j'étais venu m'inspirer,chez de bons amis,
du retour du printemps. Des bouquets
137
d'aulnes, de peupliers suisses et de saules,
formaient des bouquets et dçs massifs sur la
pelouse qui , à partir de la maison , s'incli-
nait par une gracieuse pente vers les ondes.
Là nous menions une bonne et douce vie,
et la jeune fille de mes hôtes , belle enfant
de quinze ans , re'pandait par sa naïve joie
un grand charme sur nos journées. Jamais
jeune personne n'avait re'uni en elle plus de
douceur, plus de tendresse, plus de poésie
que Mina. Ces dons du ciel se voyaient dans
ses grands yeux bleus, et quand , avec sa
robe blanche et ses beaux cheveux blonds,
elle jouait dans la prairie avec Anatole, son
frère, enfant de neuf ans , on aurait cru voir
un archange auprès d'un chérubin.
Trois jours avant le 1er mai , nous fîmes
nn pèlerinage à Notre-Dame-des-Andelys,
et, après avoir prié à l'église et déjeuné
dans cette vieille petite ville, nous gravî-
mes la rude et dure pente du coteau cou-
ronné par les ruines de Château-Gaillard...
Une quinzainede personnes s'étaient jointes
à nous pour cette partie de plaisir. Dans ce
monde, Mina avait trouvé de gaies et folâ-
tres compagnes, et les imposants débris, le
préau , les souterrains de l'antique forte-
resse étaient tout animés par cet essaim de
jeunes filles et de jeunes garçons. Le dîner
se fit sur l'herbe rase que les siècles avaient
fait pousser parmi ces ruines historiques ; et
si les âmes des chevaliers qui avaient jadis
habité Château-Gaillard avaient encore erré
autour de ses muiailles écroulées, elles au-
raient pu écouter ce que nous disions, car
nous regrettions les temps héroïques, jours
de loyauté, de prudhomie, de foi et de
prouesses.
Cependant, du côté du couchant, les nua-
ges étaient teints de pourpre et d'or, et les
eaux du fleuve, qui toute la journée avaient
reflété l'azur du ciel , coulaient maintenant
rosées au-dessous de nous. Un poè'le a com-
paré les ondes aux courtisans qui façonnent
leurmainlien d'après celui du maître ; s'il
est soucieux, ils se font graves ^ s'il a un
sourire sur les lèvres, ils n'ont plus que des
regards joyeux. Il en est de même du mi-
roir des eaux; il est éclatant de lumière
sons un beau ciel, il est sombre et triste
sous des nuages gris.
Vers la fin de cette joyeuse journée, j'a-
vais entendu plusieurs fois les mères répé-
ter à leurs filles : «Ne courez plus autant,
ne vous échauffez plus de la sorte ; la soirée
commence à fraîchir. Voyez ces ravenelles *
qui ont poussé entre les pierres des ruines ",
voyez comme elles s'agitent et se balancent
maintenant : c'est la brise du soir qui se
lève; elle sera froide quand nous traverse-
rons la rivière pour retourner chez nous ;
prenez vos manteaux, croisez vos châles;
vous avez assez joué aujourd'hui. »
Les mères qui parlaient ainsi avaient rai-
son. Quand nous eûmes descendu le coteau
et quand nous fûmes assis dans le bac, nous
ressentîmes du froid. La mère de Mina eut
beau croiser le burnous de laine blanche
sur la poitrine de sa fille et ramener le ca-
puchon sur sa tête, la jeune fille prit un
refroidissement, et le lendemain matin elle
avait la fièvre... Elle ne se leva point pour
déjeuner avec nous, elle ne descendit point
au salon... Vers midi, de fraîches et jolies
paysannes arrivèrent au château avec toute
une moisson de fleurs; elles les apportaient
à mademoiselle Mina, pour faire avec elle
et sous sa direction les guirlandes et les
couronnes du mai qui devait être planté
devant l'église. D'abord madame de Maine-
ville dit aux villageoises que sa fille était
malade et qu'elle ne pourrait pas les aider
cette année... Mais les jeunes filles insistè-
rent et promirent de ne faire aucun bruit
autour du lit de mademoiselle Mina. A cet
instant, Anatole, arrivant de chez sa sœur,
vint de sa part «iipplier sa mère de laisser
arriver jusqu'à elle les fleurs et celles qui
les apportaient. Malgré, et peut-être à cause
de leur excessive tendresse, les mères cè-
(ij Giroflées jaunes.
m
dent souvent à tort : madame de Maineville
eut cette faiblesse. Les jeunes paysannes,
leurs fleurs, leurs bouquets entourèrent
bientôt le lit de Mina, qui se mit avec cœur
à l'ouvrage. Elle montra comment il fallait
entortiller la guirlande autour du pied du
mai, et la faire monter depuis le bas jus-
qu'à la cime; puis elle donna tous ses
beaux rubans pour faire des nœuds flottants
à la couronne, dont elle tressa une partie
avec les filles du village... Bientôt l'odeur
des fleurs et l'agitation qu'elle se donnait
lui firent mal, et elle dit aux jeunes flUes :
' Aujourd'hui je suis une mauvaise ou-
vrière; demain je serai guérie et j'irai vous
aider. »
Hëlas ! elle se trompait; le lendemain la
fièvre était devenue cérébrale, et le 28 avril
au soir Mina mourut...
Pour les pères et les mères, ce qu'il y a
de plus cruel dans cette vallée de larmes,
c'est de voir l'ordre de la nature interverti.
Ce n'est point à nous à pencher nos têtes
blanchies sur l'oreiller de mort de nos en-
fants; ce n'est point à nous à les voir par-
tir de ce monde; les racines qui les y re-
tiennent n'ont point été séchées et usées
par le temps, tandis que les nôtres n'ont
plus de sève. Le rejeton du chêne ne meurt
point avant lui; il pousse et grandit à son
ombre... Accordez-nous, ô mon Dieu! qu'il
en soit de même de nous ; que ceux qui ont
encore des illusions et du bonheur sur la
terre y demeurent , et que nous, qui com-
mençons à trouver que notre exil a été
long et notre travail rude, puissions enfin
nous reposer .'
Ce que je pense et ce que j'écris ici, les
parents de Mina l'avaient dit à genoux au-
près du lit de Mina , et n'avaient pas été
exaucés. Le 1<^' mai, à neuf heures du ma-
tin, le cercueil de la riche et belle héritière
de la maison de Maineville sortit de la cour
du château pour se rendre à l'église ; il était
porté tour à tour par des fermiers et de
vieux serviteurs de la famille ; et pendant
que son père et sa mère, le cœur brisé de
douleur, étaient gardés par des amis dans
leur chambre qui n'avait point de fenêtres
sur la cour, moi et bien d'autres nous sui-
vions au cimetière la jeune et gracieuse en-
fant que nous avions vue la joie et l'orgueil
de tous les siens. Les villageoises, qui deux
jours avant étaient venues lui apporter des
fleurs et la prier de travailler avec elles,
suivaient sa bière recouverte du drap mor-
tuaire blanc, et ne pensaient plus à aller
danser sous le mai que leurs frères avaient
planté la veille.
J'en voulais au soleil d'être si radieux;
pas un nuage ne se voyait Sur l'azur du
ciel; de chaque côté du chemin, les prime-
vères et les violettes perçaient l'herbe au
pied des haies, et, à demi cachés derrière le
feuillage encore peu touffu des arbres, les
oiseaux chantaient comme si Mina s'était
rendue à l'église pour s'y marier ! Nos dou-
leurs sont poignantes pour nous, elles nous
torturent, elles rendent amène notre exis-
tence, elles étendent sur nous de sombres
voiles de deuil ; mais au soleil, à la nature
elles ne font rien : ils ne pleurent point avec
nous.
Le cortège funèbre était près d'avoir Uni
sa marche, nous étions arrivés sur la place,
en face de l'église ; le mai y était planté de
la veille; ses guirlandes, sa couronne sus-
pendue à trente pieds au-dessus du sol,
avaient encore toutes leurs fleurs fraîches,
et les rubans donnés et noués par Mina flot-
taient h. la douce brise de cette belle journée
de printemps. Le cercueil, avant d'entrer
dans réglise, fut déposé au pied du mai,
au-dessous de la couronne que le zéphir
balançait et que les mains de la morte
avaient en partie tressée.
La foule formait un grand demi-cercle
sur la place : le prêtre et les choristes chan-
taient le De profundis; tout à coup une
rafale, inattendue dans celte journée tiède
et radieuse de soleil, agita le mai, secoua
fortement sa couronne, et toute une pluie
139
de fleurs tomba comme une averse sur le
drap mortuaire de la jeune fille, aussi mois-
sonnée avant le temps et emportée avec
tous ces parfums.
Depuis ce jour, j'ai assisté à bien des fu-
nérailles, et quand revient le mois de mai,
je me rappelle toujours l'enterrement de
Mina. C'est que rien ne grave autant un
événement dans la mémoire que les con-
trastes qui l'ont accompagné. Le mai de
réjouissance et la bière de la jeune fille sont
restés dans mon esprit.
Pour vous distraire de cette histoire de
mort, je veux, mesdemoiselles, vous racon-
ter un usage que le mois de mai ramène
annuellement aux Anglais. Tous les ans, le
19 m.ai se célèbre dans toute la Grande-
Bretagne une fête printanière à laquelle
se rattache un souvenir historique -, ce jour-
là chaque Anglais porte à son chapeau ou à
sa boutonnière un bouquet de feuilles de
chêne.
C'est le jour du chêne royal ( the royal
oak's day).
Après la défaite des royalistes par l'armée
parlementaire, et avant que le roi Charles II
parvînt à débarquer en Normandie pour se
soustraire à la haine du régicide Cromwell ,
il eut a supporter bien des misères, à courir
bien des dangers, obligé de se déguiser, de
se cacher, de fuir, il passa par toutes les vi-
cissitudes d'une fortune aventureuse, et
dans toutes ces nombreuses épreuves il ne
cessa jamais de montrer beaucoup de cou-
rage et de sang-froid. Une fois ayant perdu
l'espoir de pouvoir rallier ses troupes dis-
persées, errant la nuit, au hasard de sa vie,
dans la campagne où, pour lui, tout était
péril, il se revêtit d'un habit de paysan,
coupa ses longs cheveux et arriva à Bosco-
bel, dans le Shropshire, chez un fermier
nommé Pendrell, et lui demanda asile.
«On a proscrit votre roi, lui dit Charles
Stuart, on promet une récompense consi-
dérable à celui qui le livrera k Cromwell.
~ Je le sais, répondit Pendrell, cela a été
affiché aux murs de nos maisons et pubhé
au son du tambour et de la trompette.
— Eh bien! reprit Charles, ce roi, c'est
moi ^ ce proscrit, c'est moi... je vous expose
à un grand danger, ou je vous mets a même
de gagner une grande récompense... Je me
confie à voire honneur, à votre humanité;
faites ce que vous commandera votre con-
science.
— Soyez le bienvenu, s'écria le fermier;
je suis seul ici dans ce moment, mais j'ai
quatre frères, bientôt ils vont revenir des
champs, où ils sont à travailler, ne crai-
gnez rien d'eux; ils pensent comme moi,
qu'il y a honte à trahir ceux qui se confient
eu nous. >•
Les quatre frères ne tardèrent pas à reve-
nir de leur travail. Pendrell les conduisit
en toute hâte à l'endroit où il avait caché
le roi ; tous cinq tombèrent aussitôt à ses
pieds et lui jurèrent une fidélité à toute
épreuve. Pour mieux iouslraire Charles aux
recherches de ses ennemis, ils le déguisè-
rent en bûcheron et le firent travailler avec
eux dans la forêt, pendant que les hommes
de Cromwell fouillaient en dévastateurs la
ferme de Boscobel. Les perquisitions devin-
rent si fréquentes que Charles ne voulut
plus babiter la maison du fermier, et alla
se réfugier dans un chêne creux qui, plus
tard, fut le but de fréquents pèlerinages
des rvyalistes, et qui fut nommé the royal
oak ( le chêne royal ). Le roi proscrit passa
plusieurs jours et plusieurs nuits dans cette
cache de la forêt, et de là, entendit les
vœux de ses partisans pour le sauver, et
les paroles de rage de ses ennemis qui au-
raient voulu s'emparer de sa personne.
C'est cet événement qui, en Angleterre,
a fait donner au chêne le nom d'arbre royal.
A Londres, sur la place irrégulière de
Charing Cross, s'élève aujourd'hui une sta-
tue de Charles I", et je me souviens de l'a-
voir vu toute parée de branchages de chêne.
Il y avait là une double preuve de l'incon-
s<ance des peuples; Le royal décapité avait
140
sa statue à peu de dislance de cette cour de
White-hall où fut dressé son échafaud, et
les bouquets de chôoc qui rappelaient les
perse'cutions de Charles II ornaient l'image
de la grande victime de Cromweli. En face
de cette inconséquence, dites donc que les
nations ont des haines éternelles !
V'« Walsh.
LES FEMMES.
II. RADEGONDE.
Parmi les descendants de cette triste li-
gnée de Clovis, qui semble vouloir rivaliser
avec la famille des Atrides, on remarquera
toujours Chilpéric V' qui doit à sa femme
Frédégonde l'honneur de n'être point cité
comme le plus grand criminel de son temps.
Etait-ce par respect pour le sang royal ou
par mépris pour la condition servile de son
épouse, que l'on excusait Chilpéric de tant
de profanations et de tant d'assassinats, et
qu'on en imputait le blâme à la perversité
de Frédégonde et à son influence sur le mo-
narque qui régnait à Soissons? Les Franks,
encore animés par l'esprit de querelle et de
rapine qui se dépouille difficilement dans
un pays conquis, ne demandaient à leurs
chefs que des garanties d'indépendance per-
sonnelle; les nobles gallo-romains lut-
taient pour conserver quelques traces de la
civilisation et des lois dues à l'Italie; et le
reste des habitants, réduits en servitude,
songeait uniquement à pourvoir aux be-
soins d'une vie toute matérielle.
Quelques hommes cependant que n'assu-
jettissaient ni la brutalité militaire, ni de
vieilles mœurs corrompues, pensèrent dès
lors que mémoire devait être gardée des
actes de ces souverains à qui l'égoïsme du
moment donnait quelques jours de paix et
préparait des siècles de guerre ; mais dès ce
temps aussi la force triomphante, armée,
couronnée, ne découvrait pas sans trouble
une puissance mystérieuse qui ne s'exer-
çait que dans l'ombre et le silence. Le chro-
niqueur Grégoire déplut à Chilpéric, et cet
évêque, le premier de nos historiens, saint
dont l'Eglise s'honore, fut accusé à la fois
d'avoir conspiré contre le roi et d'avoir ca-
lomnié les mœurs de la reine, qui lui sus-
cita des ennemis jusque parmi les membres
du clergé; l'évêque de Tours, se conliant
en celui dont il tenait ses vertus et son in-
nocence, s'achemina vers Soissons où le roi
Chilpéric avait réuni le synode qui devait,
au moins l'espérait Frédégonde, condamner
l'évêque. Mais la fermeté de Grégoire, sa
piété active et humble, ayantédifîé toutes les
provinces qu'il lui avait fallu parcourir de
son siège à la résidence royale, et sa po-
pularité ayant déplu à Chilpéric, ce prince
voulut que l'assemblée se transportât à,
Braine, et que le jugement se rendît dans ce
domaine royal.
Tous les évêques de Neustrie, ceux des
cités méridionales nouvellement conquises,
avaient été convoqués pour ce concile qui,
ne trouvant point à Braine d'église assez
vaste pour s'y réunir, fut, on le suppose,
obligé de tenir ses audiences dans la grande
salle de bois qui, deux fois chaque année,
servait aux assemblées des chefs et des
hommes libres de race franke.
A peine voulut-on laisser aux ennemis de
Grégoire la liberté de renouveler leurs ac-
14
cnsalions. Ils furent convaincus de calom-
nie, el le sous-tliacre Rikulf, instrument du
comte Leudaste. agent lui-même de Fre'dé-
gonde, ne dut la vie qu'aux prières de l'é-
vêque de Tours dont cette générosité toute
chrétienne augmenta la réputation de sain-
teté.
Ce dénouement, que la haine de Frédé-
gonde n'avait pas prévu, fit honneur sans
doute aux membres du synode de Braiiie i
mais il n'était que juste. Le souvenir de
cette auguste assemblée n'occuperait guère
aujourd'hui, si le premier événement qui
signala son ouverture, n'eiàt été un événe-
ment littéraire.
Une pièce de vers latins, adressée au roi
Chilpéric et à tous les évêques qu'il avait
convoqués parvint à Braine, et ce ne fut
qu'après sa lecture, qui obtint tous les suf-
frages, que les juges prirent place sur
des bancs dressés autour de la salle d'au-
dience'.
L'auteur de ces vers était un Italien venu
en France pour prier sur le tombeau de
saint Martin à la suite d'un vœu exaucé. Son
esprit, ses talents, son savoir-vivre, ces
dernières grâces de l'intelligence dont les
lumières expiraient à Rome, et que For-
tunat- possédait au plus haut degré, lui
procurèrent [partout l'accueil le plus flat-
teur. « De Mayenne à Bordeaux, de Tou-
louse à Cologne, il parcourait la Gaule,
visitant sur son passage les évêques, les
ducs, les comtes, soit Gaulois, soit Franks
d'origine , et trouvait dans la plupart d'en-
tre eux des hôtes empressés, et bientôt de
véritables amis'. » Ceux qui l'avaient reçu
ne manquaient pas d'entretenir avec lui
(1) Vers 580.1
(2J Veiianiius-Honorius-Clementianus-Kortunatus, né
dans le Ticvisan, avait l'ail ses éiudoâ à Kaveiine, où
les leUres llorissaieni alors.
(5) Celle biographie de P.adegoiide esl tirée des
Snintes-lt'gendfs et d'un chef-d'œuvre moderne de
M. Augustin Thierry, intitulé ; liécUs des temps Mc'rn-
v'mgiens. Les passages marqués par des guillemets
80nt des citations prises dans ce livre.
une correspondance réglée, et M y répon-
dait par des poésies élégiaques retraçant les
souvenirs et les incidents de ses voyage^.
L'adroite flatterie du poëte et les mœurs de
l'époque reculée qu'il peint, donnent à ses
vers beaucoup plus d'intérêt que leur va-
leur littéraire. Fortimat savait apprêter
pour chacun la louange qui devait lui con-
venir. " A l'éloge de la piété des évêques et
de leur zèle à bàlir de nouvelles églises, il
joignait celui de leurs travaux administra-
tifs pour la prospérité, l'ornement etlasii-
reté des villes. Il louait l'un d'avoir restauré
d'anciens édifices, un prétoire, des bains;
l'autre d'avoir détourné le cours d'une ri-
vière et creusé des canaux ; un troisième,
d'avoir élevé une citadelle garnie de tours
et de machines de guerre. » Les seigneurs
d'origine franke, les nobles gallo-romains
n'étaient pas moins bien traités, <= et c'était
merveille de voir cet étranger devenir le
lien commun de ceux qui, au milieu d'un
monde inclinant vers la barbarie, conser-
vaient isolément le goût des lettres et des
jouissances de l'esprit. »
Mais de toutes les amitiés que contracta
l'illustre étranger, la plus honorable, la plus
intime fut celle qui le lia à Radegonde,
noble et touchant mudèle des vertus
comme femme, comme reine, comme chré-
tienne.
Fortunat avait assisté aux noces de Sige-
bert et de Brunehaut, et les avait célébrées
par des chants royalement récompensés.
Cependant, à l'éclat de lacour d'Austrasie,
qui retentissait de ses succès, où l'on se fé-
licitait de le posséder, l'Italien préféra les
joies paisibles d'une retraite que la piété et
l'affection lui offrait, loin de ce bruit appelé
gloire par les poètes comme par les conqué-
rants.
Peut-être aussi Fortunat réunissait-il aux
dons brillants de l'esprit, un de ces cœurs
généreux que soumet et fixe la majesté du
malheur; peut-être la vue d'une larme,
longtemps contenue et s'échappant sur la
142
joue flétrie de Radegonde, fouchait-elle plus
sensiblement le poêle que les sourires de
bonheur qu'échangeaient entre eux les jeu-
nes souverains de l'Austrasie? Qu'ils étaient
terribles et attachants, les récits que faisait
l'auguste recluse à l'ombredeson cloître !...
Mais il nous faut remonter bien au-delà du
synode de Braine et raconter comment C!o-
taire, roi de Neustrie, s'étant joint à son
frère Théodorik *, attaqua les Thuringiens,
peuples de la confédération saxonne, les
rendit tributaires des Franks, et reçut dans
la part du butin et des prisonniers, deux
enfants de race royale, Uls et fille de Ber-
ther, l'avant-dernier roi de Thuringe -.
Quoique à peine âgée de huit ans, Rade-
gonde (c'était la fille) annonçait déjà tant
de beauté et de grâce, que Clutaire résolut
de la faire élever avec soin afin de la mettre
un jour au rang de ses épouses : les rois
Franks ne se faisant nul scrupule de se ma-
rier successivement, ou à la fois, à plusieurs
femmes, regardées comme légitimes.
« Radegonde fut gardée avec soin dans
l'une des maisons royales de Neustrie, au
domaine d'Aties, sur la Somme. Là, par une
louable fantaisie de son maître et de son
époux futur, elle reçut, non la simple édu-
cation des tilles de race germanique, qui
n'apprenaient guère qu'à filer et à suivre la
chasse au galop , mais l'éducation raffinée
des riches Gauloises. A tous les travaux élé-
gants d'une femme civilisée, on lui fit join-
dre l'étude des lettres romaines, la lecture
des poètes profanes et des écrivains ecclé-
siastiques. Soit que son intelligence fût na-
turellement ouverte à toutes les impressions
délicates, soit que la ruine de son pays et
de sa famille, et les scènes de la vie barbare
dont elle avait été le témoin l'eussent frap-
pée de tristesse et de dégoût, elle se prit à
aimer les livres comme s'ils lui eussent ou-
vert un niunde idéal meilleur que celui qui
(1) Nommé quelquefois Thierry.
(•) L'ail 9â9.
l'entonrait. En lisant l'Ecriture et les vies
des Saints, elle pleurait et souhaitait le
martyre ; et probablement aussi des rêves
moins sombres, des rêves de paix et de li-
berté accompagnaient ses autres lectures.
Mais l'enthousiasme religieux qui absorbait
alors tout ce qu'il y avait de noble et d'é-
levé dans les facultés humaines, domina
bientôt en elle; et cette jeune barbare, en
s'atlachant aux idées et aux mœurs de la
civilisation, les embrassa dans leur type le
plus pur, la vie chrétienne. »
Arrivée à l'époque où son mariage devait
se célébrer, la Jeune princesse essaya de se
soustraire par la fuite au joug hideux que
lui imposait le destructeur de sa famille et
l'ennemi de son pays. On la poursuivit; on
l'atteignit ; sa tête fut ceinte du diadème ;
mais l'attrait de la puissance et des ri-
chesses ne put atténuer l'inexprimable ré-
pugnance qui éloignait de Clotaire , sans
retour possible, la femme dans laquelle il
avait fait développer lui-même toutes les
perfections morales.
« Pour se dérober, en partie du moins,
aux devoirs de sa condition, qui lui pesait
comme une chaîne, Radegonde s'en impo-
sait d'autres plus rigoureux en apparence j
elle consacrait tous ses loisirs à des œuvres
de charité ou d'austérité chrétienne ; elle
se dévouait personnellement au service des
pauvres et des malades. La maison royale
d'Aties, où elle avait été élevée et qu'elle
avait reçue en présent de noces, devint un
hospice pour les femmes indigentes. L'un
des passe-temps de la reine était de s'y
rendre, non pour de simples visites, mais
pour remplir l'oflice d'iHfirmière dans ses
détails les plus rebutants. Les fêtes de la
cour de Neustrie, les banquets bruyants,
les chasses périlleuses, les revues et les
joutes guerrières, la société des vassaux à
l'esprit inculte et à la voix rude, la fati-
guaient et la rendaient triste. Mais s'il sur-
venait quelque évêque ou quelque clerc poli
et lettré, un hooime de paix et de conver-
ié
sation '.douce, sur-le-champ elle abandon-
nait toute autre compagnie pour la sienne;
elle s'attacliait à lui durant de longues
heures, et quand venait l'instant de son
départ, elle le chargeait de ses dons, en
signe de souvenir , lui disant mille lois
adieu, et retombait dans sa tristesse. »
Absorbe'e par ses exercices de pie'te' et
de charité, elle était très souvent en retard
à l'heure des repas qu'elle devait prendre
en commun avec le roi. Celui-ci la querel-
lait viulemment sur ses habitudes de nonne,
telles que le jeûne, les cilices, les prières
nociurnes, toutes les pénitences que la
princesse de Thuringe pouvait joindre à
celle d'être l'épouse d'un roi méprisable par
son inhumanité et ses vices.
C'était, en effet, à la vie monastique qu'as-
pirait la belle et infortunée reine de Neus-
trie ; mais Clotaire, quoiqu'il lui eûi donné
plusieurs rivales, la voulait encore auprès
de lui. Cette détestable union durait depuis
si.v ans, lorsque Clotaire, craignant que le
frère de sa femme qu'il gardait à sa cour,
ne fit quelque tentative pour reprendre son
rang, ordonna qu'il fût mis à mort. En ap-
prenant que ce jeune prince, qu'elle aimait
tendrement, avait cessé de vivre, Rade-
gonde ne redouta plus de braver la colère
de son assassin. Dissimulant d'abord l'hor-
reur que lui inspirait Clotaire, et le dessein
qu'elle avait conçu, elle demanda la per-
mission d'aller à Noyon, chercher auprès de
l'évêque Médard des consolations chrétien-
nes. Clotaire, que ne fatiguaient point les
plaintes de son épouse, mais qu'importu-
nait sou humeur triste et sombre, approuva
ce voyage et en ordonna les apprêts.
Médard, déjà célèbre dans toute la Gaule
par sa réputation de sainteté, officiait dans
la cathédrale de Noyon lorsque Radegonde
se présenta devant lui , et que, cédant en-
fin à ses longues douleurs, elle s'écria :
« Très saint prêtre, je veux quitter le
siècle et changer d'habit; je vous en sup-
plie, consacrez-moi au Seigneur!.,.»
Médard craignait de rompre un mariage
royal contracté selon la loi salique, et d'a-
près les mœurs germaines, mœurs que l'E-
glise, tout en les abhorrant, tolérait encore
dans la crainte de s'aliéner l'esprit des
barbares.
L'hésitation de l'évêque s'augmenta bien-
tôt par l'opposition des seigneurs Franks
qui formaient l'escorte de la reine et qui,
s'adressant au prélat avec des gestes me-
naçants, lui répétait : Ne t'avise pas de don-
ner le voile à une femme qui s'est unie au
roi /Enfin, les plus furieux arrachèreut Mé-
dard de l'autel et l'entraînèrent au milieu
de la nef, tandis que Radegonde se réfu-
giait avec ses femmes dans la sacristie. Mais
elle en sortit bieniôi les cheveux coupés,
ses habits royaux cachés sous un costume re-
ligieux, et s'approchant de l'évêque, assis
dans une attitude pensive :
• Si vous tardez à me consacrer, lui dit-
elle d'une voix ferme, et que vous craigniez
plus les hommes que Dieu, vous aurez à en
rendre compte, et le pasteur vous redeman-
dera l'âme de sa brebis. »
« Elevant la conscience du prêtre au-
dessus des frayeurs humaines et des ména-
gements politiques, l'évêque ne balança
plus, et de son autorité propre il rompit le
mariage de Radegonde, en la consacrant
diaconesse par l'imposition des mains.
Aussitôt Radegonde se dépouilla de tous ses
joyaux, elle couvrit l'autel de ses ornements
de tête, de ses bracelets , de ses agrafes , de
ses pierreries, de ses franges de robes, tissues
de fils d'or et de pourpre; elle brisa de sa
propre main sa riche ceinture d'or massif,
en disant: « Je la donne aux pauvres. » Et
puis elle songea à se mettre à l'abri de tout
danger par la fuite. »
Attirée vers les réglons de la Gaule où la
barbarie avait fait le moins de ravage, elle
alla s'embarquer sur la Loire, à Orléans, et
s'arrêta à Tours. Là, elle apprit que Clo-
taire, loin de consentir à son éloignement,
exigeait qu'elle revînt partager un trône
U4
abh«rr<^. Proscrite, «"Ile se réfugia dans les ,
nombreux asiles qui entouraient le tombeau
de saint Martin, à l'ombre des basiliques
ouvertes, selon l'usage du temps, à tous les
fugitifs. Pendant ce temps elle ne négligeait
point de faire agir auprès du roi, et tantôt
fière, tantôt suppliante, elle chargeait les
évêques d'obtenir que ses derniers vœux
fussent respectés. A ces démarches elle joi-
gnait un redoublement de pratiques aus-
tères, et imposait à son corps des mortifi-
cations qui devaient altérer et détruire sa
beauté. Elle se voyait avec terreur prête à
retomber aux mains de Ciotaire, qui s'était
rendu lui-même à Tours, quand saint Ger-
main, évêque de Paris, obtint par ses re-
montrances que cette poursuite cessât, et
qu'il fût permis à la filie des rois Thurin-
giens de fonder un monastère de femmes où
elle se retirerait.
Un vaste terrain appartenant à Kade-
gonde, et situé près de la ville de Poitiers,
fut choisi par la princesse, et l'on y creusa
les fondements du magiiilique édilice qui
devait renfermer une église, des cloîtres,
des salles de bains, des jardins d'agrément
et de rapport, le tout environné de hautes
murailles et flanqué de plusieurs tours, car
l'emploi de la force pour s'introduire dans
les couvents de religieuses n'étant pas rare
à cette époque, nécessitait de grandes pré-
cautions. Tous les dorfs que, selon la cou-
tume germanique, la princesse de Thuringe
reçut du roi en l'épousant, furent consa-
crés à élever et à embellir cette retraite où
Radegonde appela toutes celles qui vou-
laient se dérober auxséductions mondaines
et aux envahissements de la barbarie.
• Voyez, disait-on, l'arche qui se bâtit près
de nous contre le déluge des passions et
contre les orages du monde ! ■
Lorsque Us bâtiments furent achevés,
Radegonde, suivie d'une troupe de jeunes
filles de race gauloise, et appartenant à des
familles sénatoriales, traversa en proces-
sion la ville de Poitiers au milieu d'ime
foule immense. Ce renoncement d'une reine
à toutes les pompes humaines, entraînant
sur ses pas des filles si nobles et si belles, .
avait excité la curiosité des peuples accou-
rus de tous côtés. On voulait contempler
ces recluses, et voir se refermer sur tant de
grandeurs et de charmes les portes qui ne
devaient se rouvrir jamais. On voulait aussi
adorer le morceau de la vraie croix, envoyé
par l'empereur Justin à l'ancienne reine de
Neustrie, qui, d'après cette relique, donna
le nom d'abbaye de Sainte-Croix à l'asile
qu'elle allait habiter '.
Les règles établies par Radegonde .se ces-
sentirent de l'éducation qu'elle avait reçue
et des goûts que cette éducation, mêlée aux
habitudes du trône, avaient développés.
L'usage du vin et de la viande était inter-
dit; mais on pouvait, en observant cette
abstinence , s'asseoir à la table des hôtes
que l'on recevait avec recherche et magni-
ficence. Aux chants du chœur, aux lectures
des livres saints, les religieuses joignaient
le travail des mains et l'étude des lettres.
Celles que distinguait leur intelligence
étaient occupées à copier des manuscrits,
seul moyen connu alors de multiplier les
livres. La conversation, dans de hauts par-
loirs boisés en chêne sculpté, et que tra-
versaient des grilles recouvertes de doru-
res ; les promenades dans les parterres
fleurissant au milieu des cloîtres ou sous
les ombrages que renfermait un enclos con-
sidérable, étaient également recomman-
dées. Sans rien retrancher des exercices
que lui imposait sa nouvelle profession, Ra-
degonde, qui n'avait aucun crime "a expier,
avait plutôt fondé une retraite où Ton pût
goûter toutes les douceurs d'une vie simple,
pure et chrétienne, qu'une de ces maisons
de pénitence dont l'ascétisme et les macé-
(f) Forlunat, devenu chapelain pt .numônier du
monastère de .Sainte-Croix, fit, à l'ocrasion de la reli-
que que ipossédail .celle abbaye, l'hymne : Yexilta
reqis.
145
rations rassurent, à force, de souffrances, la
conscience des pêcheurs repentants.
L'approbation de saint Grégoire de Tours
et de tous les saints personnages de ce
temps qui s'empressèrent de visiter le mo-
nastère de Sainte-Croix, augmenta encore
la vénération des populations environnan-
tes. On trouvait dans cette enceinte un
refuge assuré contre les vexations qu'exer-
çait alors la force brutale, indépendamment
des abondantes distributions de vivres ,
d'habits, d'argent, qui se faisaient par les
religieuses, sous la direction immédiate de
leur fondatrice, dont elles imitaient aussi
l'exemple, en préparant les médicaments
destinés aux pauvres et en pansant leurs
plaies.
La dignité de sa naissance, la majesté de
son rang, les grâces qu'elle tenait de la na-
ture, son expérience du monde, Radegonde
avait tout employé pour établir sur les re-
cluses un pouvoir aussi cher que sacré. Qui
pouvait résister à ses exhortations, lorsque
d'une douce voix elle répétait : « Vous que
j'ai choisies,, mes filles,vous, jeunes plan-
tes, objets de tous mes soins, vous, qui êtes
mon bonheur^ mon repos, ma vie... ■ Après
Dieu, Radegonde régnait dans tous ces cœurs
innocents : son humilité s'alarma d'une
puissance si absolue, elle voulut obéir à
son tour. Après avoir établi dans son mo-
nastère des lois toutes empreintes de l'a-
mour de Dieu et des perfections de son
caractère, Radegonde choisit une jeune re-
ligieuse de race gauloise, dont elle avait
étudié les vertus, reconnu la ferme volonté
dans le bien, et qui ne s'était pas moins
concilié le respect de la communauté que
l'affection de la fondatrice. Agnès, c'était
son nom, fut élue abbesse à l'unanimité et
reçut le vœu d'obéissance de celle qui l'a-
vait protégée dès ses plus jeunes ans. L'an-
cienne reine des Français, devenue simple
religieuse, faisait sa semaine de cuisine,
balayait les dortoirs, les escaliers, portait
de l'eau et du bois comme les autres, et
Tome XL
surtout donnait l'exemple d'une soumis-
sion sans bornes au pouvoir qu'elle avait
abdiqué. Quand son vœu attira l'Italien
Fortunat dans la Gaule, il y avait quinze
ans que le monde chrétien célébrait la piété
de Radegonde, celle d'Agnès et des filles que
renfermait le monastère de Sainte-Croix.
Cédant à la vivacité des impressions qu'il
devait à son pays, à son génie poétique et à
sa dévotion exaltée, Fortunat courut à Poi-
tiers satisfaire sa curiosité et porter son tri-
but d'admiration. L'hospitalité qui s'exer-
çait si généreusement dans le monastère fut
rehaussée pour le célèbre étranger, d'une
véritable appréciation de ses talents. L'a-
mitié qui unissait Radegonde et Agnès pro-
venait d'une sympathie qui les rendait éga-
lement sensibles aux mérites de Fortunat,
et ce dernier, admis auprès d'elles dans les
moments qui ne rappelaient point l'austé-
rité claustrale, trouva dans leur société un
charme de sincérité et de droiture, une dé-
licatesse de goût, une constance d'attache-
ment, un oubli d'exigence, une aversion de
tracasseries, de malignités et d'envie qu'il
avait vainement cherchés dans les femmes
mondaines. La sainteté des actions et l'élé-
gance des mœurs avaient été quelquefois
un des rêves de Fortunat, il en décou-
vrit la réalisation avec enthousiasme. II
donna les noms de mère et de sœur à Ra-
degonde et à Agnès. A leur exemple, il se
consacra à Dieu en devenant prêtre de l'é-
glise métropolitaine de Poitiers, et rendit
son amitié utile à l'auguste recluse ainsi
qu'à l'abbesse Agnès, dans des circonstances
impérieuses qui exigeaient le concours
d'une attention et d'une fermeté toute vi-
riles.
Le monastère avait des biens considéra-
bles qu'il fallait gérer et garder avec vigi-
lance contre les rapines sourdes ou les in-
vasions à main armée. On ne pouvait y
parvenir qu'à force de diplômes royaux, de
négociations avec les ducs, les comtes et
les juges peu empressés d'agir par devoir,
10
146
mais qui faisaient beaucoup par intérêt ou
par sollicitation.
Ces affaires (Jemandaient de l'adresse, de
l'activité, des voyages, des visites à la cour ^
le talent de plaire aux hommes puissants,
et de traiter avec toutes sortes de person-
nes. Forlunat employa à cette administra-
tion, avec autant de succès que de zèle, ce
qu'il avait acquis de savoir dans le com-
merce du monde, et ce que lui suggéraient
les ressources de son esprit ; ce qui ne l'em-
pêcha point d'êlre appelé à décider, comme
prêtre, de tous les points en matière spi-
rituelle qui se discutèrent dans le couvent,
et d'y exercer une influence que ses lu-
mières et ses vertus justifiaient.
C'est à Fortunat que nous devons la coC-
naissance de ce qui se passait dans le cœur
de Radegonde, après un demi-siècle de mi-
sère, de grandeur, de trouble, de retraite el
d'abnégation. Les souvenirs de sa première
enfance avaient laissé d'ineffaçables traces
dans ce cœur à la fois si tendre et si cou-
rageux. Le trône de Clotaire et ses pompes
profanes, l'affection d'Agnès et les pieuses
délices de son monastère, n'avaient point
fait oublier à la princesse de Thuriuge les
palais de bois de ses pères, les bruyères de
son pays, encore moins les scènes dont son
enfance s'était épouvantée.
Voici quelques-unes des paroles qu'en-
trecoupées de soupirs, et à travers les longs
crêpes qui voilaient le visage de la recluse,
recueillait Fortunat :
« J'ai vu les femmes traînées en escla-
vage, les mains liées et les cheveux épars ;
l'une marchait nu-pieds dans le sang de son
mari ; l'autre passait sur le cadavre de son
frère. Chacune a eu son sujet de larmes, et
moi j'ai pleuré pour tous. J'ai pleuré mes
parents morts, et il faut aussi que je pleure
ceux qui sont restés en vie. Quand mes
larmes cessent de couler, quand mes sou-
pirs se taisent, mon chagrin ne se tait pas.
Lorsque le vent murmure , j'écoute s'il
m'apporte quelque nouvelle ; mais l'ombre
d'aucun de mes proches ne se présente à
moi. Tout un monde me sépare de ceux
que j'aime le plus. En quels lieux sont-ils?
Je le demande au vent qui siffle; je le de-
mande aux nuages qui passent ; je voudrais
que quelque oiseau vînt me donner de leurs
nouvelles. Ah! si je n'étais retenue par la
clôture sacrée de ce monastère, ils me ver-
raient arriver près d'eux au moment où ils
m'attendraient le moins. Je m'embarque-
rais par le gros temps; je voguerais avec
joie dans la tempête. Les matelots tremble-
raient, et moi je n'aurais aucune peur. Si
le vaisseau se brisait, je m'attacherais à une
planche, et je continuerais ma route; et si
je ne pouvais saisir aucun débris, j'irais
jusqu'à eux en nageant. »
Quand la pensée de Radegonde lui repré-
sentait ainsi ces premiers amis donnés par
la nature, et dont la barbarie de ce siècle
la séparait à jamais, l'affection d'Agnès, le
dévouement de Fortunat ne suftisaient plus
à calmer la violence des douleurs qui trou-
blaient cet esprit rude et sauvage d'abord
comme la contrée qui l'avait vu naître.
C'était au fond d'une chapelle solitaire, au
pied d'une statue de la Vierge ou devant un
des autels qui décoraient réglise qu'elle ve-
nait se prosterner. La, le temps et l'espace
s'anéantissaient sur les ailes de la prière,
elle allait jusqu'à Dieu, entrevoyait l'éter-
nité, les bienheureux, et se résiguaii.
Clotaire et ses successeurs dans la Gaule
se firent un devoir d'accorder à Radegonde
toutes les grâcesqu'elle leur demandait, soit
pour contribuer à l'éclat de la religion, soit
pour améliorer le sort des peuples, soit
. pour protéger les innocents ou user de mi-
séricorde envers les coupables. Fortunat,
devenu évêque de Poitiers, appuyant son
habileté et son éloquence de la dignité épis-
copale, secondait merveilleusement la fon-
datrice du monastère de Sainte-Croix ; et
les Barbares (il était impossible de donner
un autre nom à la majorité des habitants de
la Gaule )admiraientchaque jour davantage
147
Funion que la piété, l'amilié, le goût des
lettres et de la civilisation avaient formée
entre Radegonde, Agnès et Forlunat, union
sans exemple alors et que la mort seule in-
terrompit, quand la princesse qui avait ho-
noré également son sexe, le trône et le
cloître, alla recevoir les récompenses pro-
mises à une vie que la prière et les bon-
nes œuvres s'étaient également partagée*.
Ctesse i)£ Bradi.
SOUVENIRS D'ALGER.
A MADEMOISELLE ERNESTINE DE B.
( SUITE -. )
Nous avions fait la connaissance, peu de
temps après notre arrivée à Alger, d'une fa-
mille anglaise qui se composait du père, de
la mère et de leurs six filles. Le père, après
avoir joui d'une fortune considérable qu'il
avait dissipée particulièrement en voyages
dispendieux, avait été fort heureux de se
faire attacher comme médecin au consulat
d'Angleterre. Les filles, qui avaient reçu
une éducation très soignée, étaient en Afri-
que depuis plusieurs années lorsque nous
y arrivâmes. Ces dames montaient loutes
parfaitement à cheval, et c'éiait la seule
manière de voyager alors en Algérie, parce
qu'on avait à peine ébauché ces belles
routes qui font maintenant l'admiration de
tous ceux qui visitent l'Afrique. Comme
nous avions plusieurs fois témoigné le désir
de visiter les environs d'Alger, ces dames
nous proposèrent de nous conduire à la
Maison -Carrée, le seul poste, un peu dis-
tant de la ville, occupé à cette époque par
les troupes françaises.
Au jour convenu, ces dames arrivèrent
(1) Radegonde mourut le 13 août S87, à 68 ans ;
Pévéque 1-orlunat était absent de Poitiers, saint Gré-
goire de Tours célébra les funérailles de la fondatrice
de Sainte-Croix, et fit déposer son corps dans une
basilique qu'elle faisait élever à Poitiers. Aussitôt
après sa canonisation, celte ville prit pour patrouue
•ainte Radegonde.
(2j Vuir page 333, 10« année.
devant notre porte, montées sur des che-
vaux arabes. Nous étions très mauvaises
cavalières; mais mon père avait de jolis
chevaux français faciles à conduire, il nous
en avait fait préparer. Ma seconde sœur et
moi nous montâmes à cheval, la troisième
avait préféré une mule maure, et les deux
plus jeunes furent placées sur des cacoleis.
Plusieurs officiers d'artillerie et du génie,
que leur service appelait à la Maison-
Carrée, se joignirent à notre caravane qu'es-
cortaient quelques cavaliers d'ordonnance.
Nous nous mîmes en route, et lorsque
nous arrivâmes à la porte Babazoura le cœur
nous battait bien fort ; car, outre la nou-
veauté de notre position, qui avait déjà
quelque chose d'efifrayant, nous allions
affronter des dangers réels. Les Arabes
se rapprochaient alors très souvent de
la ville, et nous pouvions en rencontrer ;
mais la curiosité et l'attrait qu'ont les émo-
tions fortes nous firent surmonter la peur.
Cette sortie d'Alger est la seule qui ne
soit pas couverte, à une grande distance, de
cimetières musulmans, parce qu'elle est si-
tuée au couchant, et que c'est vers l'orient
que les Mahométans se tournent pour faire
leurs prières et qu'ils placent leurs tom-
beaux ; de sorte qu'une fois hors du fau-
bourg Babazoum, nous nous trouvâmes dans
la campagne entre la mer et la colline de
Mustapha-Pacha, toute parsemée de jolies
14S
maisons de campagne maiirps, entourées de
beaux jardins et occupées alors par les
troupes.
Après avoir côtoyé la rade pendant quel-
que temps, nous commençâmes à pénétrer
dans l'intérieur des terres, en laissant à
notre gauche une charmante maison de
plaisance appelée/fussem-Dej/, parce qu'elle
a appartenu au dernier dey, qui l'avait fait
bâtir peu de temps avant la conquête. Nous
entrâmes bientôt dans ces sentiers profonds
couverts d'un dôme de verdure éternelle
qui existaient dans toute la Régence, et que
les indigènes, qui ne voyageaient jamais en
voiture qu'ils neconnaissaient pas, regrettent
tant depuis qu'on les a sacriflés pour tracer
des routes, fort belles à la vérité, mais sur
lesquelles on est sans abri contre l'ardeur
du soleil africain.
Nous quittâmes le bord de la mer à un
endroit que les Arabes a[ipellent le ciuie-
lière des Espagnols, parce que c'est en ce
lieu que les troupes de Charles-Quinte qui
avaient tenté une descente, furent anéan-
ties, sans qu'aucun des soldats débarqués
pût rejoindre les bâtiments qui les avaient
amenés. Lorsqu'on fouille le terrain, on y
trouve encore des armes espagnoles dont les
Algériens font peu de cas.
A moitié chemin environ, nous rencon-
trâmes un des cafés isolés dont toutes les
routes de l'Algérie étaient parsemées. Ces
cafés, qui se composent d'un corps de bâti-
ment fort simple, sont toujours placés près
d'une fontaine d'eau vive, et ordinairem.ent
ombragés par d'immenses platanes. Les
voyageurs s'y arrêtent pour y abreuver leurs
montures, prendre eux-mêmes un peu de re-
pos, et ils continuent leur route après avoir
fumé une pipe et humé avecdelices une tasse
de café épais de marc et sans sucre, auquel
ils attribuent une vertu fortifiante.
Depuis ce café jusqu'à la Maison-Carrée
nous voyageâmes presque sans cesse sous
un berceau de verdure formé d'arbres et
d'arbustes odorants, parmi lesquels on
distinguait des orangers, des lauriers, deS
myrtes, des églantiers entremêlés de vigne
sauvage, de clématites et surtout d'une in-
finité de pois vivaces aux couleurs vives et
variées.
A très peu de distance de la Maison Car-
rée, nous suivîmes une ancienne voie ro-
maine, fort dégradée, qui se dirige vers un
pont que l'on dit aussi être un ouvrage des
Roîiiaius, mais qui n'a rien de remarquable.
Nous avions en face de nous la Maison-
Carrée, et à notre droite un immense marais
entièrement bordé de lauriers roses et de
fleurs qui faisaient un effet charmant.
Au moment où nous arrivions au pont,
une caravane d'Arabes, montés sur des
chameaux, et qui se rendaient à Alger
pour y porter des provisions, venait à noiis.
Pendant que nous examinions l'aspect
étrange de ces hommes accroupis sur leurs
montures, vêtus de sales bernous, et tenant
chacun à la main une de ces longues gaules
avec lesquelles ils guident les chameaux qui
ne souffrent point de brides, nous nous
aperçûmes que tous les chevaux de notre
troupe, et même les chevaux arabes, élaient
très effrayés de cette rencontre ; il y eut
parmi nous un moment de confusion don
l'une de mes sœurs faillit devenir victime.
Nous arrivâmes assez décontenancées à la
porte de la Maison Carrée, qui nous fut ou-
verte sur-le-champ.
Ce bâtiment, autrefois destiné à recueillir
les contributions en nature payées au dey
par les tribus, n'a rien d'extraordinaire. II
se compose d'une construction formant un
rectangle allongé, et au milieu de l'im-
mense cour qu'il renferme s'élève une autre
construction qui en fait le point central. Il
n'avait absolument de curieux pour nous
que sa belle position dominant une étendue
considérable de territoire.
Nous nous promenions tranquillement
dans les environs de la Maison-Carrée, pour
donner le temps aux chevaux de se reposer,
lorsque les sentinelles avancées signalèrent
149
des Arabes dans la plaine. Nuiis ne tardâmes
pas à entendre une vive fusillade engagée
dans plusieurs directions, et nous vîmes
les postes exte'rieurs se replier successive-
ment vers le point central. La frayeur com-
mençant à nous gagner, nous eûmes promp-
tement rejoint la Maison-Carre'e. On s'at-
tendait à une attaque, tout se préparait
pour la défense. Mon père, tout en parais-
sant très contrarié de la position dans la-
quelle nous nous trouvions placées, nous
rassurait cependant en nous faisant remar-
quer qu'il était impossible aux Arabes de
furcer ce poste bien défendu par les forti-
fications récemment établies pour le pro-
téger ^ mais il craignait que nous ne fussions
témoins d'un combat, et redoutait surtout
l'obligation oià nous serions de passer une
nuit au moins dans un lieu où il n'y avait
de place que pour la troupe.
Enfin, des reconnaissances envoyées par
le commandant rentrèrent, et annoncèrent
que ce que nous avions pris pour une atta-
que était l'ouverture de la célébration du
petit Baïram par les tribus voisines avec
lesquelle? nous étions alors en bons termes,
et notre frayeur fut remplacée par des éclats
de rire qui ne nous empêchèrent pas de
repartir bien vite pour Alger.
Le petit Baïram, que précède un jeûne de
huit jours, est l'anniversaire, suivant le
mode mahométan , du sacrifice d'Abraham
qu'ils nomment Ibrahim. En ce jour, qui
est célébré par des coups de fusil et des ré-
jouissances publiques de toute espèce, toutes
les familles tuent un mouton, et ce qui ne
peut être mangé sur-le champ est coupé par
morceaux et séché au soleil pour servir à
d'autres repas.
Quelques jours après notre expédition
chevaleresque, on annonça à mon père, pen-
dant que nous étions à table pour le déjeu-
ner, qu'un Maure, frère du propriétaire de
la maison que nous habitions, demandait à
lui parler. On le fit entrer au salon où nous
allâmes le rejoindre, accompagnés de l'in-
terprète de mon père. Notre visiteur était
un homme grand et maigre, au visage ba-
sané et légèrement marqué de petite-vérole.
Il était vêtu d'un dolman de couleur brune
garni de boutons d'argent ^ une large et très
ample culotte de mousseline blanche lui
descendait aux genoux ; il ne portait que
des chaussettes dans ses babouches; sa tête
était couverte d'un turban peu volumineux,
en mousseline blanche, et il portait la barbe
longue. Il était accompagné d'un autre
Maure, âgé de vingt-quatre à vingt-cinq
ans, portant un dolman bleu clairet la culotte
blanche ; ses jambes étaient nues et ses pieds
chaussés de babouches noires. Il avait les
cheveux et la barbe entièrement rasés, et il
était coiffé seulement de la calotte de feutre
rouge, ornée d'un flocon de soie bleu. Ils
portaient l'un et l'autre l'indispensable ber-
nous en laine très fine et très blanche, qu'ils
drapaient tout-à-fait à la romaine. Après
avoir remercié mon père du soin apporté
par lui à la conservation et à l'embellisse-
ment de la maison, ils lui dirent que le
propriétaire, l'un des chefs de l'armée du
dey, avait cru devoir abandonner la Ré-
gence au moment de l'entrée des Fran-
çais, et qu'il avait caché dans une citerne
de belles armes qu'ils demandaient la per-
mission de reprendre. Mon père ne vit
aucun inconvénient à les satisfaire ; on
fit venir un ouvrier qui , après avoir sou-
levé la pierre qui couvrait la citerne, y
descendit. Il en rapporta un assez grand
nombre de yatagans et de poignards ,
tous à fourreaux d'argent, quelques armes
à feu et une longue dague espagnole, dont
l'origine remontait bien cert linement à l'in-
vasion de 1541. Mon père proposa au frère
du propriétaire de ces armes d'en acheter
quelques-unes, il y consentit volontiers e( le
marché fut bientôt conclu ; la dague espa-
gnole, qui avait près de cinq pieds de long,
fut donnée par-dessus le marché.
Cette transaction terminée, mon père
renvoya son interprète, et nous cherchâmes
150
à converser directement avec ces deux Mau-
res en langue franque ; mais cet idiome est
très restreint et nous étions loin de le pos-
séder à fond, de sorte que l'entretien lan-
guissait. Mon père, pour occuper le temps
et pour se conformer à l'usage algérien, fit
apporter du café et demanda de la liqueur.
Le café fut trouvé très bon ; mais ce n'est
qu'après beaucoup d'hésitation que nos vi-
siteurs acceptèrent de la liqueur, encore
fallut-il leur persuader que celle qui était
blanche était de l'eau sucrée. Il est vrai
qu'une fois qu'ils eurent goûté d'une excel-
lente anisette de Bordeaux qu'on leur avait
versée, ils revinrent a la charge plusieurs
fois en répétant : eau sucrée bono. Mon
père invita ces deux Maures à dîner pour
un des jours de la semaine. Je vous parlerai
plus tard de ce repas et de plusieurs autres
que nous acceptâmes dans cette famille avec
laquelle nous nous sommes liés. Je n'ai ja-
mais bien su comment s'appelait ce Maure
dont le nom était assez difficile à prononcer,
et que nous avions baptisé corne sta, ex-
pression italienne de la langue franque, qui
veut dire : comment vous portez-vous ? et
qu'il répétait à satiété.
Vers cette époque, mon père nous an-
nonça qu'il devait dîner chez le gouverneur
général avec un Arabe d'un haut rang, en-
voyé par le bey de Constantine, et que la
soirée se terminerait par un grand bal, au-
quel nous étions invitées. Je vous ai déjà
dit, ma chère Ernestine, que ces divertisse-
ments étaient très fréquents à l'époque de
notre résidence à Alger ; mais celui-là avait
un attrait particulier pour nous, parce que
le personnage dont on nous avait parlé de-
vait nous donner une idée des Arabes de la
classe élevée, dont nous ne connaissions
encore aucun individu.
Nous arrivâmes à l'heure indiquée. La
cour, pavée en marbre, avait été comme
d'habitude transformée en salle de danse.
Les galeries inférieures étaient garnies de
banquettes pour les danseuses ; une tente
couvrait entièrement cette cour, et les ap-
partements donnant sur la galerie supé-
rieure servaient de salles de réception et de
jeu. Nous entrâmes dans celle où se trou-
vait la duchesse de Rovigo, et nous vîmes
assis sur un divan, au fond de l'apparte-
ment, l'Arabe que nous cherchions.
C'était un homme d'une quarantaine d'an-
nées, d'une belle figure ; mais nous fiimes
stupéfaites quand nous vîmes que dans son
costume rien ne le distinguait des autres
Arabes qu'une plus grande propreté. Il por-
tait le haïck en laine, le bernons à capu-
chon assuré sur la tête par une corde en
poils de chameau , formant une espèce de
turban. Il avait les larges culottes en mous-
seline et les jambes nues. Au moment où
nous arrivâmes, il était déjà entouré de
beaucoup de dames françaises, auxquelles
il adressait des compliments par l'intermé-
diaire d'une de ces jeunes personnes an-
glaises dont je vous ai déjà entretenue, et
qui, sachant très bien l'arabe, lui servait
d'interprète. Lorsqu'il apercevait une dame
dont la figure lui plaisait, il lui faisait signe
de venir se placer à coté de lui, et lui débi-
tait quelques compliments en style oriental.
11 s'adressait de préférence aux femmes
brunes, aux yeux noirs. '
La musique et le bruit des danses ne l'a-
vaient nullement ému, et lorsque le gouver-
neur général l'invita à venir sur la galerie
pour jouir du spectacle de la salle de bal, il
s'y arrêta quelques instants, et remercia le
duc de Rovigo de son attention en lui di-
sant : « Tous ces gens que tu as fait danser
devant moi pour me faire honneur, ont dû
te coûter bien cher, car ils sont richement
vêtus. » Il croyait, le brave homme, que
c'était pour l'amuser que nous dansions
devant lui.
Les Arabes, et en général les Musulmans,
ne dansent point; ils trouvent ces plaisirs
beaucoup trop au-dessous d'eux. Dans leurs
fêtes, au.v mariages et dans d'autres cir-
constances d'apparat, ils font venir des
151
chanteuses et des danseuses; mais comme
ce sont des esclaves, ils se croiraient
deshonorés s'ils se livraient eux-mêmes
à ces divertissements ; aussi étaient-ils
très étonnés de voir nos officiers et leurs
femmes danser. Lorsque le général Voirol
fut gouverneur par intérim et qu'ils le vi-
rent danser dans les bals qu'il donnait, ils
se disaient entre eux, d'un air stupéfait : Le
pacha danse ! ! !
Le lendemain de ce jour eut lieu l'inau-
guration de la première église chrétienne
ouverte à Alger, Lorsque nous arrivâmes en
Afrique, il n'y avait pas encore d'église, le
service du culte catholique se faisait dans
la chapelle du consul d'Espagne. Cette cha-
pelle consistait en une salle basse de la
maison qu'il occupait, et dans laquelle il y
avait à peine place pour l'officiant et quel-
({ues personnes privilégiées; aussi, à l'ex-
ception des autorités supérieures placées à
droite et à gauche de l'autel, tous les assis-
tants se tenaient dans la cour. Peu de temps
après notre arrivée, les Maures d'Alger, à
la demande du gouverneur général, cédè-
rent, pour l'exercice du culte, une de leurs
plus belles mosquées qui fut très facilement
transformée en église, parce qu'elles en ont
déjà à peu près la forme. L'autel avait été
construit en marbre blanc très commun à
Alger. La reine avait envoyé un ornement
d'une grande richesse; du reste rien n'avait
été changé dans l'intérieur: les bassins des-
tinés aux ablutions des Musulmans avaient
été transformés en bénitiers, et on avait
laissé subsister toutes les inscriptions ara-
bes en lettres d'or sur un fond rouge ou
vert, et qui étaient toutes des louanges à
Dieu.
Vous serez sans doute bien aise, ma ehère
Ernestine, de savoir ce que c'est qu'une
mosquée, et de connaître les cérémonies du
culte musulman; je vais vous en donner
une idée exacte ; mais cette fois ce n'est pas
pour l'avoir vu, parce que les femmes, et
surtout les chrétiennes, ne pénètrent ja-
mais dans les mosquées , mais d'après le
récit de mon père, qui a peut-être été le
seul européen à Alger qui ait pu pénétrer
dans les mosquées et surtout assister à une
cérémonie religieuse, à la prière un jour de
de fête, et voici à quelle occasion.
Avant que les vastes bâtiments enfermés
dans le jardin du dey, situé hors de la
porte de Baboloned, eussent été affectés au
service des hôpitaux, le nombre des ma-
lades à Alger était si considérable que les
deux grandes casernes de janissaires, que
l'on avait transformées en hospices, n'é-
taient plus suffisantes. Le duc de Rovigo
demanda au muphti, qui est le chef de la
religion, de faire mettre à la disposition de
l'administration militaire une ou plusieurs
mosquées, pour pouvoir y placer des ma-
lades. Cette demande ayant été accueillie
favorablement, mou père fut chargé de faire
un choix parmi celles qui existent dans la
ville.
Il eut un ordre du muphti pour que toutes
les mosquées, dont l'entrée est formelle-
ment interdite aux chrétiens, lui fussent
ouvertes, et l'autorisation d'y entrer sans
être obligé de se déchausser comme les Mu-
sulmans. Il fut accueilli partout avec bien-
veillance, parce que le soin des malades est
considéré par les Musulmans comme une
œuvre agréable à Dieu et fortement re-
commandée par le prophète, et que le motif
qui l'amenait était indiqué sur l'ordre dont
il était porteur.
Les mosquées diffèrent peu à l'extérieur
de nos églises chrétiennes: un portail plus
ou moins grand en forme l'entrée; elles
sont surmontées de plusieurs dômes et se
terminent par une tour, sur laquelle mon-
tent les muezzins pour appeler les fidèles à
la prière, trois fois pendant le jour et deux
fois pendant la nuit.
L'intérieur est ordinairement fort orné de
sculptures; il se compose, dans les grandes
mosquées, de trois nefs. La nef principaleest
placée sous une coupole immense rie,laquelle
152
peDdeot une infinité de chaînes en fer aux-
quelles sont attachés des lustres que l'on
allume les jours de fête ; ces lustres se corn
posent d'une grande quantité de godets
dans lesquels on place de l'huile et où brûle
une mèche comme dans nos veilleuses.
Pendant tout le Rhamadan, qui est le
carême des Musulmans, les mosquées sont
éclairées jusqu'à minuit intérieurement et
extérieurement. Les fidèles n'y entrent à
cette époque quVn tenant à la main un petit
cierge extrêmement mince et long de sept à
huit pouces.
Le côté de l'orient, vers lequel se tourne
tout Musulman pour prier, est indiqué par
une niche en marbre, en haut de laquelle
sonl suspendus un ou plusieurs œufs d'au-
truche. Outre celte niche, dans laquelle l'i-
man se place au moment de la prière, qu'il
récite tout haut et que les fidèles répètent
tout bas en faisant passer entre leurs doigts
les grains de leurs chapelets, il y a dans les
mosquées, à gauche de l'entrée et comme
dans nos églises, une chaire dans laquelle
monte l'iman les jours de fête, pour expli-
quer le Coran. Dans la mosquée principale,
c'est le muphti qui se charge de ce soin.
Tout le pavé des mosquées est couvert de
nattes ou de tapis, parce que les Musulmans
ne s'y présentent jamais que pieds nus, et
après avoir fait leurs ablutions : à cet effet,
il existe à la porte de chaque mosquée une j
fontaine à laquelle, avant d'entrer, les fi-
dèles se lavent les mains, les pieds et la
figure.
Pendant la prière, les assistants se pla-
cent debout, sur plusieurs rangs et à une
certaine distance les uns des autres, et à
chaque verset qui est dit par l'iman ou par
le muphti, ils prennent une position diffé-
rente*, tantôt ils étendent les bras en croix
ou les portent sur leur tète, tantôt ils s'a-
genouillent ou se prosternent à plat ventre
pour baiser la terre ou la frapper de leur
front, ou bien ils restent accroupis et se
balancent comme des écoliers qui appren-
nent leurs leçons '.
Pauline Hebment.
{La suite à un prochain numéro.)
BEAUX-ARTS.
SALON DE 1843.
M. GiRAuD. Les Crêpes, le Colin-Maillard.
Une chose remarquable, c'est que les
progrès de la civilisation , si favorables
aux sciences et à l'industrie, le sont beau-
coup moins aux beaux-arts ; les artistes se
laissent aller à remplacer le faire par le
(l)Voiis avez sans doute dans votre jeunesse, ma
clière Ernestine, joué avec vos compagnes à un jeu
qu'on appelle rnuptiii, et qui consiste à Imiter les
gestes et les contorsions de celui qui conduit le jeu.
C'est évidemment une imitation de l'exercice du culte
musulman lorsque la prière est dirigée par le muphti.
l»rocédé ; le public qui prend, en s'éclai-
rant, l'habitude de tout discuter, devient de
plus en plus futile, dédaigneux, contemp-
teur en fait d'art. Incapable de croyances
durables, il entraîne les peintres et les
sculpteurs dans toutes sortes de complai-
sances déplorables. Ainsi aujourd'hui, la
mode, cette reine des peuples blasés, qui a
pour favoris tous Us extravagants d'un pays
et pour ministres les tailleurs et les mar-
chandes de modes ; la mode dicte ses arrêts
au Louvre \ elle décide qu'un tableau, dont le
153
sujet serait pris dans la mythologie, doit
être reçu avec froideur, fût-il d'un maître ;
qu'il faut que tous les tableaux comme les
chiffons soient moyen- âge ou Louis XV,
pour nous servir des expressions consa-
crées. Les jeunes artistes, naturellement
avides de succès, se confuruiont à ces ca-
prices; passe encore lorsque, pour plaire à
la souveraine , ils peignent des cuirasses
de Milan ou des pourpoints de velours et
de brocard; mais le dix-huitième siècle et
ses costumes auraient dfi être proscrits à ja-
mais du domaine de la peinture.
Les naturels des îles Marquises se défi-
gurent moins, en se tatouant, que ne le fai-
saient nos aïeules en poudrantà blanc leurs
cheveux, en rougissant leurs joues du nez
à l'oreille, et se fabriquant à l'aide de corps
baleinésdes tailles encore plus monstrueuses
que leurs tètes. Où retrouver la forme et la
couleur sous ces déguisements grotesques?
Et qu'est-ce que la peinture sans formes et
sans coloris?
Ces réflexions me sont venues en présence
de deux tableaux qui font fureur: les Crê-
pes et le Colin-Maillard de M. GiraudLe
premier de ces tableaux nous offre un prince
entouré de sa cour, qui, la poêle en main,
fait sauter les crêpes avec une aisance digne
du premier marmiton de son royaume.
Certes, ce royal divertissement devait
rester dans l'oubli, et avec lui le dessin de
ces corps martyrisés et cet horrible coloris
d'emprunt. Mon Dieu! mon Dieu ! que de-
vient la pensée de l'artiste lorsqu'il se con-
damne à de semblables travaux? Comment
lui, qui doit rêver l'immortalité pour son
œuvre, a-t-il le couYage de la donner aux
crêpes du roi Louis XV ? ou plulôt au ridi-
cule de la mode qui a été exhumer de tels
faits et de semblables costumes ?
GRAND SALON.
M. Papety. Un Rêve de bonheur.
Cette énorme page commencée à Rome
avait donné de grandes espérances, lors-
qu'elle fut exposée l'an dernier au palais
des Beaux-Arls; et ces espérances, nous
devons le dire, M. Papety ne les a pas en-
tièrement réalisées en la terminant. L'en-
semble du tableau a pris des tous de couleur
crus et brillants qui rappellent un peu trop
le papier peint; mais au moins on trouve
d;ins cet ouvrage la volonté d'étudier la
forme ainsi que le sentiment et la recher-
che du beau. Loin de prendre ses inspi-
rations dans le passé, M. Papety les de-
mande à l'avenir. Une vingtaine d'hommes
et femmes, membres d'une société qui n'est
pas encore, trouvent le bonheur, les uns
dans le far niente, si cher aux peuples du
Midi, les autres dans la bonne chère; quel-
ques-uns dans les jouissances intellectuelles
que donnent la musique et la poésie ; tous,
enfin, semblent jouir du beau ciel qui leur
sert de toit et de l'herbe fraîche qu'ils fou-
lent. Comme on ne peut échapper au passé
même en rêvant l'avenir, et que nous finis-
sons presque toujours par inventer ce que
nous avons appris, on retrouve l'Elysée des
anciens dans ce rêve de bonheur ; mais l'au-
teur n'y a rien mis de chrétien, rien de ce
qui rappelle la noble mission de l'homme
sur la terre.
La composition de ce tableau est froide,
symétrique, aucun mouvement, aucun aban-
don dans ces groupes oii il devrait tant y en
avoir. Quant à l'exécution, elle révèle en
plusieurs parties no grand peintre; les tê-
tes de femmes sont du plus beau style ; mal-
heureusement le coloris ne répond pas au
dessin; il y a dans les tons de chairs des
teintes oranges et bistres qui ne sont pas
heureuses. Ainsi que je l'ai déjà dit, le
paysage est chatoyant à l'œil, et les figures
se découpent sur le fond avec trop de sé-
cheresse. Cependant, malgré ces défauts dont
nous ne nous dissimulons pas la gravité,
il y a dans ce tableau des beautés qui pro-
mettent à l'avenir un bon peintre de plus.
154
GRANDE GALERIE.
M. ScHOPiN. Le Jugement de Salomon.
Cet artiste affectionne les sujets bibliques,
et les avait traités jusqu'ici avec beaucoup
de talent. Son Jugement de Salomon est une
grande page parfaitement couverte sous le
rapport matériel de l'art , mais dont l'or-
donnance n'a pas la dignité qu'exige le su-
jet. L'artiste a pris trop à la lettre ce que la
Bible dit de la condition des deux femmes
qui se disputent l'enfant. La véritable mère
ressaisit son fils avec u» mouvement pas-
sionné qui est vrai, mais vulgaire. Quanta
l'autre femme, je ne saurais qualiOer sa pose
ni l'expression de sa figure; certes, elle
n'est pas dans son bon sens pour mentir de
cet air au grand roi Salomon.
M. Henri Scheffer. Entrée de Jeanne
d'Arc à Orléans.
L'entrée de Jeanne d'Arc dans la ville
qu'elle vient sauver est un tableau d'unebelle
ordonnance. Les jeunes artistes pourraient y
puiser plus d'un enseignement, pour l'engen-
cementdeslignes, ainsi quepour lechoix des
figures et des attitudes. Combien l'exposi-
tion serait utile, si l'on cherchait ainsi à
en profiter! Mais non, Tentêtemeut de son
propre mérite, la préoccupation de plaire,
d'être acheté chassent la réflexion. On cri-
tique les maîtres, au lieu de les étudier,
et bien souvent en voyant ia froideur du
public pour les œuvres les plus estima-
bles, on se promet en son cœur de ne pas les
imiter.
Monseigneur le duc d'Orléans , peint de
souvenir.
Ce portrait est l'un de ceux que M. Henri
Scheffer sait si bien peindre. Nous avons eu,
surtout aux précédents salons, l'occasion
d'admirer la touche hardie et le faire ha-
bile de cet artiste. Us ne lui ont pas fait
faute en cette occasion , non plus que la
Ressemblance, qui est parfaite. Le prince.
radieux de jeunesse et de santé, est vu en
busfe, vêtu d'un simple habit noir. Mais il
serait peut-être plus triste encore de le re-
voir couvert de ce brillant uniforme qui lui
a servi de linceul.
Les bons portraits sont rares au Salon, ce
qui rend l'œuvre de M. Scheffer doublement
précieuse.
M. Robert Fleury. Charlés-Quint et le
Titien.
Le principal mérite du talent, d'ailleurs
si remarquable de M. Robert Fleury, réside
dans une touche large et sévère*, il traite
le tableau de chevalet comme la peinture
historique : c'est la manière du Poussin. Des
figures d'hommes, belles de cette beauté
qu'atteint toujours la reproduction de la na-
ture présentée avec un véritable sentiment
de l'art ; des effets de lumière savants, mais
vrais, des draperies largement traitées et
sans préoccupation des modes ni des goûts
du moment, telles sont les qualités que l'on
admire dans le tableau de Charles-Quint
ramassant le pinceau du Titien , courtoisie
d'un grand monarque qui ne craint pas de
s'abaisser en servant le génie. Ce sujet,
souvent traité, l'a rarement été aussi bien;
cependant, je reprocherai à M- Fleury la
pose du Titien , vu de face et descendant
péniblement de son échelle ; elle offre , j'en
conviens, des raccourcis qui peuvent être
habiles, mais qui sont disgracieux; entre la
recherche du joli et la hardiesse qui fait
aborder le laid, il faut savoir j trouver un
milieu.
M. Adolphe Leleu. Gitanos chantant à la
porte d'une posada.
Je crois M. Adolphe Leleu jeune, quoique
son talent soit d'une parfaite maturité, et
je me réjouis de son avenir. Voilà de U
verve; voilà de la franchise; voilà une
composition où l'art est partout, où Tar-
rangement ne se fait sentir nulle part. Ces
git4nos qui chantent à la puitc d'une au-
155
berge espagnole, portant l'histoire de leur
vie errante écrite sur leurs, poétiques hail-
lons, empreinte dans leurs traits amaigris,
dans leurs regards souffrants ou courroucés
contre le sort. Hommes, femmes, enfants ,
racontent ainsi , au spectateur, une longue
série de misères et de désordres, sans perdre
une note de leur chanson , sans cesser de
racler les cordes de leurs guitares. Non-
seulement ce tableau plaît aux yeux par un
bon ton de couleur, une distribution heu-
reuse de la lumière, un engencement de li-
gnes vraiment habile, mais il parle encore
à l'esprit par la vérité des expressions et
la perfection avec laquelle cette scène ori-
ginale est rendue.
M. QuANTiN Le Fil de la Vierge.
Je constate d'abord que le tableau de
M. Quantin plaît beaucoup , surtout aux
femmes et aux jeunes personnes, qui pas-
sent indifféremment devant des œuvres d'un
vrai mérite; puis je vais le critiquer, et avec
lui , le goût un peu puérile de ses admira-
teurs. Je protesterai d'abord contre ce ca-
dre immense. La reine des cieux file sa blan-
che quenouille dont son fils éparpille les
fils, présage de beau temps en automne.
Voilà toute la composition. Une vierge et
un enfant Jésus se détachent en blanc sur
un fond de l'azur le plus pur. Ces deux figu-
res sont de dimensions mesquines, et le ciel
matériellement très grand. L'artiste a pensé
qu'il rendrait ainsi l'étendue de la voûte
céleste; mais le propre de l'art, c'est de
faire comprendre l'immensité avec un carré
de papier grand comme la main. Quoi de
plus vaste que le Déluge du Poussin? et le
cadre n'a pas plus de deux pieds de haut;
tandis que vingt mètres de toile, ajoutés à
ceux déjà inutilement employés, n'appro-
cheraient pas davantage de la grandeur de
ces cieux où se meut si à l'aise une comète
dont la.queue a quelques centaines de mil-
lions de lieues en longueur.
Il est fâcheux que .VL Quantin n'ait pas
mieux compris les ressources de son art. Le
sujet qu'il a choisi est exécuté d'une manière
suave et gracieuse, malgré la blancheur un
peu uniforme des figures. Réduit à la gran-
deur que comporte sa composition, il pro-
met une délicieuse gravure aux oratoires de
jeunes filles qui ont foi aux fils de la Vierge
qui leur présagent de beaux jours.
GRANDE GALERIE.
M. Meissonnier. Intérieur d'un atelier.
Ici il n'y a pas un pouce de toile de trop ;
car dans un cadre d'à peine un pied de haut,
sont réunis un peintre devant son chevalet
et deux amateurs qui suivent de l'œil les
contours tracés par son pinceau, et à Ten-
tour de ces trois personnages sont groupés,
accrochés, suspendus les cent mille choses
qui composent un mobilier d'artiste.
Ne croyez pas qu'il y ait la moindre con-
fusion dans cette composition microscopi-
que; chaque détail est rendu avec une admi-
rable précision sans sécheresse. M. Meisson-
nier obtient d'un pinceau, qui doit être fin
comme trois cheveux liés ensemble, des em-
pâtements de couleurs qui semblent prove-
nir d'une brosse de la plus large dimension.
Ce n'est point une miniature à l'huile que
l'on a sous les yeux. L'allure est libre et ne
sent point le tour de force, le coloris est
franc et vigoureux, le dessin large et ferme
tout comme dans un bon tableau de gran-
deur naturelle. Je me suis cru un moment
transporté à Lilliput, devant l'œuvre d'uq
Vandyck ou d'un Rubens du pays.
Depuis plusieurs années M. Meissonniera
le privilège d'attirer la foule avec des pro-
diges de ce genre, mais jamais, ce me sem-
ble, il n'avait atteint à la perfection où il
arrive dans ce dernier tableau.
M. Léon CoiGNET. — M"'= Benoit.
M. Léon CoiGNET. Un portrait d'homme.
Les bons portraits sont si peu nombreux
1 cette année au Jalnn, que je réunis ici les
156
deux qui m'ont paru les plus remarqua-
bles. Le premier, celui de M. LéonCoignet,
doit tout son succès au mérite incontestable
de l'exe'cution. Il représente un homme
âgé assis, appuyé sur sa canne, dans l'atti-
tude la plus naturelle et qui doit le mieux
le rappeler au souvenir de ses amis: il y a
de la vie dans tout l'ensemblede cette figure ;
on pense en la regardant à la joie de toute
une famille de voir ainsi reproduits les traits
d'un être chéri. Ce portrait est aussi bien
beau sous le rapport de l'art. Un barbouil-
leur, un expéditionnaire qui fait des por-
traits en trois séances, peut avoir reçu du
ciel le don de la ressemblance, il peut voir
juste et rendre ce qu'il voit de façon à ne
pas nous permettre de le méconnaître; mais
aux véritables artistes, aux niaîires comme
MM. SchefFer et Coiguet , appartient de don-
ner la vie, d'ennoblir les traits de leur mo-
dèle sans en altérer la vérité.
Portrait de M"» de Fauveau.
F' Cesecond portraitjoint au mérite de l'exé-
cution celui qui s'attache aux traits du mo-
dèle. W" de Fauveau, artiste sculpteur d'un
rare talent, a quitté la France il y a douze
ans à peu près ; dévouée au service de la
branche aînée des Bourbons elle a encouru
pour la cause de ces princes une sévère con-
damnation-, elle était jeune alors, quoique
déjà le bruit de ses succès dans les arts re-
tentît au loin. L'exil nous la rend plus célè-
bre encore , mais , arrivée à une étrange
maturité d'âge et de beauté ^ je ne puis
croire que M"^ Benoit n'ait pas un peu exa-
géré les traces du temps, des soucis, du tra-
vail sur ces traits doux et réguliers, dans
lesquels, en dépit de tout, on retrouve en-
core la jeune fille. Malgré les observa-
tions que je hasarde ici et mon désir d'at-
tribuer à M"*' Benoit l'altération des traits de
son modèle, je m'empresse de reconnaître
le talent dont elle a fait preuve : ce portrait
est d'un bon style , exempt d'aflèctation et
de ces ridicules flatteries trop en usage i
pour les portraits de femmes, et qui , selon j
l'expression du poëte, déshonorent à la fois
le héros et l'auteur.
M. DE KoERK-KoACK. Intérieur d'un bois.
Quel malheur que les quatre k qui sont
au nom de cet artiste m'empêchent de le
prononcer! j'aimerais à le répéter avec les
louanges que je donne à son ouvrage^ j'en
rêve de ce paysage, j'en radote, j'irais au
Louvre uniquement pour le voir.
Au premier aspect, on oublie le cadre et la
dimension restreinte de la toile, on se trouve
tout simplement devant une fenêtre ouverte
ayant vue sur un bois oîi paissent des va-
ches; mais quand, revenu de l'illusion, onad-
met la peinture ; quand on étudie les acadé-
mie* d'arbres aux écorces rugueuses, el par-
fois soulevées, les mousses si épaisses qu'on
pense les saisir, et qu'on arrive à reconnaî-
tre avec quelle simplicité de moyens ces
miraculeux effets ont été obtenus, on reste
confondu; une seule touche à peine ombrée,
et voilà ces mousses merveilleuses. Un en-
fant semble pouvoir en faire autant en se
jouant; mais que les habiles essaient un peu
pour voir, et ils comprendront que ce n'est
pas là du travail, mais de la révélation des
secrets de la nature. La science se retrouve
à côté de ces heureuses inspirations du gé-
nie, elle éclate dans l'arrangement des plan-
tes vigoureuses de formes et riches de tons
qui couvrent les devants; on la retrouve
encore dans la distribution des lumières,
dans le vaporeux du lointain ; enfin dans
tout l'ensemble de cet excellent tableau par
lequel je suis heureux de terminer cette re-
vue.
A. DU Seudre.
157
COURRIER DE PARIS.
28 avril
J'arrive de Longchamps, chère et bonne
cousine, et je commence ma lettre, dès au-
jourd'hui, pour te dire ce que j'ai vu, quoi-
que cela se réduise à très peu de chose. Un
soleil magnifique nous avait invitées à la
promenade, et je comptais en rapporter le
souvenir de bon nombre de nouveaule's
parmi lesquelles nous n'aurions qu'à choi-
sir; mais j'avais compte' sans le froid, le
vent et la poussière, en sorte que ce qui m'a
paru le plus nouveau et le plus charmant,
c'est la fraîche verdure des Tuileries.
Les toilettes, en ge'néral, avaient l'aspect
de toilettes d'hiver; les châles, qui sont tou-
jours en grande majorité, enveloppaient les
femmes de façon à ne point permettre que
l'on vît la forme de leurs corsages ; les ro-
bes étaient en velours, en pékin, en taffetas
glacé, et très peu d'écossais, quoique l'on
ne voie que des étoffes écossaises en étalage
chez tous les marchands et qu'il soit très
positif que l'écossais sera fort à la mode cet
été. Les coiffures seules attestaient, par leur
éclatante fraîcheur, qu'elles se montraient
pour la première fois ; mais c'étaient pour
la plupart des capotes à coulisses blanches,
roses ou soufrées, ces dernières, en grand
nombre, et presque toutes ornées de fleurs
sous la passe. Quelques chapeaux avaient
des plumes qui flottaient gracieusement;
mais nous ne portons pas de plumes, et cela
nous intéresse peu. Gabrielle et moi avions
des capotes roses pareilles, n'ayant d'autre
ornement sur la passe qu'un nœud de ruban
placé plus haut que les choux de l'an passé,
et dessous que trois ou quatre brins de
muguet.
Il me semble que la mode n'a que des va-
riations peu importantes; les tailles sont
toujours longues, les manches toujours
plates, avec des jokeis plus ou moins ornés ;
les formes des corsages sont toujours les
mêmes : corsages plats , corsages drapés et
croisés, corsages amazones, et l'on com-
mence à faire aussi des corsages appelés
autrefois corsages à la Vierge^ à ce que dit
maman. Le devant et le derrière de ceux-ci
sont froncés du bas de manière à ce que les
fronces forment la gerbe. Voilà tout ce que
je sais en fait de modes.
Comment as - tu trouvé le passage du
Spectateur que mon oncle nous avait donné
à traduire? Pour moi, il m'a fort divertie;
mais ce morceau qui m'avait d'abord sem-
blé très facile l'était beaucoup moins que
je ne pensais.
Voici ma traduction :
« Une réunion dans laquelle je me suis
« récemment trouvé, m'a fourni l'occasion
« de remarquer comment beaucoup de
■ beauté dans une très jolie femme, et non
« moins d'esprit dans un homme distingué
« pouvaient devenir laideur chez l'une, chez
« l'autre absurdité, par le seul elîet de la
« prétention. La dame, mcessamment occu-
« pée de ses agréments, s'étudiait à les faire
« ressortir à leur avantage par chiicun de
« ses gestes, de ses mots, de ses regards ; et
« autant elle se donnait de peine pour ap-
- peler l'attention sur les charmes de sa
«personne, autant le gentleman faisait
« d'efforts pour mettre en relief les écla-
« tantes qualités de son esprit. Vous au-
« riez pu le voir torturer son imagination
• afin d'en tirer quelque chose de rare et
« de ce que l'on nomme brillant pour aniu-
« ser la belle, tandis que celle-ci grimaçait
« de toutes les façons dans le dessein de lui
<■ plaire. Quand elle riait, il fallait que ses
« lèvres s'ouvrissent outre mesure pour
158
• laisser voir ses dents. Toujours elle avait
« àde'sigrier avec son éventail quelque objet
«éloigné d'elle, afin qu'en étendant son
« bras, elle pût en faire remarquer la ron-
« deur. Puis, voici qu'elle s'est tout-à-fait
« méprise sur ce qu'elle voyait 5 elle retombe
• en arrière, sourit de son erreur, et ma-
• dame de se donner alors de nouveaux airs
« et des grâces nouvelles. Pendant qu'elle
« exécute ce manège, le galant a trouvé le
« temps de penser à ce qu'il pourra lui dire
• de très joli, ou de préparer quelque mal-
" veillante observation sur une autre dame,
• afin de repaître la vanité de celle qui l'é-
« coûte. »
Spectateur.
Voici un extrait d'un chant intitulé
l'Océan, par Tassoni. Le poëte peint l'ap-
proche des îles Canaries ou Fortunées par
Colomb.
Di loiilanvedea
Moll' isole nel mar fià sedisliule
Onde le prore à quel sentier volgea
Dove pareati dal veoto esser sospinte.
Eran l'isole questi^ ove credea
L'anlica elà che le genti estinte
Volassero à goder l'aime béate
E le chiaino felici e forlunate
Quivi il Columbo enlrô con le sue navi
E stanza vi Irovô doice e amena,
Pralicelli, boschetii, auresoavi,
Font!, rivi et di beti la terra piena.
Fiorite l'erbe e gli arbuscelli sr;ivi
Di frulU e iotorno una continua scena
E Ira le frondi augelli e per le \alli,
Persi, verdi, vermigli, azzurri et gialli.
En ce moment mes fondions de ménagère
sont fort actives, je t'assure ; c'est moi qui,
pour la première foiS;, préside au remplace-
ment des tapisseries d'hiver par celles d'été ;
les tapis sont enlevés, et c'est la seule chose
que nous donnions à conserver : tout le
reste est ici enveloppé soigneusement, et
ma grand'maman, dont j'ai reçu les avis à
cet égard, dit qu'avec le moyen que nous
employons, jamais elle n'a eu à regretter
qu'une robe, un chàlc , une fourrure aient
été endommagés par ces méchants insectes
destructeurs qui se glissent partout. Ce
moyen est bien simple, c'est d'envelopper
dans un linge blanc de lessive chacun des
objets sujets à être attaqués par la mile ou
les vers.
Les fourrures bien secouées et visitées,
sont enveloppées comme je viens de le dire;
puis on les place dans le carton ou la boîte
qui doit les renfermer, et l'on colle ensuite
une bande de papier sur toutes les ouver-
tures, si bien closes qu'elles puissent être.
Pour les plumes, de même. Pour les méri-
nos, cachemires et lainage quelconque, ce
moyen est infaillible ; fais-en ton profit ; tu
penseras sans doute comme moi, qu'il est
fort agréable de n'avoir point à payer une
pension pour un fichu, un manchon, etc.
Pour ce qui est des tentures, après les
avoir bien secouées les unes et les autres,
elles sont tour à tour étendues sur une ta-
ble ; celles de soie sont bien essuyées, à
l'endroit et à l'envers, avec un morceau de
flanelle ; celles de damas de laine sont bros-
sées avec une brosse douce, et enveloppées
ensuite dans du linge blanc de lessive, bien
hermétiquement fermé avec des épingles,
comiTie tout ce qui est lainage.
Toutes les draperies sont alors placées
dans une même armoire, et l'on n'a plus à
s'en inquiéter jusqu'au jour où l'on en aura
besoin ; nous sommes assurées de les re-
trouver intactes.
A toutes ces précautions il en est une ce-
pendant qu'il est indispensable d'ajouter,
sous peine d'enfermer le loup dans la ber-
gerie ; c'est de visiter et nettoyer scrupu-
leusement les cartons ou caisses que l'on
emploie.
Je viens de faire encore une autre opéra-
tion qui n'est pas moins utile dans son
genre, et qui m'a si bien réussi que je t'en
vais donner la recette.
Aidée de la femme de chambre de ma
mère, j'ai nettoyé ma robe de soie rayée, et
elle est comme neuve.
Avec 30 centimes de miel comnmn, 30 cen-
times de savon noir et 30 centimes d'eau-
159
de-vie ( mais' je pense que le prix de ces
objets peut et doit être différent à B...;
c'est pourquoi je viens de me faire traduire
les prix ci-dessus par des mesures que voici :
185 grammes de miel, un double décilitre
d'eau-de-vie et 300 grammes de savon noir).
On fait un mélange du tout, que l'on pé-
trit avec la main jusqu'à ce qu'il n'y ait plus
de grumeaux, après quoi on passe celte es-
pèce de bouillie à travers un torchon, en la
pressant.
il faut avoir deux seaux d'eau, l'un d'eau
de puits , l'autre d'eau de fontaine, et une
brosse douce.
Alors on étend chaque lé séparément sur
une planche propre; on trempe la brosse
dans le mélange, et l'on brosse la soie dans
le sens de l'étoffe, c'est-à-dire celui de la
lisière; puis, le lé ainsi nettoyé est trempé
dans l'eau de fontaine, sans le frotter ni le
tordre ; après quoi on le retrempe dans l'eau
de puits de la même manière, et on j'étend,
sans qu'il soit chiffonné, pour être repassé
aussitôt que l'opération est finie.
Je vais refaire ma robe moi-même; et
comme le corsage allait très bien, j'en ai
pris le patron exact, c'est-à-dire sans tenir
compte des remplis ; j'ai découpé dans mon
patron la place des pinces ou nervures du
devant du corsage, et lorsque je voudrai
faire moi-même une autre robe, il suffira de
tailler le corsage sur ce patron, en laissant
des remplis; après quoi, fixant mon patron
sur l'étoffe avec quelques épingles, je trace-
rai avec des points en fil blanc tous les con-
tours de ce patron, de manière à marquer
exactement la place de toutes les coulures,
et ma robe ira bien du premier coup.
Passons à notre planche de dessins.
Le n" 1 est le patron de la moitié d'un
fichu canezou ; je me presse de te l'en-
voyer, afin que tu puisses en broder un tout
de suite ; car celle année les canezous rem-
placeront les pèlerines. Après avoir taillé
ton fichu dans les proportions indiquées par
les mesures de centimètres, lu commeaceras
par broder la pointe arrondie du derrière,
dont le n" 2 t'offre la moitié; ensuite, tu
continueras le feston à droite et à gauche,
puis le semé de pois; mais toujours les pois
après avoir fait le feston.
Le n° 3 est un bout de feston droit, pour
les parties droites de la bordure.
Le n° 4 est une pointe arrondie de l'un
des devants du fichu. Pour avoir l'autre, cal-
que celle-ci à l'envers.
Enfin, le n» 5 est la moitié de la partie de
feston concave qui se trouve derrière le cou.
J'ai acheté ce canezou, tout dessiné, au
passage Choiseul pour le prix de 7 francs,
y compris le coton.
Le no 6 est un bout de feston qui se brode
au-dessus des remplis d'une robede jaconas.
Gabrielle en a fait dessiner une semblable
chez madame David, pour 4 francs.
Les nos 7^ s, 9, 10, 11, sont la continua-
tion de l'alphabet brodé au plumetis, dont
tu as le commencement.
Les n"^ 12, 13, 14 et 15 sont les diverses
parties d'allumettes qui laissent{trèsioin der-
rière elles toutes les allumettes passées. Elles
peuvent d'ailleurs servir à l'usage que leur
nom indique; elles allument et n'incendient
pas coiuiiK! les saules pleureurs. Je les ap-
pelle allumettes fleuries, parce qu'elles
imitent les fleurs.
Pour faire une botte de ces allumettes, il
ne faut pas plus de deux heures.
Le n*^ 12 est ce que j'appellerai une tige
d'allumettes. Coupe une bande de papier à
lettre de 2 à 3 centimètres de large et de
20 centimètres de long ; tourne cette bande
sous tes doigts, en pinçant un de ses angles
de manière à ce que tu ramènes le papier
sur lui-même, serre bien et tourne jusqu'au
bout pour former un petit rouleau que tu
arrêtes en le tordant avec les ongles à un
centimètre et demi de l'extrémité.
Prends tes ciseaux, et fais entrer l'une
des pointes dans le petit tuyau que tu viens
de former, et coupe-le en petits filaments
très minces, que tu passeras ensuite entre
160
ton pouce et la pointe de tes ciseaux, pour
les friser et les renverser au dehors, comme
cela se trouve indiqué au n" 12.
Avec du papier à fleurs, taille deux cou-
ronnes de pétales sur ce patron n" 1 3, passe
la tige d'allumettes dans le petit trou du
milieu d'unCide ces couronnes, et fais mon-
ter les pétales jusqu'à l'endroit que tu as
tordu ; enfile de même la seconde couronne
et tu auras un joli barbot, que tu peux faire
en papier de toutes couleurs et dont les
petits filaments blancs formeront les éta-
mines.
Le uo 14 imite la mignardise. Après aroir
découpé deux couronnes de pétales comme
le modèle, tu passeras entre ton pouce et le
bout de tes ciseaux l'extrémité de chaque
pétale afin de le renverser en dedans, et tu
enfileras les pétales dans une tige d'allu-
mettes comme pour les barbots.
Le ï\° 15 est tout-à-fait de fantaisie, mais il
est très joli. Après avoir taillé deux ronds de
papier, assez grands pour les découper com-
me le modèle, plie chacun d'eux séparé-
ment, de façon à former six parties égales,
et que les côtes laissées par les plis du pa-
pier se trouvent toutes en dehors ; alors dé-
coupe les bords des pétales, et, pliant en-
suite sur le biais la pointe de ton mouchoir,
place tes pétales dans ce pli, en ayant soin
de mettre justement la ligne droite des pé-
tales dans le milieu du pli du mouchoir ;
appuie fortement le pouce de la main gau-
che sur les pétales ainsi renfermés, après
avoir pris un point d'appui solide; alors ra-
uuue devant toi la pointe du mouchoir;
tout ce qui se trouve pris sous ton pouce se
plissera très finement, ce qui produira un
gaufré régulier et très joli.
Tu déplieras les pétales et tu les placeras
sur la tige d'allumette comme les autres,
mais en contrariant la première et la se-
conde couronnes de pétales de manière à ce
que les extrémités des pétales de l'une se
montrent dans les intervalles qui séparent
les extrémités des pétales de l'autre.
C'est ma grand'maman qui m'a donné
l'idée de gaufrer ainsi ces pétales, et elle
me dit qu'avant l'inventiou des bobèches de
cristal, elle faisait, en les gaufrant, toutes
les bobèches de ses chandeliers.
Autour de ta botte (Vallumettes fleuries,
tu placeras des allumettes en saule pleureur
de différents verts, et tu auras un vase
charmant.
Avant de fermer cette lettre, il ne faut
pas que j'oublie, chère Eugénie, de te de-
mander pardon pour une petite erreur qui
s'est glissée dans notre planche dernière;
le dessinateur s'est trompé et a marqué de
ce signe AAAAAA <out ce qui, dans la
tapisserie orientale, devait être indiqué par
celui-ci . Sans doute, si tu as exécuté ce
travail, tu auras bien deviné ce que je viens
de dire; mais comme il se pourrait que tu
ne l'eusses pas encore commencé, je l'en fais
la remarque, afin de t'éviter la peine de
chercher. Le trait continu — donne bien
mieux l'idée d'un seul point que le même
signe VVW\A répété qui semblerait
au contraire en indiquer plusieurs.
Adieu, chère Eugénie, je suis chargée,
comme toujours, de mille souvenirs et ten-
dresses pour toi; mais je ne l'en ferai pas
le détail, ce serait beaucoup trop long, et
ma lettre d'aujourd'hui finirait comme celle
d'hier, comme celle de demain, comme tou-
tes celles qui seront pour toi; je les résume
dans ces deux mots : je t'embrasse et je
t'aime.
Tout le monde ici en fait autant.
Marie d'Angremont.
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-Q O O O o- G O-
.v^J.
i-r'^.'ti mil
101
OLIVIER m, SIRE DE CLISSON'.
(CHRONIQUE BRETONNE.)
I.
L'heure du couvre-feu était sonnée, les
hommes d'armes avaient été placés aux dil-
férents postes qu'ils devaient occuper pen-
(l) Clisson est aujourd'hui une petite ville de 5,000
âmes, sa situation, au confluent de deux charmantes
rivières, la Sèvreet la Moine, sa proximité de Nantes,
et les sites enchanteurs que l'on rencontre à chaque
pas, justifient la célébrité qu'elle s'est acquise non-
seulement dans la Bretagne , mais encore chez nos
voisins d'outre-mer qui viennent en foule la visiter.
Lors de la guerre de la Vendée, tous les habitants
furent forcés d'abandonner cette ville, qui a été
prise et reprise plusieurs fois, et dont les maisons
ont été presque entièrement léduites en cendre.
Jamais peut-être elle ne se serait entièrement réédi-
licc, sans une circonstance particulière qui contribua
puissamment à la faire renaître de ses cendres. Un
Nantais, Pierre Cacault, passionné pour la peinture,
qu'il avait cultivée à Rome pendant un grand nombre
d'années, revint à Nantes vers la fin de la guerre
vendéenne ; les habitants de cette ville n'osaient en-
core sortir de leurs murs pour visiter leurs proprié-
lés rurales sur la rive gauche de la Loire, lorsque
cet artiste, qui avait entendu parler des beaux sites
de la.Sèvre, se hasarda seul à pénétrer dans le Bo-
cage. Arrivé à Clisson, au lieu de trouver une ville
peuplée et florissante, il ne vit qu'un amas de dé-
combres au milieu d'un désert; il ne rencontra pas un
seul habitant qui piit le guider, pas un toit qui pût
lui servir d'asile; le silence des tombeaux régnait
partout ; de tous côtes les traces hideuses de l'in
cendie et de la destruction frappèrent ses regards;
il parcourut avec effroi cette ville abandonnée et cet
immense château, dont les reptiles et les oiseaux de
proie se disputaient les obscurs et derniers débris.
Cependant, ces vestiges sanglants et ces ruines en-
core fumantes ne purent affaiblir la vive impression
que fit sur son esprit ce paysage admirable, et il fut
si frappé de la beauté de ces sites, de ces rochers,
de ces cascades et mémo de ces ruines, qu'il prit
sur-le-champ la résolution d'habiter ce séjiMir plein
de charme et d'horreur. Les dissensions qui avaient
déchiré ce malheureux pa}'s n'étaient pas alors en-
tièrement étouffées, et pouvaient se rallumer au
moindre souffle; les routes étaient peu sûres, et len
N. 6.— 1^' JUIN 1843. — XI' ANNÉE.
dant la nuit; on entendait encore le bruit
que faisaient les chaînes des nombreux
ponts-levis qui chaque soir se levaient au
excursions dans la campagne fort dangereuses; mais
rien ne put détourner M. Cacault de son dessein. H
choisit pour sa retraite une maison ruinée, dont les
points de vue lui parurent ravissants ; il acheta cette
propriété.et vint s'yélabiren 1"98. B'entAt, un grand
nombre d'habitants , encouragés par cet exemple,
rentrèrent dans leurs foyers et en relevèrent les
ruines.
Lorsque M. Cacault vint s'établir sur les bords de
la Sèvre, le premier bâtiment que l'on vit s'élever
dans ces lieux, devenus déserts, fut un Muséum. Les
beaux-arts repeuplèrent ainsi cetle solitude. Il y
avait à peine quelques habitants à Clisson, que déjà,
sur les hauteurs delà Madeleine, un peuple de statues
se voyait dans les grandes salles élevées par M. Ca-
cault. Bientôt des curieux vinrent admirer les anti-
ques et les tableaux du Muséum chamjjétre. Des ar-
tistes, des amateurs distingués, attirés par la réputa-
tion naissante do Clisson, s'y rendirent de la capitale,
et furent aussi séduits par les aspects riants et gra-
cieux de ses campagnes. Les arts les avaient fait ve-
nir, la nature les retint. Plusieurs d'entre eux voulu-
rent s'y fixer: ils y firent des acquisitions, et c'est
ainsi que le cli.iteau d'Olivier de Clisson, de ce con-
nétable, la terreur des .\ni;lais, la gloire de la Breta-
gne, de ce successeur et fièie d'armes de Du Gues-
clin, est devenu la propriété du premier de nos sta-
tuaires.
Que d'imposants souvenirs se réveillent à l'aspect
de ce manoir féodal, aujourd'hui en mines !... Richard
de Bretagne y mourut. François II, son fils, y reçut le
jour. Le héros de Bovines, Philippe-Auguste, s'arrêta
dans ses murs en liO;;. vingt-cuiq nus plus tard ils
reçurent le saint roi Louis IX et la reine Blanche, sa
mère. Louis XH, alors duc d'Orléans, vint y chercher
un asile contre les persécutions de madame de Beau-
jeu. Charles Vlli et la duchesse Anne, son épouse, y
donnèrent, lors rie leur voyage en Bretagne, des féte.s
S|>lendides A la noblesse accourue de toutes parts sur
.leur passage. On cite encore, parmi les illustres voya-
geurs qui ont visité ces beaux lieux, le politique et
superstitieux Louis XL le chevaleresque François ff,
Charles IX, Catherine de Médicis, enfin le bon Henri,
Louis xni et Louis-Ie-Crand. (V. Pn'ris de l'IliUoire
de Bretagne, par Ed. Richer. )
11
162
signal donné, pour la srcurité dos haM
tants du chùtraii. Diciilùl loiil rentra dans
le calme, les cris aigus des oiseaux de nuit
poussés à de courts intervalles, et répétés
par les échos d'alentour, troublaient seuls
le silence de ces lieux. Les lumières qui
brillaient à quelques croisées s'éteignirent
les unes après les autres, l'obscurité fut
complète, et comme pour la rendre encore
plus sombre, la lune qui s'était montrée au
commencement de la soirée, se voila tout
à coup d'épais nuages.
L'antique beffroi venait de sonner minuit,
l'officier de garde, suivi de quelques hom-
mes, flt sa ronde accoutumée, et trouva cha-
cun à son poste; seulement en passant près
d'une desmurailles fortifiéesqui défendaient
Je château du côté de la rivière, il crut en-
tendre le bruit d'un homme qui se jette à
terre pour éviter d'être aperçu. L'officier
ordonna des recherches, mais grâce à l'ob-
scurité de la nuit elles demeurèrent infruc-
tueuses, et celui qui avait intérêt à se ca-
cher échappa, comme par miracle, au danger
d'une surprise dont le résultat eût été de
faire avorter un dessein pour le succès du-
quel rien n'avait été épargné.
Lorsque tout fut rentré d.ms le silence, un
cri semblable à celui de la chouette se fit
entendre et un autre de même nature lui
répondit, et deux hommes enveloppés dans
leurs manteaux glissèrent comme deux om-
bres le long de l'enceinte intérieure du châ-
teau •, puis arrivés, après mille détours, à
une porte dérobée qui donnait sur le préau,
ils s'arrêtèrent et se consultèrent mutuel-
lement. Au moment d'accomplir leur projet,
ils sentaient leur détermination chanceler;
c'était le dernier cri de la conscience qui
s'élevait au fond de leur cœur.
« Tu hésites, dit l'un des deux hommes,
celui qui paraissait le plus âgé, est-ce donc
là le résultat de ces promesses formelles, de
ces engagements pris à la face du ciel '. . .
je le vois bien, je me suis trompé, je croyais
avoir à faire à un homme et tu n'es qu'un
pauvre enfant, plein d'énergie lorsqu'il s'a-
yit de former un projet , mais sans courage
au moment de l'exâcution- »
Ces paroles prononcées d'un ton d'amère
ironie, semblèrent glacer le jeune homme
auquel elles s'adressaient; il resta muet
quelques instants, comme accablé sous le
poids des reproches qui lui étaient faits
d'une manière si rude, puis il sentit le sang
refluer vers son cœur, son visage devint
pourpre de colère : à le voir ainsi personne
n'eût reconnu le timide Fernand, ce jenne
page dont le caractère pacifique el indolent
était cité par tout le monde.
« En vérité, noble vicomte, il vous sied
bien de me gourmander de la sorte... le
lieu et l'heure sont parfaitement choisis, et
vous présumez sans doute qne je n'ai rien
de mieux à faire que de courber la tête de-
vant votr.- courroux; à cette façon d'agir
m'est i! possible de reconnaître le seigneur
dont cli':cun vante ici la prudence consom-
mée? car le pacte infâme qui me lie, je puis
encore le rompre et alors...
— Allons, enfant, calme-toi, ne vois-tu
pas que je plaisante, et pourquoi prendre
au sérieux une idée folle qui me passe par
la tête? j'ai été trop souvent témoin de toQ
courage pour le mettre en doute un seul
instant, et ce qui vient de se pas«cr ne peut
qu'aiignieuter l'estime que j'ai toujours eue
pour toi.
— Caresse"; de tigre dont je ne suis point
dupe, se dit tout bas Fernand ; mais dis-
simulons et lâchons <!(< nous tirer du mau-
vais pas DÙ v.rius nous sommes si impru-
demment jetés.» Et de l'air d'un homme fort
peu préoccupé de la situation difficile où il
se trouvait, Fernand adressa au vicomte
quelques questions sur les événements po-
litiques qui s'accomplissaient en ce moment,
et dont chacun se préoccupait, car ii s'a-
gissait des intérêts les plus chers de la pa-
trie, et alors l'esprit de nationalité était
vivant au cœur de tous.
Le vicomte sourit en voyant le jeune
163
pagft venir (h. Ini-memp au-dfvant du pi(^ge
qu'il voiiiriit lui tondrf, j)nis il sp. rappro-
cha de Fcrnand, et d'un ton mystérieux il
lui dit à Poreille :
« De graïuJes choses se préparent, une
lutle terrible s'est eng.igée entre deux puis-
sances forrnid.-ihles : d'un cOlé, noble cause
et bon droit; de l'autre, houle et félonie^ et
au milieu de ce conflit général où chacun
est appelé à jouer un rôle, malheur à celui
qui voudrait rester neutre!... il sera exposé
aux vengeances de tous les partis. Mais s'il
y a lâcheté à se montrer indifférent lorsque
les intérêts de la patrie sont en danger, il y
a crime à prendre les armes contre son
pays, ce crime ( tu ne l'ignores pas, puisque
je t'en ai donné la preuve il y a quelques
heures ), Olivier de Clisson ' s'en est rendu
coupable : pendant qu'il envoie à Philippe
de Valois des marques apparentes de son
dévouement, il reçoit secrètement un en-
voyé du prince Edouard", hier encore un
hasard providentiel m'a fait assister à leur
entrevue, j'ai entendu le traître promettre
aide et assistance au représentant de notre
ennemi, et soudain j'ai formé la résolution de
m'opposera l'exécution de ce pacte infâme.
— Mais c'est un meurtre que vous allez
commettre, et ne redoutez-vous pas la jus-
tice divine qui poursuit l'assassin en ce
monde et dans l'autre!...
— Le but justifie les moyens; les hom-
mes pourront me blâmer, mais Dieu qui doit
seul juger mes intentions, m'absoudra sans
doute, car il me semble qu'en agissant de
la sorte j'obéis à son impulsion... Mais par-
lons d'autre chose, à votre âge les consi-
dérations de cette nature sont de peu de va-
leur, puis les nioiiients sont précieux, une
minute de perdue et peut-être tous mes pro-
jets viendront échouer devant une circons-
tance imprévue !... Vous tremblez, Fernand!
(1) Olivinr Hl, sirn (]o Clisson, celui doul il ost ques-
tion dans celte chronique, fut lo père du cunueiable
(le Clisson.
je vnu.ç vois indécis; eh bien ! si Je danger
de la patrie ne peut vous jémouvoir, s.i-
chez que j'ai surpris votre secrrt, la nièce
du sire de Clisson p;;rl,tge l'amour insensi-
que vous lui avez inspiré ; mais Oliyier cou -
naît vos intentions, et en rival puissant il
vous enlève tout, moyen de réussir dans vo>
projets ; encore quelques instants d'hésit.-;-
tions, et un abîme vous sépare à jamais de
votre bien -aimée... Eh bien ! êtes-vous en-
core indécis?... »
Pour toute réponse, d'qne main Fernapd
saisit vivement le bras du vicomte, et de
l'autre il fit briller à ses yeux la lame d'un
poignard, puis il ajouta, en laiss;/nt tof^her
ses paroles une à une comme pour leur don-
ner la solennité du serment :
« Mon amour crie vengeance, et vous ver-
rez si ma main tremble 1... »
Le vicomte pressa la main de Fernand, et
lui dit à voix basse :
« Vers deux heures, le sire de CJissQn
doit avoir une entrevue secrète ayec l'en-
voyé du prince Edouard ; le préau est le lieu
désigné pour le rendez-vous, deux portes
secrètes y conduisent; cache-toi derrière
Tune, moi je réponds de l'autre. »
II.
Au milieu de l'obscurité de la nuit ime
faible lueur se distinguait à l'une des croi-
sées du château, du côté de la rivière, cti
face de ce couvent si célèbre que le marteau
révolutionnaire s'empressa de démolir en
93, et dont il ne reste plus aujourd'hui que
quelques pierres, tristes débris d'une splen-
deur éclipsée. Cette croisée, où brillait une
lumière semblable ii l'étoile qui scintille
dans un ciel orageux, était celle de la cham-
bre d'Alix de Goulaine, nièce du sire de
Clisson, noble jeune fille, belle autant que
pieuse, modeste autant que bonu'». A cette
heure avancée de la nuit pourquoi veiller
ainsi, enfant? votre âge a besoin de repos ;
laissez à l'homme ses veilles et ses soucis,
164
et ne prenez de la vie que la pnrt qu'elle
vous offre d'heureuse indifférence. Hélas !
Alix, quoique bien jeune encore, avait déjà
compris au milieu des joies enivrantes qui
l'environnaient sous mille formes diverses,
qu'il faut dans ce monde se résigner à faire
deux parts de sa vie : l'une, et c'est la plus
petite, remplie de ce qu'on est convenu
d'appeler le bonheur ; l'autre, pleine d'en-
nuis, de tristesses, d'amers de'goûts et con-
sacrée tout entière a regretter ces quelques
jours de jeunesse qui ne sont appréciés que
lorsqu'ils forment le passé de notre courte
vie. Alix n'était pas heureuse, et cependant
chaque fois que l'on voulait parler d'une
personne favorisée du ciel, Alix de Gou-
laine était citée comme un des êtres privi-
légiés que la Providence s'estplueà combler
de ses dons les plus jjrécieux. Unique reje-
ton d'une des familles les plus illustres de
Bretagne, modèle de grâce et de beauté ,
aussi distinguée par les qualités éminentes
de son cœur que par l'élévation de son es-
prit, que lui manquait-il pour être heureuse
entre les heureux de ce monde?... Oh ! com-
bien se trompent ceux qui ne jugent des
choses que d'après les apparences! ce que
chacun enviait dans la position d'Alix était
précisément ce qui causait su peine ; cette
contrainte continuelle et forcée que lui im-
posait sa haute naissance lui paraissait
odieuse, et quoique sa chaîne lût dorée, elle
ne l'en trouvait pas moins pesante. C<Miime
elle se fût estimée heureuse s'il lui tût été
possible d'échanger son rang, sa fortune et
même sa beauté pour une de ces positions mo-
destes dans laquelle il lui eût été au moins
permis de penser et d'agir librement ! . . .
Alors Iplus de dissimulation , plus de ces
combats intérieurs contre un amour nais-
sant, blâmable aux yeux du monde qui veut
que tout obéisse à ses conventions , mais
saint devant Dieu, qui ne demande que de
la pureté et de la sincérité dans nus senti-
nienls ; alors plus de cette existence triste-
ment monotone, mais un long rêve de bon-
heur avec Fernand le beau page, pour le
partager
Alix", tout entière aux préoccupations de
son cœur, n'avait pu s'endormir; de tristes
pensées l'accablaient, une surtout la poiir-
suivait sans cesse.
Dans la journée elle avait été faire sa pro-
menade ordinaire sur le préau, à l'heure où les
vassaux du sirdeClisson se rendaientaux tra-
vaux des champs; c'était pour elle un doux
plaisir que de voir chacun de ces braves gens
lui donner en passant un témoignage de
leur respect et de leur dévouement. Parmi
eux elle avait distingué une petite fille dont
la physionomie intelligente faisait contraste
avec les ligures plus ou moins communes des
gens de sa classe, aussi la noble demoiselle
avait-elle résolu de se charger de l'avenir
de la pauvre enfant. Une sympathie secrète
l'avait engagée à devenir la Providence
d'une orpheline délaissée. La petite fille
adorait sa bienfaitrice, et chaque jour, en
allant au travail, ellene manquait jamais de
venir baiser la main d'Alix, qui la traitait
avec une familiarité toute affectueuse. Ce
jour-là l'enfant n'était point venue à l'heure
accoutumée, on l'attendit longtemps, enfin
elle arriva; mais ce n'était plus la petite
fille riante et joyeuse, contente du présent
et peu soucieuse de l'avenir; sa démarche
était lente; en vain voulut-elle dissimuler
ses larmes, lorsqu'elle fut près d'Alix elle
éclata en sanglots, et les questions pleines
de bonté que lui adressait mademoiselle de
Goulaine restèrent sans réponse. Enfin ,
vivement pressée de faire connaître la cause
de son chagrin, l'enfant leva sur sa protec-
trice des yeux baignés de larmes, et lui dit
avec un accent profondément ému :
• Tourmentée par un rêve qui m'annon-
çait les malheurs dont vous êtes menacée,
je viens de prier la bonne Vierge de veiller
sur vous, et là, dans l'église, les mêmes
choses que j'avais vues en rêve se sont de
nouveau présentées à mon esprit. Une voix
secrète me dit que ce songe n'est qu'un
165
pressentiment-, ah ! fuyez! fuyez ces lieux
qui vous deviendront funestes avant qu'il
soit longtemps, cherchez un refuge dans
ces asiles ouverts par la religion pour pro-
téger l'innocence et où le pouvoir des hom-
mes ne pourra vous atteindre. Faut-il vous
suivre pour vous prouver que j'obéis à une
sainte conviction, je suis prêle-, mais de
grâce point d'hésitation, une seule journée
d'irrésolution et votre malheureuse destinée
s'accomplit. »
En parlant ainsi, l'orpheline avait l'air
d'être inspirée de Dieu.
Alix voulut dissimuler l'impression qu'elle
éprouvait et se retira en disant qu'elle allait
prier son ange gardien de l'éclairer dans la
détermination qu'elle avait à prendre, et
elle engagea l'enfant à retourner de son
côté à l'église pour invoquer de nouveau
l'assistance de la Vierge Marie.
Toutes les personnes du château s'aper-
çurent du trouble d'Alix, il fut interprété
de diverses manières ; mais on n'osa point
lui en demander la cause; elle prétexta une
indisposition et pria son oncle de lui ac-
corder la permission de se retirer dans son
appartement.
Olivier, étonné de l'air profondément
triste de sa nièce, jeta un coup d'oeil scru-
tateur sur cette physionomie que l'art de la
dissimulation n'avait point encore flétrie,
et il devina que la jeune lillc, jusqu'alors
soumise et sans volonté, venait de former
le projet de secouer la domination de fer
qu'on lui avait imposée. « Du projet à l'exé ■
cution il y a loin, surtout pour une âme
craintive et sans aucune énergie , se dit à
part lui le sire de Clisson, nous allons en-
tourer notre nièce de la surveillance la plus
active, et à la moindre tentative de révoile
j'engagerai la lutte ; nous verrons qui en
sortira vainqueur. Pauvre enfant ! j'ai bien
peur qu'elle n'ait à se repentir de ses velléi-
tés d'indépendance !...» Si quelqu'un eût pu
apercevoir en ce moment l'expression sata-
uiquede la Jigure d'Olivier, il en eût frémi.
H était une heure du matin, Alix, fortifiée
contre les terreurs de son âme par la lec-
ture de l'Imitation de Jésus-Christ, allait
fermer ce livre admirable où toute douleur
trouve une consolation, lorsqu'elle entendit
un léger bruit à sa porte, elle tressaillit de
frayeur, et ce fut à peine si elle se rassura
lorsqu'elle reconnut la voix de son oncle
qui lui demandait s'il pouvait entrer dans
sa chambre.
« Excusez ma visite à pareille heure,
chère nièce, dit Olivier en prenant le son
de voix le plus affectueux du monde , ma
sollicitude paternelle s'est inquiétée lors-
qu'en faisant ma ronde de nuit j'ai aperçu
de la lumière dans votre chambre; j'ai craint
que votre indisposition de la journée n'eut
augmenté, et j'ai voulu m'en assurer.
— Merci mille fois, mon excellent oncle,
de tout votre intérêt; mais calmez vos in-
quiétudes, j'ai eu recours à un remède in-
faillible, et maintenant je me sens beaucoup
mieux : demain, après une nuit de repos,
je serai, je l'espère, complètement remise. »
Et Alix pressa affectueusement la main de
son oncle pour lui prouver combien elle
était reconnaissante de l'intérêt qu'il lui té-
moignait.
• J'ai toujours entendu dire que la nuit
était le moment des confidences, et puisque
le hasard m'a conduit près de vous, j'en
profiterai pour vous instruire d'un projet
qui vous concerne: le comte de Kerversion,
mon ami le plus intime, s'est épris d'une
belle passion pour vous, il m'a demandé
votre main, et comme il joint à un beau nom
une immense fortune, je me suis empressé
de lui envoyer mon consentement, ne pou-
vant pas supposer que vous voulussiez re-
jeter une si belle alliance. Le comte arrive
demain ; au milieu de toutes nos préoccu-
pations j'avais oublié de vous en avertir ;
j'espère que vous vous efforcerez de justi-
fier, près de votre futur époux, la réputa-
tion de jeune personne accomplie que vous
vous êtes acquise dans tout ce pays. »
166
A cette onvertiire si biustiue et si iiial-
leiidue, Alix demeura muette de stupélac-
tiou, elle OÊ répondit pas tin liitit. Xvèc deX
instinct que possède toute feinme d'intelli-
gence, elle comprit que le tooment n'était
point favorable pour commencer à lutter
contré les intentions de son oncle, et elle
eut l'aif de se soumettre sans réflexions an
jong qu'on voulait lui imposer. Mais cette
soumission apparente était luin de conten-
ter le siredeClisson, il avait trop de péné-
tration pour ne s'être point déjà aperçu
qu'Alix était sous la puissance d'un senti-
ment qui la dominait et qui la débordait à
son insu. Tout fut mis en œuvre pour dé-
couvrir quel était celui, parmi les personnes
(le la maison, qui était parvenu à allumer
dans le cœur d'Alix un auiour insensé. Ses
souproQS plHnèrent bientôt sur le jeune
page Fernand de Beaudricourt: il ne lui res-
tait plus maintenant qu'à changer ses Soup-
çons en certitude, et l'occasion qui s'offrait
tout naturellement à lui était trop belle
pour qu'il n'en profitât point.
«Je suis touché, ma nièce, du désir que
vous avez de m'èlre agréable en ne rejetant
pas l'alliance que je vous propose, cepen-
dant malgré la sévérité de mes principes sur
la soumission absolue que les enfants doi-
vent à leurs parents, je ne voudrais pas
que, dans une circonstance où il s'agit du
bonheur de toute votre vie, vous ne prissiez
conseil que de mon expérience; il faut
aussi que vous consultiez votre cœur, et si
par hasard vous éprouviez une répugnance
invincible pour le mariage que je vous pro-
pose, je vous donne ma parole de gentil-
homme qu'il ne vous en sera jamais re-
parlé. >
Alix, encouragée par ces paroles affec-
tueuses, crut, simple enfant qu'elle était, à
leur sincérité, et elle se sentit disposée à
confier franchement les peines de son cœur.
« Vous êtes, depuis plusieurs aunées,
mou seul protecteur, et vous avez juré sur
l'Evangile, à celle (jui m'aima si lendremtnt
I sur la tef re et qui maintenant veille du haut
du ciel sur sa fille bien-aimée, d'être mon
guide, motl appui, mon ami le plus dé-
voué !... Je crois à vos serments, à voire af-
fection, et pour vous le prouver je vous di-
rai qu'un sentiment profondément enraciné
au fond de mon cœur ne me permet pas d'é-
couter les propositions que vous me faites;
j'ai engagé ma foi, et maintenant il ne m'est
plus possible de disposer de ma personne
sans parjur.r une parole sacrée, lâcheté
dont je prie Dieu de me préserver !... •
La phy.^ionomie d'Olivier exprimait une
colère cnceiitrée, Alix ne parut pas s'en
éîiiouvoir.
« L'aveu que je vous fais pour avoir le
mérite de la sincérité doit être complet; du
reste pourquoi vous tairai-je le nom de ce-
lui qui a su m'inspirer un sentiment fondé
sur l'esliiiie la plus vraie?... lise peut que
leshommesle trouvent condamnablcaupoint
de vue de leurs étroits préjugés, et je crains
qu'ils n'élèvent d'insurmontai)!es obstacles
contre la réalisation de mon désir le plus
cher, aloi-s comme ce serait folie à moi, fai-
ble femme, de vouloir entreprendre une
lutte au-dessus de mes forces, je courberai
lu tête devant les lois du monde, et j'irai
ui'ensevelir dans une de ces retraites où la
religion se fait la consolatrice des affligés!...»
La iureur du sire de Clisson était arrivée
à son paroxysme, elle éclata avec d'autant
plus de déchaînement qu'elle avait été con-
tenue pendant quelques instants. En pré-
sence d'une telle colère, Alix, pieuseuieut
résignée, comprit qu'il fallait se soumettre
pour ne pas se rendre responsable des ex-
cès auxquels la violence du caractère d'O-
livier pouvait l'entraîner. Nais semblable à
un fleuve dont on vient de rompre la digue
et qui ne peut plus être contenu dans ses
limites ordinaires, l'emportement d'Olivier»
ne trouvant pas d'obstacles, déborda eu in-
jures grossières et en malédictions réi-
térées.
• Faut- il que j'aie vécu jusqu'à ce jour
167
pour être témoin de pareille humiliation !...
voilà donc le fruit de mes conseils et des
sentiments que j'ai tâché de développer
dans cette âme dont j'avais si haute opi-
nion, et que maintenant!. . . Mais, non, ce
n'est pas le même sang qui coule dans nos
veines , l'infâme ! elle ose avouer qu'elle
aime un simple page!... •
Puis, comme si l'humble contenance d'A-
lix l'eût irrité davantage, le sire de Clisson
prit sa nièce par le bras, et avec cette voix
impérieuse devant laquelle chacun de ses
vassaux tremblait, il lui enjoignit de quitter
le château de Clissnn à l'instant même.
« Parlez au plus vite, lui dit-il, et que
ma malédiction vous suive dans les lieux où
se porterout vos pas. •
Alix, par un mouvement brusque, se dé-
gagea de la main de fer qui l'étreignait, et
jetant sur son oncle un regard de profond
mépris :
« L'innocence doit compter sur l'appui
du ciel; je puis donc quitter ces lieux Sans
crainte pour mon avenir, Dieu y pourvoira ;
mais celui qui protège les orphelins et qui
défend les oppriuiés prendra soin de ma
vengeance, et vos malédictions retouibe-
ront sur vous : sire de Clisson, avant qu'un
mois soit écoulé vous comparaîtrez devant
le juge suprême !...
En disaut ces mots, Alix ouvrit la porte
de sa chambre, et elle s'éloigna rapidement,
ne sachant trop de quel côté diriger ses
pas ; les émotious violentes de la journée
lui avaient ôlé momentanément l'usage de
sa raison.
III.
Deux heures venaient de sonner, le vi-
comte de Bar et le jeune Fernand de Beau-
dricourt étaient chacun à leur poste, atten-
tifs au moindre bruit, et le poignard levé
pour tuer celui dans lequel l'un des deux
assassins voyait un traîtro à lu patrie, et
Tautie un rival dangcieux. 11 (.ùt été dil'li-
cile de deviner quel était celui des deux dont
la haine était la plus ardente; le tigre qui
attend le voyageur égaré dans les sombres
détours d'une de ces immenses forêts du
Nouveau-Monde, n'est pas plus altéré de
sang qu'ils ne l'étaient.
Deux portes dérobées donnaient sur le
préau-, que le sire de Clisson passât par l'une
ou par l'autre, sa mort était certaine. Sou-
dain le vicomte tressaille!... son oreille ne
l'a point trompé! il écoute avec attention,
et bientôt il distingue des pas précipités qui
s'avancent de son côté. AU moment d'accom-
plir sa vengeance, sa figure s'illumine du vif
sentiment de joie intérieure qu'il éprouve,
et il ne peut s'empêcher de l'exprimer à voix
basse en murmurant : « Je vais donc faire
justice (lu traître ! . • »
La porte s'ouvrit brusquement, et prompt
comme l'éclair, le vicomte, d'une main
ferme, enfonce son poignard dans la poitrine
de la personne qui s'offre à lui. Un cri re-
tentit ; au son de cette voix, Fernand accourt,
il a reconnu la voix d'Alix... Hélas! c'était
bien elle qui venait d'être frappée d'un
Coup mortel !... En fuyant, le hasard l'avait
conduit du côté du préau, et malgré le secret
pressentiment qui l'avertissait du danger
dont elle était menacée, n'écoutant que son
courage, elle s'était hasardée à franchir
l'une des deux portes dérobées où la mort
l'attendait.
Lorsque Fernand eut contemplé pendant
quelques secondes ce corps inanimé, étendu
sur l'herbe et baigné dans une mare de
sang, sa raison l'abandonna ; il lui fut im-
possible de se rendre compte de la situa-
tion où il se trouvait; ce qu'il comprit seu-
lement, c'est qu'Alix venait d'être assas-
sinée, et brandissant son poignard, il se
mit au hasarda lu poursuite du meurtrier,
eu jetant des cris qui retentirent sous les
sombres voûtes du château de Clisson, et
répandirent partout l'alarme.
Bientôt de nombreux serviteurs arrivè-
rent avec des torches allumées; quel ne fut
168
pas leur tUroi lorsqu'ils se trouvèrent en
présence de leur jeune maîtresse, le corps
percé d'un coup de poignard, et ne donnant
plus signe de vie. On s'empressa de la
transporter dans sa chambre. Le sire de
Clisson fut averti du cruel événement qui
venait d'avoir lieu.
A cette nouvelle, celui qui, quelques ins-
tants auparavant, s'était montré si impitoya-
ble, pâlit d'épouvante, il se jeta à genoux,
et conjura Dieu de le prendre en miséri-
corde. Puis après de nombreux efforts pour
rassembler son courage, il se dirigea en
chancelant vers la chambre de sa nièce.
Alix, étendue sur son lit et parée d'une
robe blanche , paraissait plutôt endormie
dans un doux sommeil que privée de la vie \
sa physionomie angélique n'offrait aucune
trace de mort, et un étranger qui serait
survenu aurait fort bien pu demander la
cause des larmes qui se répandaient autour
du lit de la jeune (ille.
Lorsque la nouvelle de la triste mort
d'Alix de Goulaine fut connue dans la con-
trée, il y eut des prières sur toutes les lè-
vres et des pleurs dans tous les yeux : les
uns, les heureux de ce monde, perdaient en
elle le modèle des châtelaines gracieuses et
aimables ; les autres, les pauvres, se voyaient
privés tout à coup d'une providence qui ne
leur avait jamais fait défaut. Les regrets de
tous étaient donc bien justifiés.
A quelques mois de là, le seigneur Olivier
de Clisson, convaincu de félonie, payait de
sa tète la haine que sa déloyauté avait ins-
pirée au roi de France, Philippe de Valois*.
Amédée du Chalabd.
L'ABIME DU MEURTRE.
(LÉGENDE.)
Il y a près de trois cents ans que, dans un
pays fort éloigné, sur les terres de lord Cas-
silis, entre Ayrshire et Galloway, s'étendait,
durant quelques milles le long de la grande
route, un marais qui semblait sans borne
et qui fatiguait l'œil du voyageur par l'uni-
formité et la désolation deson aspect-, aucun
Rrbre n'en animait la vaste étendue, aucune
plante n'y croissait pour orner ce sol triste
et abandonné^ l'horizon servait seul de li-
mites à ce désert affreux, et l'on n'y voyait
aucune trace d'habitations, si ce n'est quel-
ques cabanes délabrées qui s'y trouvaient
ça et là vers le centre, et un chemin ou
plutôt un sentier, pour ceux que la uéces-
(l) \'ijyez, le',Précis de l'Histoire de Bretagne, par
Ed.IUclier, p. 19, 173,20-2,
site forçait à passer par cet endroit ; ce lieu
fut tous les jours moins fréquenté, et prit
un aspect plus sinistre.
H courait d'étranges bruits sur ce que
des voyageurs imprudents avaient été atta-
qués sur ces bruyères desséchées; plusieurs
personnes qu'on savait avoir pris ct'tte route
ayant disparu mystérieusement, leurs pa-
rents tirent les recherches les plus rigou-
reuses sans pouvoir découvrir aucune trace
des meurtriers ou de leurs victimes. On dé-
sertait par degrés les tristes cabanes qui se
trouvaient sur la bruyère pour aller s'éta-
blir dans des hameaux éloignés, jusqu'à ce
qu'enfin il ne resta pins qu'une petite chau-
mière habitée par une vieille femme et ses
deux fils, qui gémissaient hautement de ce
que la pauvreté les enchaînait à ce séjour
169
mystérieux et solitaire ; les voyageurs qui
fréquentaient cette route, se réunissaient
toujours pour se protéger les uns les autres,
et si la nuit les surprenait, ils s'arrêtaient
ordinairement dans la cabane de la vieille
femme, où la propreté les dédommageait de
l'aisance qui y manquait, et où leur courage
renaissait à l'aspect d'un feu péliilaHt; ils
souriaient alors des terreurs imaginaires de
leur route, et les plus timides tremblaient
encore en écoutant les récits effrayants que
leur faisaient leurs hôtes pour les divertir.
Pendant une nuit de novembre, obscure
et orageuse, un jeune colporteur traversait
à la lîâle le marais terrible. Eflrayé de se
trouver seul dans ces régions immenses et
dévastées, mille traditions effrayantes qui
se rattachaient à ce lieu d'horreur lui re-
venaient à l'esprit; la bruyère lui semblait
peuplée de ceux qui n'étaient plus, et les
oiseaux qui volaient au-dessus de sa tète
semblaient, par leurs cris perçants et lu-
gubres, l'avertir du danger qui le menaçait ;
il faisait à tâtons quelques pas tremblants,
dont le retentissement le glaçait de terreur.
Tout à coup, il vit briller une lumière dans
le lointain, et supposant qu'elle venait de
la chaumière de la vieille femme, il dirigea
ses pas de ce côté. On sembla ne l'avoir pas
entendu la première fois qu'il frappa à la
porte ; mais il se lit aussitôt un grand bruit,
et tout parut agité dans la chaumière : le
jeune voyageur, s'approchant d'une fenêtre,
chercha à découvrir ce qui s'y passait; la
vieille femme se hâtait de nettoyer le plan-
cher, en le grattant fortement, et elle y ré-
pandait une grande quantité de sable, tandis
que ses deux fils s'empressaient de jeter
quelque chose de gros et de lourd dans une
grande caisse, qu'ils fermèrent soigneuse-
ment à clef. Le jeune homme se mit k frap-
per a la fenêtre; la consternation se peignit
alors si vivement sur la physionomie des
trois personnages, que le pauvre garçon en
recula d'effroi; mais avant qu'il eut le temps
de réfléchir sur ce qu'il venait de voir, la
porte s'ouvrit brusquement, et un des hom-
mes le saisissant fortement par le bras, l'en-
traîna dans la cabane.
« Etes-vous seul ? demanda la viei Ile d'une
voix rauque qui glaça de terreur celui à qui
elle s'adressait.
— Oui, répondit-il, jesuisseul ici; hélas!
oui, ajouta-t-il avec une émotion dont il
n'était pas le maître, je suis seul dans ce
vaste monde ; il n'est personne qui voulût
me secourir dans ma détresse, ni verser sur
moi une seule larme, s'il m'arrivait de mou-
rir cette nuit.
— C'est pourquoi vous êtes le bienvenu . «
dit un des hommes en souriant amèrement,
et jetant un regard d'une expression toute
particulière sur les autres habitants de la
chaumière.
Le jeune garçon s'approcha du feu en
tremblant, regrettant de n'avoir pas plutôt
cherché un asile dans ces huttes abandon-
nées, éparses dans le marais, que d'être
venu demander l'hospitalité à des gens si
suspects.
La chambre où il se retira pour y passer
la nuit avait un air de confusion et d'aban-
don, les rideaux semblaient avoir été dé-
chirés en les arrachant du lit avec violence,
et ils pendaient en lambeaux ; îa table parais-
sait avoir été cassée par quelques violentes
secousses, et les débris de plusieurs meubles
se trouvaient dispersés sur le plancher; le
pauvre enfant avait prié qu'on laissât de la
lumière dans sa chambre pendant la nuit ;
il examina attentivement la serrure de la
porte, et vit avec effroi qu'elle avait dû être
forcée peu de temps avant, et qu'elle était
rouillée et toute brisée.
Plusieurs heures s'écoulèrent avant que
le pauvre garçon pût essayer de chercher
du repos, mais eulin ses sens commencèrent
à s'engourdir, quoique son imagination res-
tât péniblement active, et présentât à son
esprit , avec toute la force de la réalité , de
nouvelles scènes d'horreur. 11 fut bientôt ré-
veillé en sursaut par un cri de détresse; il
170
reprit ses sens, s'assit sur son lit; le bruit
cessa, et il tâchait de se persuader que ce n'é-
tait que la suite de son sommeil agité.quand ,
jetant les yeux vers la porte , il vit au-
dessous un large ruisseau de sang qui cou-
lait lentement sur le plancher; rempli d'ef-
froi, il s'élança à bas de son lit et courut
à sa porte, dunt une fente lui permit de voir
tout ce qui se passait dans la chambre voi-
sine; ses craintes s'évanouirent bientôt
quaud il s'aperçut que ce n'était qu'un
chevreuil , que l'un venait de tuer ; et il al-
lait se remettre au lit honteux de ses vaines
frayeurs, quand il entendit une conversation
qui le rendit immobile d'effroi. ' Cette tâche
est plus facile que celle d'hier, dit l'homme
qui tenait le chevreuil, je voudrais que tous
les cous que nous avons coupés ne noua
eussent pas donné plus de peine ; avez-vous
jamais entendu rien de semblable au bruit
qu'a fait ce vieillard la nuit dernière ! il est
heureux que nous n'ayons de voisins (pi'à
deux milles d'ici , autrement ils l'auraient
entendu implorer du secours et de la misé-
ricorde.
— N'en perle pas, dit l'autre ; je n'ai ja-
mais auué le sang répandu.
— Ah! ah! reprit celui-ci en souriant avec
amertuuie, c'est vous qui parlez ainsi, vous?
— Oui, moi, dit le premier d'un ton
lugubre, l'abîme du meurtre est ce qui
me convient , il ne dévoile rien , une lutte
d'un moment , un seul mauvais pus , et la
victime est morte et enterrée en un instant ,
je défierais tous les officiers de la chrétienté
de voir là aucun mal.
— 11 est vrai de dire que la nature nous a
bien servis en foraiant un lieu comme ce-
lui-ci. Qui croirait, en voyant sur la bruyère
uu trou reuipii d'eau claire, et si petit que
l'herbe le recouvre en se rejoignant, que la
profondeur n'en est pas possible à sonder,
et que plus de quarante personnes y ont reu-
contic la mort ? ce gouiVre les dévore comme
uu monstre vorace.
— Comment voulez vuu:- vl'Uo 'Icfaue du
jeune homme qui est dans la chambre voi-
sine?» demanda la vieille à voix basse; son
fils aîné lui fit signe de se taire, en lui mon-
trant du doigt la porte derrière laquelle
était blottie leur proie tremblante , tandis
que l'autre, avec une expression de férocité
brutale, se mit le couteau sanglant près de
la gorgi' pour faire comprendre ce (ju'un lui
destinait.
Le jeune homme avait un esprit hardi et
courageux , que le désespoir ranimait, mais
one résistance ouverte offrait peu de chances
de salut, et la fuite semblait être sa seule
ressource ; il se glissa donc saiis bruit vers
la fenêtre, et ayant, par un efffjrt déses-
péré, rompu le verrou qui fermait le vo-
let, il se laissa tomber doucement et sans
peine sur la terre, puis il s'arrêta un instant,
agité par l'affreuse hésitation où il était de
la route quil lui fallait prendre. Cette
prompte délibération fut interrompue par
la voix horrible d'un des homu/es qui s'é-
criait : « 11 s'est enfui ; qu'on lâche le chien
du sang ; » ces mots firent sur le pauvre gar-
çon l'effet d'une cloche funèbre; la fuite
lui paraissait alors impossible ; ses jambes
pouvaient à peine le porter; le cœur lui
manquait. Périrai-je sans me défendre? se
dit-il cherchant à ranimer son courage ,
et semblable k un lièvre poursuivi par de
cruels chasseurs, il s'enfuit sur la bruyère;
le silence de la nuit fut aussitôt interrompu
par les aboiements du chien du sang et la
voix de ses maîtres qui résonnait à travers
le marais pour stimuler son ardeur; hale-
tant, épuisé, le pauvre jeune homme pour-
suivait sa course désespérée , chaque mo-
ment donnant de l'avantage à ses meurtriers
en diminuant ses forces ; l'obscurité , qui lui
semblait impénétrable, n'arrêtait pas le chien
du sang, et ses horribles aboiements s'ap-
proch.nent de plus eu plus de son oreille,
quaud il vit briller distinctement, à quel-
ques pas, la lanterne que portaient les deux
homnits.
En s'olumaul le plus vite qu'il put . le
171
pauvre garçon tomba avec violence sur un
tas de pierre, et n'ayaul que sa chemise
pour tout vêtement, il se litcliîra cruelle-
ment et resta tout sanghiul et presque sans
connaissance étendu sur la terre.
La voix des assassins et les hurlements du
chien se rapprochaient tellement, qu'une
mort soudaine lui semblait inévitable; dé-
jà il croyait sentir le couteau sanglant ap-
puyé sur sa gorge, le désespoir lui rendit
du courage ; dans les angoisses d'une frayeur
qui tenait de la folie, il s'élança si rapide-
ment qu'il semblait avoir des ailes ; un cri
perçant, parti du lieu qu'il venait de quitter,
frappa son oreille, sans interrompre sa fuite,
le chien s'était arrêté à l'endroit où les bles-
sures du jeune lioaiuie avaient si iiboii-
damment saigné, et croyant lâchasse linie,
il s'était étendu par terre et rien ne pou-
vait l'engiiger a suivre [dus loin ses maî-
tres; menaces, coups, tout fut inutile, la
vue du sang lui persuadant que sa tâche
était remplie, il persista à demeurer avec
obstination à cette place.
Le malheureux colporleur continua de
fuir jusqu'au lendemain matin à la pointe
du jour, croyant toujours entendre le bruit
des pas de ses assassins et leurs cris épou-
vantables.
Il arriva enfin à un village situé à
dix milles de là, et répandit aussitôt l'a-
liirme dans tout le voisinage. On arrêta
sur-le-champ les trois misérables qui con-
fessèrent qu'ils avaient fait périr près
de cinquante victimes dans l'abîme du
meurtre dunt ils imliquèreut l'endroit, et
auprès duquel ils reçurent le châtiment dû
à leurs crimes. On retira avec beaucoup
de peine les cadavres de quelques personnes
qui y avaient été jetés ; mais l'ouverture en
est si étroite et la profondeur si extraor-
dinaire, que tous ceux qui la voient sont
portés à croire la tradition du pays qui
le dit impossible à sonder.
Le lieu où ces événements se passèrent
est encore dans le mêiïie état qu'il y a
trois cents ans. 0^i''"id, placé sur le bord
glissant de cet aiïreux abîme et en sépa-
rant l'herbe qui le couvre , on interroge
sa mystérieuse profondeur; quand on vous
raconte la lutte des victimes qui s'atta-
chaient à celte herbe comme à leur der-
nière espérance de salut, et les derniers
efforts de vengeance qu'ils faisaient pour
entraîner avec eux leurs assassins, quand
on vous dit que depuis trois cents ans les
eaux limpides de cette source du désert n'ont
point été goûtées par des lèvres humaines,
que le voyageur solitaire y est encore pour-
suivi par les cris du chien du sang, c'est
alors seulement qu'on peut se faire une
juste idée de la terreur qu'inspire l'abîme
du meurtre.
(Traduit de l'anglais.)
MON ANGE GARDIEN.
J'avais, étant enfant, un doux ange gardien
Pour présenter mon front aux lèvres paternelles ;
Son cœur brûlant d'amour a réchauffé le mien,
J'ai trouvé bien longtemps un abri sous ses ailés.
H priait chaque soir auprès de mon berceau,
Mes rêves c'était lui, puis, quand venait l'atirore,
Et que je m'éveillais aux chansons de l'oiseali,
A mon premier regard il se montrait encore.
172
Daus les champs de la vie ou je cueillais des fleurs,
L'épine était la part qu'il a toujours choisie ;
Et de la coupe amère où je mêlais mes pleurs,
Il buvait tout le fiel, me laissant l'ambroisie.
J'ai grandi sous ses yeux pour aimer, pour souffrir,
En me rendant l'espoir il essuyait mes larmes.
Souvent pur un baiser il a su les tarir ;
Aux accents desa voix j'oubliais mes alarmes.
Vint une heure fatale, une heure où pour toujours
Il a dû pour le ciel abandonner la terre,
A l'âge des erreurs, Dieu m'ôta son secours,
Et j'avais tout perdu ^ cet ange, était ma mère!
Pauline Hermem.
LES SCELLÉS.
(HISTOIRE VENDÉENNE.)
A une demi-lieue du Conquet, gracieux
petit village, bâti sur la côte de l'Océan,
les voyageurs rencontrent le vieux châ-
teau de Ploiierneck, dont les noires et
fortes tourelles s'élancent avec majesté vers
le ciel mélancolique de la Bretagne. Devant
la façade orientale du vieux manoir, se
déroule une forêt où règne un éternel si-
lence; à l'occident, la mer élargit ses ho-
rizons bleuâtres que traversent rapidement
des essaims de bateaux de pêche, dont les
voiles grises s'agitent au vent comme des
ailes d'oiseaux. Durant le jour, on entend
quelquefois autour de cette grande maison
féodale la chanson d'un pâtre ou les son-
nettes d'un troupeau; mais la nuit aucun
bruit n'en vu-nl troubler la paix solennelle,
aucun mouvement n'y trahit plus l'exis-
tence et le voisinage de l'homme; on dirait
que toute créature se recueille afin d'écou-
ter les plaintes du vent sous les chênes,
et les longs sanglots de l'Océan qui se brise
entre les rochers de la grève.
Aucune parole ne saurait peindre la tris-
tesse sauvage de cette contrée; l'imagination
consternée se livre tout entière à l'épou-
vante des lieux. 11 n'y a plus de place dans
l'esprit pour la méditation : l'œil se promène
vaguement et avec une sorte de terreur stu-
pide entre le noir réseau des bois et la
côte retentissante de la mer.
Le château est en harmonie parfaite avec
la couleur austère du paysage. La teinte
grise des murs, les mâchicoulis en ruines
sur le couronnement des tours , les toits
couverts d'une mousse jaunâtre, le vieux
balcon de fer rouillé, l'escalier aux dalles
brunies et à demi brisées par l'effort des
tempêtes, tout l'ensemble de ce noble bâ-
timent répond d'une manière convenable à
la sévérité presque lugubre de l'encadre-
ment.
173
Quelles familles ont habiff^. tonr à tour
ce golliiqiie manoir? A quelles races de
chevaliers cette vaste demeure a-t-elle ser-
vi de berceau? Comment ont vécu, comment
sont morts tous ces châtelains? Dans quelles
périlleuses expe'ditions maritimes, dans
quels héroïques combats ces compatriotes
de Duguesclin ont-ils fait retentir le son
bizarre de leurs noms bretons? Je l'ignore,
mais j'ai appris la dernière aventure de cette
race de gentilshommes , et je la raconte.
En 1793, le marquis de Tre'seguidy habi-
tait Ploiierneck avec ses d'^ux fils, sa belle-
tille et son petit-fils, à peine âgé de douze
ans. La marquise de Tréseguidy, sa femme,
était morte depuis plusietirs années. Cette
famille, sage et d'une gravité antique, se
mêlait peu au mouvement du monde. Dans
les commencements de son mariage, le fils
aîné du marquis, M. le comte de Tréseguidy,
avait conduit quelquefois sa jeune femme
aux fêtes de Brest, mais après la mort de
sa mère il avait cessé ces voyages de plai-
sir et s'était relire tont-à-fait dans une vie
d'études et de méditation.
Le baron , son frère , plus jeune de quel-
ques années et d'une humeur moins austère,
avait essayé l'existence de la plupart des
gentilshommes de son temps. Il avait suivi
durant deux ou trois années la cour de
Louis XVI. Mais il n'avait pas tardé à reve-
nir chercher l'âpre rivage oii son enfance
s'était écoulée. Chose remarquable! le plus
grand nombre des seigneurs bretons ne
prirent point de part aux joies des règnes
de Louis XIV et de Louis XV. La vivacité
enjouée, la débauche spirituelle, raflinée,
de ces époques, s'accoinmodiiieiit mal avec
la fierté et la raideur chevaleresques de ces
jeunes gens; ils soupiraient après les grèves
désolées de leur Océan et les,liorizons ma-
jestueux de leur patrie, au milieu des lètes
voluptueuses de Versailles.
Aprèsavoir tenté les ressourcesdu monde,
les deux jeunes gens étaient rentrés dans
leur vieux manoir où ils partageaient la re-
traite de leur père. Le comte, après le repas
du matin , s'enfermait dans la bibliothèque
ou faisait des lectures en famille; le baron
sortait à cheval avec un piqueur et des
chiens , pour aller chasser dans la forêt.
Quant à madame de Tréseguidy , elle allait
s'asseoir au côté de son beau-père qui ne
bougeait guère de son fauteuil. Durant ces
longues journées, si monotones, le petit
Raoul courait autour de Ploiierneck avec le
fils d'un pêcheur appelé Janekin, ou bien
allait s'asseoir entre le marquis et sa mère,
écoutant une conversation interrompue sou-
vent par des rêveries qu'éveillaient dans,
l'âme de ces créatures solitaires le bruisse-
ment des tlots, le murmure du vent dans les
salles, ou le sou lointain du cor au fond de
la forêt. '
Lorsque ces bruits divers se faisaient en-
tendre, le vieux gentilhomme se renfonçait
davantage dans son fauteuil , croisait les
mains sur sa poitrine, et fermait paresseu-
sement les yeux; la jeune comtesse laissait
tomber sa tapisserie sur ses genoux; l'en-
fant allait à la fenêtre, où il serait resté de-
bout des heures entières, savourant avec
délices la poésie muette, mais pénétrante,
de cette vie isolée.
En été, toute la famille allait se promener
dans les bois ou sur le rivage; de temps en
temps, elle poussait la course jusqu'au Con-
quet; mais cela arrivait rarement, parce
que les jambes du vieux marquis ne se prê-
taient point toujours à une promenade aussi
longue. Toutefois, lorsque M. de Tréseguidy
avait pu accomplir cette petite excursion ,
il allait se reposer avec ses enfants dans lu
cabane de Janekin le pêcheur. II s'asseyait
sur une vieille chaise en bois, tandis que ses
fils et sa fille prenaient pour sièges le lit ou
la table de leur hôte. Le jeune Raoul profi-
lait de cette halte pour courir dans le vil-
lage avec son compagnon de jeux , Pierre
Janekin.
C'était toujours avec attendrissement que
les habitants du Conquet recevaient la vi-
17{
site de leur vieux seli^neur; ils allaient à sa
renconlrf aussilùt ([n'ils l'aperccvaiprit , et
l'accompagnaient jusqu'à, la porte de. Jane-
kin. M. de Trésegiiidy aimait ces braves gens
coirime des amis d'enfance, il savait leur
histoire à tous, et il pouvait raconter aux
jeunes hommes mille détails sur la vif labo-
rieuse de leurs pères. II n'y a jamais eu
d'ailleurs entre la noblesse et le peuple bre-
ton cette muraille de bronze qui, en s'é-
croulant, a creusé de si profonds abîmes.
Le seigneur était simple comme le serf: le
paysan labourait pour le noble, le noble ti-
rait l'épée pour le paysan.
Toute cette population était liée de bas
en haut par des liens indissolubles, ceux
de la reconnaissance et du respect.
Quand le marquis de Tréseguidy entrait
dans le village, Jaiiekin s'empressait d'ap-
proprier sa cabane, il étalait au soleil ses
filets mouillés, nettoyait le plancher embar-
rassé de coquilles d'huîtres, de moules et
de warech , ramenait au chevet le drap
grossier de son lit, enfin donnait a tout son
petit ménage de pêcheur une apparence
d'ordre et de propreté. Ces préparatifs ter-
minés à la hâte , il passait sa belle veste du
dimanche, chaussait des souliers, et, son
bonnet de laine rouge a la m an, courait
au-devant de son hôte.
« Bonjour , Janekin , lui criait de loin
M. de Tréseguidy, je viens mettre garnison
dans ta maison , mon ami ; et en montrant
ses enfants : n'est-ce pas un beau régiment
que le mien.'
— Monsieur le marquis, répondait le pê-
cheur en saluant gravement, tout ce que le
bon Dieu a donné à Janekin sons le soleil
vous appartient : tout, sa pauvre cabane,
ses filets et sa vie.
— Merci, mon ami, disait M. de Trése-
guidy en serrant la main rude et vigoureuse
de Janekin, ma vieille maison n'a jamais été
fermée non plus à ceux de ton nom, et j'es-
père qu'il n'y aura pas d'ingrats dans nos
familles. >
A chaque course du marquis , la scène se
j passait a. peu près de la même manière, sim-
plement, sans emphase, mais avec une.
; énergique sincérité.
' Les journées d'hivi r étaient remplies
d'une autre façon. Le miirquis et ses enfants
se réunis<:aient autour d'une de ces hautes
cheminées en pierre sculptée, oii se serait
promené un cheval de bataille tout harna-
ché et caparaçonné. Le comte lisait à voix
haute !• es livres favoris, et aussi quelquefois
ces ouvrages qui ont été écrits par des plu-
mes charmante^ pour le bonheur et la joie
des cercles de famille, Télémaque, les ro-
mans de madame de Lafayette, la Chau-
mière Indienne et Paul et Virginie , com-
positions récentes de Bernardin de Saint-
Pierre. Madame de Tréseguidy suivait avec
intérêt, les yeux attachés sur son mari qui
lisait avec une admirable perfection , ces
beaux récits, tout pleins à la fois de pas-
sion et de pureté. Raoul , la bouche en-
tr'ouverte d'admiration , et la tête appuyée
sur l'épaule de sa mère, écoutait à en perdre
la respiration : quant au baron et au vieux
marquis, ils dormaient le plus souvent: le
jeune homme inclinant la tête sous le poids
des fatigues de la matinée, le vieillard sons
le poids bien autrement lourd de ses an-
nées.
[| me faudrait la pdlette du peintre pour
donner tout leur caractère à ces scènes , et
encore , comment l'artiste exprimerait-il
les mille épisodes de ces veillées, amenés
par le bruit des pas d'un voyageur sous les
fenêtres, par l'éclat prolongé d'une tem-
pête , ou le craquement des arbres cente-
naires de la forêt?
Mais cette famille ne pouvait jouir long-
temps d'une existence aussi paisible. Le
volcan qui grond.iit à Paris, et dévr)rait les
hommes et les choses, avait poussé sa lave
incendiaire jusqu'au fond des bocages de la
Vendée. Les Bleus couraient déjà en tous
sens, secouant dans les airs leurs torches et
leur épées. Le jeune Larochejacquelein ap-
175
pelait à lui tous les gentilshommes et tous
les paysans fi'lHes au roi do Franco.
MM. de Tre'segnidy crurent devoir payer
la dette de l'honneur, ils quittèrent une nuit
leur château et se rendirent secrètement, à
travers mille dangers, au qnartier-général
des Vendéens. Le vieux marquis demeura
seul à Ploilerneck avec sa bru, madame de
Tre'seguidy, et son petit-fils Raoul. Janekin
vint s'établir au château pendant que son
fils Pierro, jeune garçon de 19 ans, robuste
et hardi comme un Jean-Bart, continuait au
Couqiiel sou méfier de pécheur. Eu partant,
M. le comte de Tréseguidy avait confié son
père, sa femme et son fils, au dévouement
sans borups du marin brettm.
Trois mois s'écoulèrent sans que les jeu-
nes gens (lonna'îsent de leurs nonvelles. Une
seule fois, un habitant du Conquet vint au
clultciu apporter un billet qui ne renfermait
que quat re mots; « Nous nous portons bien. »
La jeune femme passait ses nuits dans les
larmes, le marquis vieillissait à vue d'œil,
pour ain^^i dire, et Raoul, inquiet, agité, fai-
sait des rêves affreux. Enfin, un soir, au
moment où M. de Tréseguidy allait se re-
tirer dans son appartement, Janekin entra
tenant à la main un billet plié. Madame de
Tréseguidy le saisit avec une sorte de fré-
missement nerveux 5 voilà ce qu'il conte-
nait:
« L'armée vendéenne a été battue, il y a
« trois jours, à Savenay. Nous avons mira-
• culeusement échappé au massacre des nô-
« très. Nous sommes en fuite, et on nous
• poursuit. Si Dieu nous prête assistance,
<• nous serons à Ploiit-rueck le 2» novembre,
« dans la nuit. Qiie Jnnekin vienne à notre
• rencontre, du côté de la lorèt , nous l'iit-
• tendrons sur la chaussée de l'étang Tré
« ouergat. Au revoir, demain, ô vous que
< nous aimons !
«C. H. de T. -
— . Mais, c'est aujourd'hui le 27 novem-
bre, dit Janekin.
— Eh bien ! pars, mon ami, s'écria '"ma-
dame de Tréseguidy. Tu as encore le temps
de te rendre au lieu du rendez-vous. Va ! »
Janekin prit des pistolets et s't'Ioigna à
grands pas. Taudis que le hrave pécheur
s'enfonçiiitdans les profondeurs de la foret,
où la lune, à demi voilée par les nuages,
semait çà et là de longues traînées d'une
lumière blafarde, une troupe d'hommes à
cheval s'arrêtaient devant 1p perron du châ-
teau. L'un d'eux mit pied à terre et sonna
la cloche avec une brusquerie menaçante.
La marquise tressaillit dans son lit. Piaoul
se reveilla en sursaut et appela sa mère.
Madame de Tréseguidy , qui attendait son
mari et qui s'était laissée aller à un doux
sommeil dans le fauteuil qu'elle occupait
auprès du feu, se leva rapidement , courut
à la fenêtre, l'ouvrit, et d'une voix ;rem-
blante d'émotion, cria: Est-ce vous, Charles?
Mais elle recula, saisie de terreur. A la lueur
de la lune, elle avait entrevu sous le man-
teau des cavaliers, runif)rme républicain.
Ne sachant.quel parti prendre, à demi folle
d'épouvante, elle se précipita dans la cham-
bre du marquis.
« Eh bien! madame, les avez-vous vus?
Allez donc à leur rencontre. Mes pauvres
vijeux membres tremblent déjà si fort de
joie que je ne puis marcher. Allez, amenez-
les ici.
— Ce ne sont pas eux, mon père, s'écria
la jeune femme qui tomba sur une chaise,
presque évanouie. Ce n'est pas mon mari,
ce ne sont pas vos fils. Ce sont des répu-
blicains. Ah ! tout est perdu ! »
En ce moment la cloche retentit une se-
conde fois, et avec plus de violence enoore
que la première.
« Que faire? disait le marquis, frappé de
stupeur.
— Si Janekin n'était pas parti, répondait
madame de Tréseguidy, il nous aiderait à
soutenir la présence de ces soldats. •
Raoul entra dans |a chambre et annonça
que les doniesliques venaient il'ouvri.'' la
0
ire
porte II pliisieiiirs ravalier». En pffiH, on
entendit le hrnit des éperons dans le f,Mand i
corridor d'en l)as.
« N'allons pas manquer de sang-froid
dans cette circonstance périlleuse, mon en-
fant, dit tout à coup le marquis, à qui les
forces revinrent en présence de la né-
cessité. Faisons bonne contenance. Laissez-
moi répondre à toutes les questions de
ces hommes. Raoul, ne prononce pas une
parole. Un mot pourrait faire tomber nos
têtes. »
Un valet de pied se présenta et an-
nonça au marquis qu'un capitaine de la
gendarmerie de Brest demandait à lui par-
ler.
«Faites-le entrer, Bertrand, « répondit le
marquis avec tranquillité. Le vieillard
avait retrouvé toute l'énergie de sa jeu-
nesse. Le feu divin de l'amour paternel i\\n
brillait dans ses yeux avait aussi réchauffé
son cœur.
On entendit les pas pesants de deux hom-
mes dans l'escalier, et bientôt la porte s'ou-
vrit devant un jeune officier accompagné
d'un personnage soigneusement enveloppé
dans un manteau. Le républicain parut
surpris en entrant dans cette chambre: il
n'était pas préparé au tableau qui s'offrit
alors à ses yeux. Le marquis était assis en-
tre sa fille et son petit-fils. Son visage était
calme et ses cheveux blancs dissimulaient
la l'àleur de son front. Le jeune militaire
arrêta surtout ses regards sur madame de
Trésequidy, dont le doux visage s'embellis-
sait encore à ses yeux de la frayeur qu'elle
cherchait vainement à dissimuler. Le con-
traste vif et tranché de ces trois âges, la
noble tête du marquis, le groupe ravissant
de 1,1 mère et de l'enfant, arrêtèrent un mo-
ment sur les lèvres du capitaine la question
(|iii en allait sortir. Mais l'hésitation fut
courte; il s'avança au milieu de la chambre,
et dit à voix haute :
<i Citoyen Tréseguidy, où sont vos fils?
— Messieurs de Tréseguidy voyagent de-
puis quelque temps, monsieur; d'ailleurs
je ne sais pas bien en vertu de quel pouvoir
vous venez ici m'interroger, et au milieu
de la nuit.
— Vous nous trompez, les citoyens de
Tréseguidy assistaient au combat de Save-
nay; vous les attendiez; ils sont ici, peut-
être. Nous les avons poursuivis jusqu'au
village voisin. Au reste, voici un commis-
saire de la république. Le jeune homme
désigna du geste son compagnon, dont le
manteau s'entr'ouvrit et laissa voir une
écharpe tricolore. C'est à lui que vous devez
répondre; ma mission, à moi, sera remplie
aussitôt qu'on aura achevé la visite du châ-
teau. Le citoyen, membre du comité révo-
lutionnaire, demeurera ici avec huit de mes
hommes. »
Le jeune officier salua, et, une demi-heure
après, reprit la route de Brest. Ce compa-
gnon du capitaine républicain était, en
effet, un membre du comité révolutionnaire,
appelé Rignnrd ; à l'époque de la révolution,
if travaillait à Nantes comme ouvrier car-
rossier. Créature de Carrier, il avait su
bientôt se rendre digne de son maître ; et
sur le petit trône qu'il occupait, au nom du
peuple souverain, il siégeait avec le main-
tien d'un empereur. Ces sortes de gens for-
maient en quelque sorte le personnel co-
mique de la troupe ; leurs propos ég.iyèront
plus d'une fois les tragédies de 93. La gros-
sièreté de leur langage, la trivialité de leurs
gestes contrastaient d'une manière bouf-
fonne avec la raideur étudiée de leur tenue.
L'homme de cabaret perçait toujours sous
le masque sérieux du magistrat. Rignard
était grand, maigre et très pâle ; tous ses
membres manquaient d'harmonie, chacun de
ses mouvements était disgracieux et dur. On
eût dit une de ces laides poupées de bois qu'un
enfant fait mouvoir en tous sens, à l'aide
d'un fil de fer. Au reste, la dureté de ses yeux
gris, qui brillaient comme ceux d'un chat
sauvage, tempérait l'expression grotesque de
toute sa personne. Le rire involontaire que
177
son corps mal proportionné aurait pu exci-
ter, était soudain ri'primé par l'air de féro-
cité empreint sur sa physionomie. A la vue
de ce dangereux personnage, M. de Trése-
guidy regretta le jeiine oKicier. Le métier
des armes endurcit le cœur, mais ennoblit
le caractère ; l'homme y gagne en généro-
sité ce qu'il y perd en douceur. Les iions
n'ont pas l'instinct des tigres, ils sont à la
fois cruels et magnanimes. Le marquis com-
prit que le bourreau remplaçait le juge. Il
jeta un regard plein d'inquiétude sur sa tille
et son petit-fils, les embrassa tendrement
pour ainsi dire dans ce coup d'ieil paternel,
et sortit avec le membre du comité révo-
lutionnaire qui venait de l'inviter à le
suivre en ces termes : « Citoyen, viens me
parler. »
— L'insolent! » murmura le vieux gen-
tilhomme.
Lorsque Rignard se fut retiré, madame
de Tréseguidy se leva, écouta quelques in-
stants, les lèvres entr'ouvertes et les yeux
fixes, le bruit des pas qui retentissaient au
fond du corridor, et ouvrit rapidement la
porte, entraînant par la main son petit
Raoul. Arrivée dans l'appartement, elle cou-
rut à la fenêtre qu'elle avait laissée ou-
verte. C'était une de ces belles nuits d'hiver,
clairesetsonores, dont les ineffables poésies
égalent au moins celles des nuits d'été. Les
étoiles étincelaieut dans l'azur foncé des
cieux comme un semis de purs diamants, et
la lune s'élevait entre les cimes élancées
des arbres de la f(uèt. Aucun bruit ne trou-
blait la sérénité de la contrée. Le vent res-
pirait à peine comme un vague soupir dans
les feuillages. La m^r, calme et pacifique,
se brisait avec un murmure monotone contre
les rochers de la côte ; et, sous les rayons
de l'astre des nuits, elle figurait à l'œil un
immense bassin d'argent poli. Ce tableau,
qui dans une autre circonstance aurait vi-
vement ému l'âme délicate de madame de
Tréseguidy, n'arrêta pas un seul instant ses
regards. Que lui importait le calme de la
Tome XI.
nature, lorsque tout était deuil et fompclc
au fond de son cœur?
« Raoul, dit-elle à son fils en l'élevant
dans ses bras , ta vue est meilleure que la
mienne ; regarde bien si, là-bas, dans la di-
rection de l'étang de Tréouergat, tu ne vois
venir personne. »
L'enfant plongea ses yeux dans les pro-
fondeurs des bois.
« Je ne vois rien, « répondit-il après quel-
ques instants de silence.
La comtesse approcha une chaise de la
fenêtre, et Raoul s'y tint debout.
• Ne quitte pas un seul instant du re-
gard la lisière de la forêt, mon enfant. II
s'agit de sauver ton oncle et ton père. Si
tu aperçois quelque chose, appelle-moi ; » et
elle alla se poster auprès de la porte, épiant
les bruits de l'intérieur. Une longue demi-
heure s'écoula ainsi , dans une perpétuelle
angoisse. La comtesse allait sans cesse de
la fenêtre à la porte, écoutant ici, regar-
dant là.
Souvent la mère et l'enfant s'interro-
geaient par mots entrecoupés.
« Ne vois-tu point trois hommes au sor-
tir du bois ? (lisait la comtesse.
— Non, répondait l'intelligent Raoul,
dont l'esprit vif avait parfaitement saisi les
périls de sa nouvelle situation. Mais il me
semble que j'entends des pas sur l'escalier.''
Tout a coup Feiifaut poussa un cri étouffé,
et s'élança vers sa mère , en disant : « Les
voici ! les voici ! »
Madame de Tréseguidy vit, en effet, un
groupe d'ombres qui s'avançait rapidement
du côté de Plouerneck.
« Ce sont eux ; nous pourrons donc les
avertir!» s'écria-t-elle.
Raoul , qui était resté près de la porte ,
poussa un second cri , mais dont re.\|)res-
sion était, cette fois, pleine d'épouvante.
« On monte, on monte ! on vient ici ! •
Ce fut un affreux moment que celui-là.
Pour ne pas inspirer de soupçons, la uial-
heoreuse comtesse s'empressa de s'asseoir
12
178
auprès fin fen, avec une apparente tranquii-
Jit(^. Raoul se mit à juiier dans la chambre,
avec une intelligence parfaite de son rôle.
Le marquis entra bientûl, suivi u mem-
bre du comilé révolutionnaire; il jeta un
regard interrogateur sur sa fille comme
pour s'assurer des de'couvertes qu'elle avait
pu faire ; mais les yeux baisse's dp la jeune
femme ne purent rien lui apprendre.
« Citoyenne, dit Rignard à la comtesse
d'un ton leste , nous avons visité toute la
inaisr)n , depuis le grenier ju.squ'à la cave
inclusivement ; il ne me reste plus qu'à
donner un petit coup d'œil à ton apparte-
ment. »
Raoul toisait avec ëtonnement et colère
le rustre qui osait tutoyer sa mère.
« Voyons ce que c'est , continua le mem-
bre du comité révolutionnaire, en ouvrant
la porte d'une chambre voisine; d'abord,
ah ! ah ! un cabinet assez commode, raa foi I
J'y coucherai jusqu'à mon départ. Qu'on y
fasse mon lit !
— Mais cette chambre-ci est la mienne,
monsieur, » dit la comtesse.
Pendant que cet homme visitait un aulre
petit cabinet sombre, espèce dévaste garde-
robe encombrée de bardes et de papiers, et
qui attenait encore à la chambre à coucher
de la comtesse, Raoul s'était glissé en si-
lence vers la fenêtre. A travers la vitre cou-
verte de givre, il vit avec épouvante son
père, son oncle et Janekin à vingt pas.
Heureusement ils arrivaient parle côté op-
posé à la porte d'entrée, où l'on avait placé
une sentinelle. Mais ouvrir la fenêtre et
crier: « Sauvez-vous ! » était une chose pé-
rilleuse ; avertir sa mère ou son grand-père,
il ne le pouvait pas sons les yeux du répu-
blicain. Le pauvre enfant, à qui en cette
occasion le ciel doutia une merveilleuse
présence d'esprit, ne perilit cependant pas
contonfince. Il se rappela que les compa-
gnons de Rignard avaient été inf rorlnits à la
cuisine, et que là ils s'étaient probablement
enivrés, car il avait entendu les refrains de
leurs chansons bachiques. 11 esp«?ra donc
que Janf'kin pourrait s'introduiri^ dans le
château sans éveiller l'attention de ces ivro-
gnes.
« Mais mon père viendra ici tout droit ! »
se disait-il. Il ne devinait que trop juste. La
porte s'entr'ouvrit. MM. de Tréseguidy pa-
rurent ; ensuite Janekin.
Ce dernier allait ouvrir ia bouche, quand
l'enfant s'élança vers son père et son oncle,
et les poussa violemment dans le cabinet
noir que le républicain venait de quitter.
«Qu'est-ce que ce bruit?» dit le déliant
Rignard, qui sortit brusquement du cabinet
voisin.
Janekin était debout encore sur le seuil
de la porte, immobile et muet comme la
statue du silence.
Raoul se jeta dans ses bras en criant :
« Ah! b;iij<iiir, Janekin, que me rapportes-
tu de Brest? •
A la vue de l'écharpe tricolore de Rignard,
le pécheur retrouva la parole et le sang-
froid.
« Ce que je vous rapporte de Brest,
M. Raoul ? par ma foi ! je rapporte au moins
un grand appétit, une soif démesurée et
des membres tout rompus. »
Le marquis et Ta comtesse se mouraient
d'inquiétude ; le père n'avait pas même en-
core été averti de l'approche de ses lils ; la
vue de Janekin le consternait, et madame
de Trésegui !y el!e-mênie ignorait ce qu'elle
devait à l'intelligence inouïe d'im enfant de
douze ans. Son mari et son beau-frère
étaient ils déjà pi•i^onniers des soldats ré>
publicains? étaient-ils restés au dehors par
mesure de prudence?ou bien se trouvaienl-
ils en C( moment à la porte, prêts à entrer
et à apporter ainsi leurs têtes proscrites hu
couteau de Carrier? Horrible perplexité!
Le membre du comité révolutionnaire
s'approcha de Janekin, et le toisant des
pieds à la têt ■ avec détiance :
« Tu viens de Brest, dis tu, qu'allais-tu
chercher dans cette ville?
•
179
— Je vous raconterai cela après souper,
répondit Janekin avec une, sublime indiffé-
rence. Pour le moment, si j'ouvre la bou-
che, ce sera pour y faire entrer quelque
chose de plus substantiel que la poussière
de cefte chambre.
— Soit, dit Rignard, qui se flatta d'arra-
cher au paysan, à l'aide des fumées du vin,
le secret qu'il n'avait pu découvrir encore ;
soit, et je vais prendre part à ton repas, car
j'arrive aussi de Brest, moi.
— Vous venez de Brest? dit l'astucieux
Breton. Pas possible, je vous aurais rencon-
tré sur la route. »
Les deux hommes du peuple sortirent
de la chambre, l'un fort de son pouvoir ar-
bitraire et violent, l'autre plein de confiance
dans la bonté de Dieu et dans les inspira-
tions de son dévouement.
Un instant après, Raoul dit à sa mère :
« Ils sont la. » La porte du cabinet s'ouvrit,
et toute la famille se trouva réunie.
Rien au monde ne saurait rendre l'émo-
tion avec la(juelle toutes ces personnes si
nécessaires les unes aux autres se retrou-
vèrent en présence du grave péril qui me-
naçait leurs télés. La plume est impuissante
à décrire ces sortes de scènes. Après avoir
embrassé son père et sa femme, le comte
de Tréseguidy raconta qu'ils avaient été
poursuivisjusqu'au village de la Trinité par
des hommes à cheval, et qu'ils n'avaient
échappé à leurs ennemis qu'en s'enfonçant
dans la forêt dont ils connaissaient les plus
secrets détours. Ils avaient rencontré le fi-
dèle Janekin à un quart de lieue de l'étang
de Tréouerg.it. Arrivés à Ploiierneck, ils
étaient entrés dans le château par une porte
de derrière, avec une clef que le pêcheur
avait emportée. L'heure à laquelle ils arri-
vaient, el plus encore l'habitude de ces
jours de péril, leur avaient fait prendre ces
précautions. C'est pourquoi encore ils
étaient venus d'abord jusqu'à l'appirtfment
de madame de Tréseguidy, eu évitant d'ê-
tre entendus, sans soupçonner pourtant en
aucune manière la situation dans laquelle
ils se jetaient. Ensuite, Raoul avait tout
fait, Raoul les avait sauvés. La comtesse
pressa l'enfant sur sou sein avec des yeux
brillants du double amour de l'épouse et de
la mère.
« Mais qu'ailez-vous devenir? dit le mar -
quis. Vous ne pouvez demeurer dans le ca-
binet. A chaque instant, cet homme peut
y entrer, il peut, avant de partir, visiter
encore u»e fois chaque chambre. Et quand
partira-t-il? Un mouvement involontaire
pourra éveiller sa défiance. Songez que la
nuit un mur de peu d'épaisseur vous sépa-
rera de lui, et qu'il pourra entendre le
bruit de votre respiration, si vous dormez,
car il couche là, dans la pièce voisine. Par-
tez ! partez ! »
La comtesse pâlit d'épouvante. « Oh !
mon Dieu! dit-elle, où iront-ils? JN'est-ce
point un miracle qu'ils soient arrivés jus-
qu'ici ; et maintenant que cet homme est en
bas, traverseront-ils une seconde fois la
niaison sans qu'on les entende ou qu'on les
voie ?
— C'est vrai, mon père, ajouta le comle;
et si nous descendions l'escalier sans qu'ils
nous entendissent, les bleus battent les
bois tout autour de Ploiierneck. Nous passe-
rons la nuit sans dormir dans le cabinet ^ la
témérité de ce parti fera notre salut, peut-
être. »
Le marquis insistait pour qu'ils partis-
sent i mais, tandis qu'ils flottaient encore
dans ces terribles indécisions, la comtesse,
dont l'inquiétude aiguisait tous les orga-
nes, crut entendre les pas fui tifs d'un
homme dans le corridor.
« Silence! dit-elle, ou vient ici. »
La porte s'entr'ouvrit doucemeu! et, dans
l'ouverture, toute la famille , pâle de ter-
reur, vit passer une ligure bruui' encadrée
dans de longs cheveux plats. C'était le bon
Janekin.
<■ C'est moi , dit-il tout bas \ cachez-vou.s,
M. le comte ^ cachez-vous , M. le baron : le
180
bleu est au bas de l'escalier. Ce coqiiin-là
a voulu me griser, mais l'ivrogne est tombé
dans son propre piège. Ah ! j'oubliais de
vous dire qu'il apporte de la cire et un
morceau de cuivre; je ne sais pas bien ce
qu'il en veut faire ; mais tenez-vous sur vos
gardes. «
Rignard s'approchait en chantant je ne
sais quelle ignoble chanson de cette époque.
Le pêcheur alla à sa rencontre. La comtesse
se hâta de passer dans l'appartement du
marquis.
« Ah! te voilà, matelot du diable, cria
l'ivrogne à Janekin , ne t'ai-je pas dit de
m'aller chercher deux de mes hommes?
Allons prends ce flambeau et les amène
promptement. •
Janekin se sent;iit une envie démesurée
de poignarder l'insolent personnage, mais il
se contint, en pensant que cet acte de vio-
lence ne ferait qu'aggraver le péril de ses
maîtres. Cependant il prit dans sa main cal-
leuse, comme dans une tenaille, la maigre
main de Rignard , et la lui serra à en faire
craquer tous les os. Cette petite vengeance
le soulageait.
" Veux-tu bien me lâcher, requin , cria
le malheureux, on bien je... je te... guillo-
tine... »
Janekin ne tarda pas à revenir avec les
deux hommes que le membre du comité ré-
volutionnaire avait mandés. En entrant dans
la chambre , Rignard s'était métamorphosé
subitement -, son ivresse fut dissipée comme
un léger brouillard, sa démarche devint
ferme et nette: sa voix, tout à l'heure che-
vrotante, prit un timbre assuré; sa phy-
sionomie cessa d'être écarlate , le rouge du
vin s'y effaça; elle retrouva sur-le-champ
cette sinistre pâleur qui, sur la face d'un
juge , prononce d'avance , pour ainsi dire ,
la sentence de mort. Il promena autour de
lui un long regard où brillaient tous les
feux de la haine.
« Tu es donc seul ici, citoyen Trése-
guidy?" dit-il au marquis.
M. de Trésegui'ly, qui s'était attendu à voir
un homme ivre, eut presque peur devant le
visage glacial de l'e.x-ouvrier carrossier. Il
avait compté sur la grossière familiarité
d'un homme de taverne, il retrouvait une
sorte de bcte fauve, défiante, sérieuse et
prête à sauter sur sa proie.
« Oui , oui, je suis seul , répondit le
vieillard en balbutiant ; ma tille était f.iti-
guée , e!|e s'est retirée dans mon apparte-
ment qu'elle habitera désormais,
— La petite citoyenne est p.irlie? dit le
membre du comité révolutionnaire, en ap-
puyant sur ces mots.
— Et pourquoi madiMue la comtesse Ji'au-
rait-elle pas été.<:e coucher, si çlieav.iit envie
de dormir? dit Janekin d'un ton rude.
— J'aurai deux observations à le faire,
citoyen Janekin, s'écria Rignard avec une
solennité bouffonne. D'abord, on ne parle
pas comme tu le fais à un commissaire de la
république, ensuite on n'appelle plus per-
sonne comtesse ou marquis ; ces étiquettes-
là ne vont plus qu'à des bouteilles sans gou-
lot. Les guillotinés .seuls s'appellent encore
ainsi. Comprends-tu?»
Cela dit, Rignard lit approcher ses subal-
ternes, posa deux flambeaux sur une table,
sortit de sa poche un morceau de cire d'Es-
pagne et un cachet, demanda du papier, et
procéda sur-le-champ à l'appositi-'-n des
scellés.
« Que diable fait-il?* murmurait Janekin.
« Mes pauvres lils sont perdus, • pensait
le malheureux père.
A quatre heures du matin, Rii;nard avait
terminé ses opérations. Il n'avait pas voulu
attendre jusqu'au lendemain pour mettre
sous la garde de la république les apparte-
ments qu'il soupçonnait devoir renfermer
des papiers suspects. Il n'avait laissé à la
disposition des habitants de Plouërneck
que deux chambres : celle du marquis, oc-
cupée alors par la comtesse, et celle où
s'étaient passées les scènes que nous avons
essayé de raconter. Il s'était fait dresser un
181
lit dans la petite pièce voisine. Quant au
cabinet obscur où s'étaient réfugiés MM. de
Tréseguidy,il avait été scellé comme toutes
les autres chambres du château. Dans le
bas, on avait réservé la salle à manger et
la cuisine pour les domestiques et pour les
sbires de Rignard, qui venait d'y renvoyer
ses deux hommes.
Eugène de Chambure.
{La fin au prochain numéro.)
BEAUX-ARTS.
SALOJN DE 1843.
TROISIEME ET DERNIER ARTICLE.
M.Eugène Isaeey. Vueduport deBoulogne.
La réputation de M. Eugène Isabey est
incontestable , il porte glorieusement un
nom glorieux; ses tableaux, recherchés des
amateurs, estimés des artistes, sont la pro-
vidence des élèves. Que de joies n'éprouve-
t-on pas quand on peut avoir à copier une
étude de ce maître, et cependant comme
l'originalité de ce dessin, comme les har-
diesses de ces hideux poissons, rendus beaux
par le mérite de l'exécution , comme la lé-
gèreté de ces vagues désespèrent! Le tableau
qui nous occupe n'est pas de ceux qui doi-
vent courir ainsi de ciicvalelseri chevalets",
son importance marque sa place dans une
galerie; rien de plus vrai que cette vue du
pont de Boulogne, prise de la mer. Les bâ-
timents à vapeur sortent chargés de passa-
gers, les pêcheurs rentrent leurs barques,
chavirant .-jous le poids du butin; partout le
mouvement de l'industrie, partout l'homme
exploitant et bravant le terrible élément,
dont on devine les revanches rien qu'à con-
sidérer sa sourde agitation.
M. Saint-Jean. Une guirlande de fleurs.
Les anciens Grecs racontaient qu'Apelles
ay-uit peint un cheval, les cavales hennis-
saient en passant devant ce tableau ; alors
Zeuxis peignit à son tour une grappe de
raisin, et les oiseaux venaient la becqueter.
Certes, si les expositions de peinture se
faisaient en plein champ, à Paris comme à
Athènes, les abeilles chercheraient leur
butin sur les fleurs de iM. Saint-Jean; car
ni Apelles, ni Zeuxis n'ont poussé plus
loin l'imitation de la nature. Ce sont des
roses, des tulipes semées, poussées, éclo-
ses sur la toile, et non pas peintes. Au
mérite de cette miraculeuse exécution ,
M. Saint-Jean a su joindre celui de la com-
position ; une svelie statue de la Madone
est placée dans une niche gothique à la-
quelle se trouve gracieusement suspendue
une longue guirlande de fleurs. Cei arran-
gement poétique est ce qui frappe d'abord;
mais les regards, une fois tournés vers ce
tableau, ne le quittent qu'avec peine.
C'est une gracieuse et innocente peinture
que celle des fleurs; rien n'empêche les
femmes d'y pousser très loin leurs études;
aussi, à chaque exposition leurs pinceaux
créent au Louvre un parterre à désespérer
le plus riche horticulteur. J'ai remarqué
entre beaucoup , les belles digitales et les
pois de senteur de madame Chenon, une
branche de lilas de mademoiselle Janet, les
études d'iris de madame Girardin, les pi-
182
voities de madame Piot, enfin les roses et
Im raisins de mademoiselle Weber; œuvres
charmantes, et qui doivent faire de'sirer aux
jeunes personnes qui vont au Louvre d'ac-
quérir le talent de reproduire ainsi les dons
les plus aimables de la nature.
Madame Juillerat. Portrait de M- Réo,
pastel.
Madame Juillerat possède un très beau
talent pour la peinture à l'huile ; on a d'elle
des portraits et des tableaux fort estimés et
qui révélaient des études consciencieuses.
Le même sérieux qu'elle a porté dans ses
prcnjiers tableaux se retrouve dans ses œu-
vres au pastel. Madame Juillerat ne se
préoccupe pas du joli dans les arts 5 elle
cherche le bien , certaine qu'arrivée à ce
point on ne peut manquer de plaire. Ce sage
calcul lui réussit parfaitement; le portrait
de M. Reo captive les connaisseurs et même
la multitude. Le faux coloris y est soigneu-
sement évité, et les ressources du pastel,
savamment exploitées, ont permis à l'artiste
d'arriver à une grande vigueur de tons.
Madame Laurent. Portrait en pied de
Charles ler.^
d'après Van-Dick, porcelaine.
Le tableau original de Van-Dick est bien
beau! Combien il y a de simplicité, de no-
blesse, d'élégance dans ce roi, dernier re-
présentant d'une caste qui a lini avec lui!
Car les Cavaliers de la vieille Angleterre
sont morts avec Charles 1"; ceux qui leur
ont succédé sous les règnes suivants por-
taient les mêmes noms, mais n'avaient pas
le même esprit ni les mêmes mœurs. Ma-
dame Laurent a très bien rendu le tableau
de Van-Dick, malgré les immenses diffi-
cultés de cette copie, faite dans des dimen-
sions très grandes pour la peinture sur por-
celaine.
Madame Mège. Une corbeille de fleurs,
porcelaine.
Madame Mège . dont le beau talent est
bien connu, a reproduit sur porcelaine des
fleurs de Van-Spendonck, l'un de nos meil-
leurs peintres en ce genre. Le travail de
madame Mège a parfaitement réussi ; c'est
une des Jolies choses de l'exposition, très
riche en peintures sur porcelaine. Ce genre
de travail offre une fonle de difficultés ma-
lérielles et de mauvaises chances qui aug-
mentent le prix du succès. L'artiste ne juge
complètement son œuvre que lorsqu'elle est
achevée, et qu'il n'y a plus à y revenir. Les
couleurs qu'il emploie changent au feu ,
dont elles reçoivent leurs nuances défini-
tives et leur éclat. Le degré de chaleur dé-
cide donc de tout; après avoir été peintre,
il faut alors devenir chimiste, et attendre ,
palpitant auprès du fourneau, le résultat de
l'opération, tout comme si l'on cherchait la
pierre philosophale. En songeant à tout
cela, on s'étonne du grand nombre de
fenuiies qui peignent sur porcelaine, et plus
encitre des rares talents dont plusieurs font
preuve.
A présent passons la Seine, et, pour ter-
miner dignement cette revue, visitons, au
palais de l'Institut, le tableau de M. Ingres,
que l'on regrette si fort de ne pas voir au
Salon.
M. Ingres est un desarlistes de notretemps
qui évite avec le plus de persévérance les
expositions annuelles : depuis bien des an-
nées, ses tableaux ne paraissent plus au
Louvre; mais le public est admis à les voir
dans son atelier, au palais de l'Institut. Là,
tout ce que Paris compte de gens :iyant des
yeux, un cœur, une intelligence, vient mur-
murer à voix basse des paroles d'admiration ;
telle est la puissance du génie de ce graml
artiste, qu'il a rendu ce monde si humble,
que c'est à peine si l'on se croit le droit de
le louer — luuer, c'est déjà juger ! Ce furent
d'abord la Vierge à l'hostie et le portrait de
183
Cherubiiii qui attirèrent les hommages ,
puis le portrait aujourd'hui si précieux de
Monseigneur le duc d'Orléans ; enfin, au
moment où y écris: Jésus donnant les clefs du
paradis à saint Pierre, et toujours Cheru-
bini accompagne ces diverses composi-
tions. On comprend cette prédilection de
l'artiste pour ce portrait! C'est tout simple-
ment un chef d'œuvre que cette image d'un
vieillard enveloppé d'un manteau, de l'élé-
gance et de la fraîcheur duquel personne
ne s'est encore préoccupé; cet homme est
arrivé aux limites de l'existence ; tout est
usé chez lui, excepté le génie qui brille
dans ses yeux; et ce géuie tout-puissant,
31. Ingres a voulu le caractériser sous la fi-
gure d'une muse belle, vigoureuse, énergi-
que, pleine de pensées et d'élévation, comme
ce chant héroïque qui nous ouvrit jadis la
carrière de la victoire ; muse savante et gra-
cieuse, ainsi que l'est la muse de Cherubini.
Mais ce n'est pas pour vous parler de cette
belle page qui occupe depuis trois ans les
amateurs et les artistes, que je suis venu au
palais de l'Institut. Tournons-nous vers le
Sauveur du monde. La figure de Notre -
Seigneur est parfaitement belle de forme,
de contours, de coloris. Comme homme ,
c'est le plus beau des mortels; heureuse-
ment c'est plus qu'un homme , c'est le Dieu
fort, le Dieu juste , le Dieu de bonté et de
miséricorde, tel qu'il s'est révélé à nous.
Cette imposante image occupe le centre du
tableau et l'illumine des rayons de sa gloire.
Saint Pierre, à genoux, reçoit les clefs sym-
boliques, en les pressant avec cette fougue
qui caractérise le prince des apôtres. Les
autres disciples entourent ce groupe, écou-
tant la parole du maître avec recueillement
ou avidité, selon leur humeur: la belle tête
de saint Jean l'évaugéliste s'avance comme
si l'apôtre cherchait, par ce mouvement, à se
rapprocher de celui qu'il aime. Jean, c'est
l'amour du Sauveur 5 Pierre, c'est l'enthou-
siasme ; donc, la foi. Les figures des autres
apôtres expriment les différents caractères
du sentiment religieux : la force, l'intelli-
gence, la réflexion... Le seul Judas se tient
à l'écart ; le démon de l'avarice a pénétré
dans son cœur et n'en doit point .sortir. Il
faut que la passion de Notre-Seigneur s'ac-
complisse ; le Calvaire s'aperçoit là-bas
dans le lointain d'un paysage du plus beau
caractère.
Telle est l'ordonnance de ce tableau tout-
à-fait digne des grands maîtres de l'école
italienne. Le temps présent rend déjà jus-
tice à M. Ingres, et ce sera grâce à lui que
notre siècle comptera dans l'avenir parmi
les siècles où les arts ont été en progrès.
A. DU Seudre.
CONSEILS.
Déjà deux fois, mesdemoiselles, j'ai cher-
ché à vous montrer par mes conseils la route
la moins pénible à parcourir dans notre fa-
tigant pèlerinage; je vous ai dit: Evitez
les prétentions et les exigences, ce sont
deux écueils bien dangereux. Aujourd'hui
cherchons ensemble (juolles sont les con-
ditions pour être heureuses sur la terre ;
'"oi , j'en connais troi.s : croire, aimer,
jbéir.
Obéir! Ce dernier mot soulève des mur-
mures. Sommes-nous donc des esclaves ?
demandent celles de nss jeunes lectrices
qui prennent de fausses idées d'indépen-
dance pour des lumières, certain penchant
à la révolte pour de la fierté.
Pourquoi nous conseiller l*obéissance?
dira-ton encore; admettez-vous donc que
les femmes soient inférieures à l'houune? ne
sont-elles pas aussi des créatures libres,
h'I
intelligentes, et coiimie telles capables de
choisir entre le bien el le mal? D'accord,
mais qui a dit que croire, aimer, obéir ne
coiivieiiiient ([u'aux femmes? Diiguesclin et
Bavard croyaient en Dieu, aimaient leur
pays, obéissaient à l'honneur et au roi.
Ce mot oljcissance, qui choque si fort, est
la coiisr'qiK nce de celui de croyance contre
Jcnuel personne ne se récrie. Croire que
i.iieu nous voit et nous juge non pas seu-
lement .sur nos actions visibles et attestées
par témoins, comme f;iit un magistrat vul-
gaire, mais bien sur les actes les pins se-
trcts de nos cœurs ; croire que ses témoins,
à lui, sont les astres, qui du ciel nous re-
gardent le jour et la nuit, l'air qui reçoit
nos soupirs indiscrets, la terre, les pierres,
les bois, la nature entière, et que si et s té-
moignages lui manquaient sa science serait
encore la même; croire que Dieu nous a
dicte lui-même, dans l'Evangile, les règles
d'une vie innocente et selon son cœur;
croire qu'il lient en ses mains redoutables
les balances où seront pesées nos œuvres ;
croire, enlin, en Dieu, n'est-ce pas prendre
l'engagement de lui obéir?
L'un des commandements exprès de
l'Evangile est, vous le savez, celui-ci : Aime
ton prochain comme toi-même. Dieu a mis
l'amour du chrétien pi)iir ses frères sur le
même rang que celui (lu'on lui doit îi lui-
même, l'un sans l'autre est rejeté; ainsi, il
faut aimer aussi bien que croire. Aimer son
prochain, ce n'est pas seulement aimer son
père, sa mère, ses frères et sœurs; ce
n'est pas aimer la compagne qui vous plaît
par ses talents et son esprit, qui s'épuise
en complaisances, en petits soins; ce n'est
pas aimer le protecteur généreux de qui
vous attendez votre fortune ni celui dont le
rang llatte votre vanité, ni celle qui vous
vous procure des amusements, ni ceux qui
vous chérissent et vous servent; selon la pa-
role sainte vous devez aimer ceux-là et tous
lis autresencore. Ainsi vous ne devez jamais
refuser un service possible; bien moins en-
core chercher k nuire ; votre cœur exemptde
ressent unent et de haine, vous inspirera
envers tout le monde un accueil bienveil-
lant. Vous n'aurez point de ces airs ironi-
ques et hautains par lesquels les mauvais
cœurs décoricertent les personnes humbles
par position ou timides par caractère. On
ne citera de vous ni mots piquants ni épi-
grammes; votre esprit ne fiil-il brillant que
de cette manière ( la plus facile de toutes),
vous renoncerez à ce moyen d'éblouir.
Enfants, vous protégerez les petits plus
faibles que vous; feuuiies, vous serez tou-
jours prêtes h venir en aide aux pauvres
disgraciées ; vous encouragerez les timides,
vous distrairez les mélancoliques, vous fe-
rez valoir ceux dont l'intelligence est ob-
scure ; on n'a jamais tant d'esprit que
lorsque l'on cherche à en donner aux au-
tres:.
Mais en même temps que vous serez
bonnes aux faibles, vous ne serez point
hostiles aux forts et aux puissants; vous
devez aimer, de même que les laides et les
pauvres, les femmes plus belles et plus pa-
rées que vous, celles dont les talents sur-
passeront les vôtres ou ceux de vos amies.
Celles qui aur;)nt des succès dont le faste et
l'éclat ne laisseront rien paraîire à côté
d'elles; vous ne vous permettrez aucune
amère récrimination contre ces femmes;
vous ne vous ferez point l'écho des mau-
vais propos répandus sur leur compte; vous
serez, enfin, aussi indulgentes pour le riche
impertinent que pour le pauvre tremblant.
Ceci serait diflicile, j'en conviens, impossi-
ble même à qui ne croirait pas que cette
parole : Aime ton prochain comme toi-
même, vient de Dieu. Or, aimer comme soi-
même, c'est aimer dans toutes les conditions
de la vie. Riche ou mal-aisée, sotte ou spiri-
tuelle, belle ou laide, on s'aime toujours
suftisamment, l'indulgence est ample pour
ses propres défauts, et quand lui se nuit à
soi-même, c'est bien souvent par un éguïs-
mc mal entendu qui ne pèche jamais par
18/
intention. Voilà le senliuienl que nous de-
vons avoir les unes pour lus autres.
Si vous devez aimer vos égaux et vos su-
périeurs en fortune, à plus forte raison vos
inlérieurs. Le pauvre ouvrier qui gagne
avec tant de peine son pain de chaque jour,
le vieillard, l'inliruie (pii ne. peuvent plus
travailler; la veuve, l'orpi/clin : ceux-là
sont, vous le savez, les membres de Jésus-
Christ. Il faut les aimer comme nous l'ai-
mons lui-même; ce que nous faisons pour
eux nous le faisons pour lui. Mais il ne suf-
fit pas d'être aumônier, on peut le devenir
par devoir, par habitude, donner fruide-
nient son obole au mendiant comme on
jette des miettes de sa table aux bêtes com-
mensales du logis. Cette aumône -là ne
compte pas, et un vrai croyant se la repro-
cherait comme un crime. Parfois encore on
secourt ses frères sans les aimer comme on
le doit, on est bienfaisant par îemi)éra-
ment, selon les circonstances; mais ces
cœurs froids ne sont jamais propres à rien
de ce qui demande de la persévérance ; ils
manquent pur inadvertance vingt occasions
d'être utiles, ou bien, au premier obstacle
qu'ils rencontrent, ils se croient dans l'im-
possibilité de rendre service.
Tandis que celle qui aime est toujours
prêle; l'argent est pour elle, comme pour
tout le monde, un puissant moyen, mais il
n'est pas le seul ; quand cette ressource lui
manque il lui reste son zèle, des soins, des
consolations à duuneraux malheureux : on
ne trouve pas tous les jours ruccasicn de
faire du bien, mais on peut éviter celle de
faire du mal ; jamais une personne chari-
table ne fera attendre le salaire de l'ou-
vrier; elle n'aura pas de ces exigences im-
pitoyables qui ne tiinnent compte ni des
forces, ni du temps des travailleurs. On ne
la verra pas ruiner une malheureuse famille
en refusant un ouvrage commandé, sous le
prétexte d'une légère imperfection ou de
quchpies heures de relard. Elle se gardera
bitn d'oublier un ouvrier duiis une anti-
chambre, de lui faire faire des courses in-
utiles : le temps du pauvre est son bien. La
justice humaine punit avec raison le voleur
qui dérobe une pièce de monnaie dans la
poche de sou voisin, un morceau d'éiotfc à
l'étalage d'un marchand, un pain chez un
boulanger. Mais que sera aux yeux de Dieu
cet aulre délit qu'elle n'atteint pas? com-
ment chàtiera-t il celle qui, sur une journée
de douze heures, à peine suffisante pour
g.iguer trois francs, souvent moins, en vo-
lera la moitié à un malheureux père de fa-
mille? Vous direz que vous le faites sans
mauvaise intention, par imprévoyance;
mais on devient clair -voyant quand on
aime, et l'on aime lorsque l'on croit ferme-
ment que Dieu le veut.
Vous le voyez, la croyance commande
l'amour, eh bien! l'amour commande l'o-
béissance ; on obéit à Dieu qui vous dit :
Aimez-vous les uns Tes autres.
Parce que l'on aime, et par amour pour son
prochain, on se soumet aux règles qui font
la sûreté de tous. Les lois écrites dans les
Codes des natidus civilisées ne sont pas
celles que je veux rappeler ici ; les lectrices
de notre journal n'ont pas besoin de mes
conseils pour éviter l'inconduite, le vol, le
meurtre; la recommandation de l'obéis-
sance aux l.'oiis principes, sur lesquels re-
pose toutes les sociétés, peut être utile aux
gens du peuple : ceux d'une classe plus
élevée, mieux partagée i\n côté de la for-
tune, protégée par une éducation qui dé-
veloppe les sentiuients d'honneur, s'y sou-
mettent sans y songer. Mais pour cette
classe, il existe une législation particulière
composée des mille choses du monde dont
Dieu a laissé l'administraiion aux sages de
la terre ; ces choses sont, si vous voulez,
des coutumes frivoles, changeantes, par-
tielles, comme tout ce qui est humain; ce-
pendant elles sont utiles aux temps et aux
pays pour qui elles ont été faites, et il faut
s'y soumettre. En accomplissant les pré-
ceptes de l'Evangile, vous serez vertueuses;
186
en suivant les avis de vos parents et des
personnes éclairées par l'âge et l'expérience,
vous serez sages. Mais ne croyez pas que
l'un des deux vous suffise; la vertu sans
prudence peut tomber dans bien des pièges,
on peut commettre d'énormes fautes par
ignorance et s'attirer de cruels chagrins.
En même teuips !a sagesse sans vertu se-
rait un frêh; appui qui chancellerait à tout
vent et se briserait au moindre choc.
Obéissez donc avec un égal empressement
à Dieu et à vos guides terrestres ; pour le
faire sans efforts , sans ennuis, avec plaisir
même, il ne faut que croire et aimer*, seule-
ment par la foi et l'amour, vous vous sou-
mettrez aux usages de la société dans la-
quelle vous vivrez, afin de ne pas affliger
votre prochain en le scandalisant, et sur-
tout de ne pas l'entraîner par votre exem-
ple à partager le châtiment de vos fautes;
et quand même il vous en coûterait d'obéir,
qu'est-ce que quelques faibles contrariétés,
quelques légers sacrifices comparés aux
biens immenses dont vous êtes comblées ?
Dieu vous a donné un monde splendide à
habiter, une religion sublime et régénéra-
trice pour vous guider dans la vie ; une fa-
mille, des amis, des concitoyens qui vous
chérissent et vous protègent en retour de
votre affection, enfin un cœur et une Intel -
ligence capables de comprendre de tels bien-
faits.
Montrez vous-en donc chaque jour plus
dignes en croyant, en aimant, en obéissant !
c'est dans votre intérêt que je vous y con-
vie : le bonheur qui vient d'une âme ai-
mante et soumise rend belles les figures les
plus ordinaires, aimables les conversations
les moins spirituelles. Non-seuletnent il est
doux, ce bonheur, mais il est durable. Les
coups de la mauvaise fortune, les bourras-
ques d'un sort jaloux peuvent parfois l'ob-
scurcir, ils ne sauraient l'éteindre. Cher-
chez-le, demandez-le, combattez vaillam-
ment contre vous-même pour l'obtenir, car
ii est préférable à tout ce que vous pouvef
posséder sur la terre.
A. DE Savignac.
COQUETTERIE ET FATUITÉ.
Toutes les femmes sont coquettes, tous
les hommes sont fats, un peu plus, un peu
moins; l'âge et la position n'y font point
obstacle. Les nuances peuvent se multiplier
à l'infini, les manières se diversifier, les
goûts peuvent s'épurer ou se corrompre, le
fait reste le même. Coquetterie et fatuité
sont deux mots dont on se sert un peu trop
aU hasard, sans en bien fixer le sens, sans
en mesurer suffisamment la portée, juge-
ments tout rédigés, arrêts tout prêts, nial-
h»Mireusen)put à la disposition de cmix qui
ne savent pas Ibiuiulcr cux-uièmes un juge-
ment, et dont l'esprit ne suffit pas à la mé-
chanceté. Lacoipielterie annonce le désir de
plaire, la fatuité en montre l'assurance,
voilà le principe ; les conséquences varient
comme les moyens d'un art, et l'art de plaire
surtout s'entoure de mille moyens ; coquet-
terie de manières, d'élégance, d'esprit, de
talent, de vertu, quelquefois d'originalité,
souvent de cœur, la plus charmante et la
plus louable de toutes. Le désir de plaire est
de tous les âges, légitime dans tous, et ne
mérite le ridicule que lorsqu'il dépasse ses
limites naturelles. Mais l'abus de la coquet-
terie est devenu la seule acception du mot,
et souvent l'on liit un sarcasme quand on
ne devrait |)rou{incer qu'un éloge. 11 en est
de même de la fatuité, stigmate qu'on s'em-
presse de jeter à toute force, qui annonce la
conscience d'elle-même. Et cependant où
187
serait le mal de montrer une noble et juste
assurance de plaire? Est-ce donc un désir
qu'on ne puisse avouer? et quoi de plus
pardonnable, si les moyens qu'on emploie
sont inspires par le goût, l'esprit et le cœur,
si on les puise en soi-même, s'ils ne sont ni
empruntés, ni usurpés?
De nobles buts animent sans doute les
grands philosophes de la science, les héros
et les poëtes; mais le désir de plaire n'y a-
t-il pas sa place? Les plus austères ligures
de Tautiquité, Socfate, Platon et tout le
cortège des sages de la Grèce, avaient aussi
leur fatuité. On n'enseigne rien, pas même
la piiilosophie, pas même la vertu, sans une
certaine assurance de soi-même. Quelques
orateurs du vieux Forum se faisaient don-
ner la note musicale par des joueurs de
fliàfe; pour être moins modulées, certaines
voix du palais Bourbon ou du Luxembourg
sont-elles plus innocentes de prétention?
Le tonneau de Diogène et son manteau
troué, la loge à l'Opéra et les habits si bien
coupés des dandys de nos clubs, se ressem-
lilent par un côté. Tous veulent être remar-
qués, les moyens seuls diffèrent; question
de goût plus que de moralité.
La supériorité seule devrait avoir le droit
de juger ; mais tous les sots s'en emparent
et les jaloux aussi ; que de juges cela fait!
et ne croyez pas la médiocrité indulgente à
ceux qui désirent ou comptent plaire; non,
cile leur est sévère comme si elle-même ne
prenait pas fort librement sa place et ses
aises dans ce monde ; elle est tyrannique
comme toute majorité.
Il y a des gens qui ne permettent pas à
M. de Lamartine d'écrire une phrase en
prose ; ce sont tous ceux qui ne peuvent pas
faire un vers comme lui ; ils se croient pro-
sateurs pour cela.
Esprit, talent, sensibilité, force d'âme,
sont des qualités qui se sentent elles-
mêmes et ont le besoin de se répandre.
Laissons rayonner Pànie, quand elle a des
rayons.
Je pourrais citer de charmants exemples
de parfaite coquetterie. Madame ***, renfer-
mée dans un vieux château, loin du monde
où elle pouvait briller longtemps encore,
seuleavec de jeunes fils auxquels elle appre-
nait l'art d'être hommes de cœur et de coura-
ge, faisait chaque jour les toilettes les plus
gracieuses, employait tout son esprit, recou-
rait à tous ses souvenirs, ne dédaignait au-
cune ressource pour récréer constamment
la vue, plaire aux regards en même temps
qu'à l'âme et développer le goût de ses
jeunes enfants, lis pouvaient apprendre au-
près d'elle que ce n'est pas être tout-à-fait
aimable que de l'être un jour, une heure, un
ninment, suivant que l'occasion vous y in-
vile ou qu'un succès nouveau s'offre à vous,
et que l'amabilité doit être, non pas un ca-
price du cœur, non pas un effort de l'esprit,
mais une double habitude de l'esprit et du
cœur.
Une autre, que je nommerai simplement
Juliette pour ne la trahir qu'auprès de ses
amis, ne dit rien de saillant, n'impose au-
cun de ses goûts, ne fait prévaloir aucune
de ses idées, et tout ce qu'elle dit persuade
par la grâce. Son grand art est de faire va-
loir ceux qu'elle aime, de cacher leurs dé-
fauts, de révéler leurs avantages; elle sem-
ble plutôt deviner ce qui doit plaire que
l'inventer. Sa phrase a toujours l'étendue
de son idée, et l'on y voit de plus le soin
délicat d'une bonté ingénieuse et préve-
nante ; elle est bien moins occupée de mon-
trer de l'esprit que de faire vSloir celui des
autres. Méritez un éloge, elle en jouit avant
vous.
Elle se met avec une simplicité pleine
d'attrait, toujours, à toute heure, et l'on ne
s'en aperçoit que parce qu'elle remarque
dans les autres un agrément qui fixe l'at-
tention sur celui qu'elle donne à toute sa
parure. Elle chante avec charme, mais ap-
plaudit de si bonne grâce celles qui chan-
tent mieux, qu'on ne sait plus qui l'on (but
soi • mélnc applaudir davantage. Sa teu-
188
dresse pour ses enfants, pour sa famille, est
sans cesse occupée des moyens de leur
plaire un peu plus^ dW. semble avoir tou-
jours leur cœur à gagner, et ces soins sans
efforts, douces inspirations de l'aride plaire,
font de sa vie la plus intime une continuelle
séducliou ; elle est parfaitement et délicieu-
sement coquette.
Ce n'est ni le désir, ni la confiance de
plaire qu'il faut livrer au ridicule; c'est la
sottise, mais celle qui juge sans mérite per-
sonnel, tout autant que celle qui abuse de
quelques avantages positifs.
6""-= C. DE MÉNAINTILLE.
COURRIER DE PARIS.
m mai.
Depuis quelques jours, chère Eugénie, je
n'entenils parler que de départs ; celles de
nos amies qui ne nous quittent point encore
se préparent à nous quitter bientôt. J'ai
déjà reçu les adieux de cette bonne et char-
n>ante Gabrielle, qui va bien me manquer,
je t'assure, puisque c'est, après toi, la plus
chère de mes aimes. Madame de C*** est
maintenant établie dans la délicieuse forêt
de rUe-Adam, mais elle n'y passera pas
tout l'été ; depuis que les voyages sont de-
venus si faciles, on ne se contente plus d'al-
ler s'établir à la campagne, et les che-
mins de fer ayant encore stimulé le goût dts
pérégrinations, il n'est question que de
bains de mer à Dieppe, à Trouville, au Ha-
vre, ou de promenades dans la Touraine et
partout où la vapeur rapproche la distance.
Quand j'entends former tous ces projets, tu
devines facil*'iJ.enl ce que je pense et de quel
côté je voudrais prendre mon vol? mais,
hélas ! les affaires de mou père le retien-
dront à Paris pour longtemps encore, et s'il
nous promet une petite excursion à Rouen,
Dieppe et le Havre, B... ne se trouve pas
sur celte route-là; aussi, quoique la mer
soit bien belle et bien majestueuse jusque
dans ses caprices, je lui préfère encore tes
silencieuses montagnes avec leur verdure
éternelle. Te dirais-je pourquoi ? Cela n'est
pas nécessaire, je pense? Quand il m'arnvc
de parler ainsi devant ma mère, elle me
répond que le moyeu d'être toujours heu-
reuse est de savoir renfermer ses désirs dans
les bornes qu'ils peuvent atteindre, et en
vérité, ajoule-t-elle, cela n'est pas fort difli-
cile lorsque la Providence nous a si bien
pourvus des biens les plus précieux. En re-
gardant ma mère, j'ai senti quelleavait rai-
son, et maintenant, bien convaincue, si ce
n'est consolée, me voici, la plume àlainain,
puisque c'est le seul moyen que nous ayons
de causer ensemble.
Hier, nous avons tous été voir la maison en
bois que l'on a construite ici pour les Iles-
Marquises. Cela n'esl-il pas charmant de pou-
voir ainsi emporter sa maison avec soi? Mai s
une vraie maison, grande, solide, et qui m'a
paru fort jolie. Au premier aspect, elle rap-
pelle un peu les chalets suisses. Sa forme m'a
semblé presque carrée ; elle n'a qu'un rez-
de chaussée et un premier étage, est élevée
au-dessus du sol de cinq à six marches seu-
lement, formant perron et conduisant à une
galène circulaire à l'extérieur de laquelle on
a placé des rideaux de couiil. Une galerie
semblable entoure le premier étage et cor-
respond exactement à celle d'en bas. Mon
oncle m'a dit que toutes les maisons des
Indes-Orientales ont une pareille galerie que
l'on appelle Verandali : c'est là que chaque
soir les Orientaux prennent le café, fument,
189
ni.icherit le bétel et jouissent de la fraî-
cheur eu écoutant le sou du luth de leurs
esclaves.
Ces galeries me semblent charmantes.
Grand nombre de curieux les remplissaient
ainsi que les appartements, mais j'imagine
que les naturels dont tu as reçu les jolies
ligures en même temps que ma dernière
lettre devront se montrer phis curieux en
éprouvant une grande admiration k la vue
de ce pa/a(S. 1! est superflu de te dire que
l'on n'y trouve aucune trace de cheminée. Si
près de la ligue^ elles seraient i)lus qu'in-
utiles, et sans doute les cuisines seront pla-
cées à distance.
Mais en quittant les Iles-Marqiiises pour
venir ici, je ne ferais pas mal, je pense, de
m'arrèter en chemin aux Iles-Canaries, si
agréablement dépeintes par Tassoni :
• ... De loin il aperçut plusieui'S îles
« épsrses sur la mer, c'est pouriiuoi il tourna
• vers ce point les proues de ses navires qui
« semblaient y être poussées par le vent.
« Ces îles étaient le séjour vers lequel on
« croyait jadis que les âmes bienheureuses
« des morts prenaient leur vol pour y jouir
« d'éternelles délices, et il les nomma Heu-
« reuses et Fortunées,
« Colomb y entra avec tous ses vaisseaux
« et trouva le pays ravissant : prairies, bos-
« quets, brises suaves, t'oniaines, ruisseaux,
• partout la terre féconde, les herbes fleu-
• ries, les arbres chargés de fruits; tout à
« l'entour, un amphithéâtre de collines, et
« dans le vallon et parmi les feuillages, des
o oiseauxvertsd'eau, pourpres, bleuset cou-
« leur d'or. »
J'ai traduit le plus exactement et le mieux
que j'ai pu, et mon oncle est satisfait; je
trouve pourtant que ce tableau, si plein de
grâce sous la pinine du pcëte, perd beaucoup
de son charme sous la mienne; ne serait-ce
pas que la poésie italienne se trouve plus
généralement dans les mots que dans la
pensée?
Pour cette fois, mon oncle revient à sou
poëfe favori Shakespeare. Le. passage sui-
vant est extrait de la tragédie de Henri IV.
0 sicep ! 0 genlle, sleep
Xature 's best luirse : How hâve I friglited tliee
That tliou uo more wiet weigli my cyelids down
Aiul slpop my sensés in forgelfulnessï
Why. inUier, sleep, ly 'st Ihou in smol<y nibs
Upoii imeasy pallels stieuliitig Uiee
AntI liiisliofi witii biizzint; Lighl ll>'.-l lo tiiy slumher
Than in ihe pprlumed cliaml)ers of the great
l'nder Uie canopics of eoslly stato
And lulled ^vith souuds of sweeiesl melody ?
Wiit tiioii upou Ihe iiigh and giddy mast
Seal up llic ship lioy 's eycs, and rock liis brains
In Ihfi cradic of the rude impeiuous surge?
Catisl lliou, i> |>artial sleep? give thy repose
To the wet sea-boy, in au hoiii- so rude
And iu the calniesl and Uie slillest niglit
Oeiiy il lo a kiiii; ?
Je ne t'ai point donné de conseils en fait
de uHisiqiie nouvelh^ dans ma dernièri- let-
tre, mais tu n'auras rien perdu pour allen-
dre, car j'ai fait emplette cette semaine de
deux morceaux de Bertini , en forme d'élu
des, intitulés l'un le double dièse^ et V:a\tre
le double bémols dont je suis enchantée. Tu
devines tout de suite que le but de ces
ouvrages est de funiliariser le pianiste avec
l'emploi de deux signes susnommés. Ces
deux morceaux trouveront natiirellomcnt
leur place après les études caraclérisliques
du même auteur.
Ceci est pour l'utile, et voici mainlenant
pour l'agréable : Lucie me saura gré, j'es-
père, d'avoir pensé à elle qui ne peut èlre
encore fort avancée ; je lui ai choisi une
bagatelle de H. Lemoine sur le Roi d'Yve-
tôt. Pour Pauline, qui est beaucoup ])lus
forte que sa sœur, je propose une fantaisie
brillante de Rosellen, Op. 49, sur la romance
de mademoiselle Puget, le Soleil de ma
Bretagne.
Pour toi, chère Eugénie, je n'assigne rien
en particulier à ton talent, sachant si bien
qu'il peut s'attaquer avec succès aux plus
grandes diflicultés ; mais je t'invite k essayer
mn' grande fantaisie de Herz, Op. 133, sur
les plus jolis thèmes de Parisina, et puis je
190
te recommandorai, pour les plus grnnils
plaisirs de mon cher oncle, <]eux romances
nouvelles que j'ai chantées à la dernière
soirée de ma mère et qui ont été trouvées
charmantes : l'une, ie Jardinier du Roi,
de Ch. Haas , l'autre ayant pour titre : les
Plaintes d'une Fleur^ musique de P. Sain
d'Arod. Les paroles de celle-ci sont de
Victor Hugo et si jolies, si pleines de grâ-
ces, de poésie et si harmonieuses aussi, que
la musique a eu fort à faire pour se mettre
au diapazon des paroles.
Les ouvrages nouveaux ne sont pas très
communs, et je l'assure que ce n'est pas
sans peine que je parviens à t'en découvrir
quelques-uns.
On fait en ce moment beaucoup de cou-
vertures de coton en tricot, bleu et blanc,
rouge et blanc, mais je commence par te
dire que je les trouve fort laides. Les
différents tricots qui ont vogue pour cet
usage, sont le tricot à pointes de diamants
(c'est celui que j'aime le mieux, et ma
grand'maman faisant à merveille tous les
tricots possibles, je vais me faire son éco-
lière aiia de pouvoir être ta maîtresse). Le
tricot de Kaples ou tricot glacé est fort
joli aussi, mais je ne sais trop s'il est bien
prudent d'entreprendre une œuvre de lon-
gue haleine dans laquelle il n'est pas permis
de laisser échapper une seule maille avec
la chance de réparer une maladresse si
difficile à éviter. Une maille tombée dans
le tricot glacé produit inévitableuient une
faute! J'ai aperçu encore un autre genre
de tricot dont je ne sais pas le nnm , Uiais
dont je vais ai'eiiquérir à Ion pr<.lil et à
celui de nos amies. Tous ces tricots, exé-
cutés en laine, sont incumparablemenl plus
jolis.
Aujourd'hui je te propose le coussin
pouf, iiidi<iué au n° 1 de la planche tie
dessin ^ le travail qui le recouvre n'y est
indiqué que pour une partie, comme lu vois.
J'ai fait laisser une grande partie des (icellesà
découvert afin que tu juges mieux de leur
position. J'avais vu ce coussin chez Sorré-
Delisle, et il coûte si peu de temps et d'argent
pour en exécuter un semblable, que je me
suis mise à l'œuvre tout de suite
L'étoffe qui couvre mon coussin pouf est
celle d'un tablier de moire noire que maman
ne mettait plus, mais toute autre étoile
noire , en laine ou en soie , convien-
drait égalejient , pourvu qu'elle ait de la
solidité.
Pour remplir ce coussin, j'ai acheté lai
kilogramme de crin végétal à 30 cent, le
demi kilogramme , une petite pelote de
belle ficelle très égale à 25 cent, la pelote,
et 1 fr. 50 cent, de laine de Berlin de trois
nuances :ponceflu, ponceau foncé et grenat.
Tu vois que mon coussin pouf est un
coussin économique et très joli que tu vou-
dras faire.
Coupe alors un rond de fort carton , de
35 centimètres de djamètre.
An milieu de ce rond, tu fixeras, avec (|uel-
ques points, un anneau, comme un anneau
de rideau, de deux centimètres de diamètre.
Coupe une bande de carton de 7 centimè-
tres de haut et de 115 à 120 centimètres de
long et replie-la sur elle-même de manière
à former un cercle qui embrasse tout juste
le rond de carton.
Fixe le cercle de carton h cette dimension
en cousant l'une à l'autre les deux parties
qui se croisent.
A présent, recouvre le dehors de ce cercle
avec l'étoile noire que tu renverseras du
haut et du bas dans l'intérieur du cercle et
que tu attacheras ainsi avec des points en
gros fi! , courant d'un bord à l'autre de
l'étoffe.
Pose le cercle autour du rond de carton
et attache-les l'un à l'autre avec un surjet
en gros fil , après avoir eu soin de laisser
l'anneau en dehors.
H faut maintenant remplir cette es[)èce
de boîte sans couvercle avec le crin végétal,
de manière à donner au coussin une forme
un peu bombée.
1§1
Après avoir fait cette besogne, tu cou-
vriras le ikssus du coussin avec un grand
rond d'e'totfe noire d'environ io centimètres
de diamètre.
Tu l'attacheras d'abord avec des épingles
après l'avoir partage par moitié, quarts et
demi-quarts afin qu'il boive également tout
autour, et tu coudras aiusi les deux étoffes
avec un petit surjet fin.
Le coussin est fiai, il n'y a plus qu'à l'or-
ner au moyen d'un travail facile; pour
cela faire, attache, au milieu de la couver-
ture d'étulïe noire, un anneau semblable à
celui qui se trouve dessous, au milieu du
rond de carton. Prends la ficelle, que tu at-
tacheras de l'un à l'autre anneau de façon à
former des rayons comme au n° 2.
Ces rayons seront au nombre de 48, tous
bien également espacés.
Coupe encore un rond de carton comme
le premier, et enveloppe-le, d'un côté seule-
ment, d'un morceau de grosse toile quel-
conque, verte ou noire, dont tu retiendras
les remplis en dedans àvec du fil, et couds
ce dernier rond, l'étoffe en dehors, après le
cercle, par un surjet, pour enfermer et ca-
cher les ficellts de l'anneau du dessous.
Maintenant nous cacherons les Ocelles du
dessus avec le travail suivant, en )aine de
Berlin.
D'abord il faut couvrir l'anneau avec des
points de laine ponceau de façon à former
une sorte de bouton ; après quoi, tu feras,
sur l'anneau lui-même, un pouit de laine
comme un surjet, lequel dessinera un petit
cercle correct.
Ce petit cercle, tu l'entoureras avec un
second cercle de points en laine ponceau
foncé, que j'appellerai points-arrière parce
qu'ils couvriront deux ficelles en dessus et
<iue l'aiguille en prendra trois en dessous.
Fais un troisième cercle pareil à celui-ci
avec de la laine grenat.
Et commençons à présent les rayons que
tu feras alternativement des trois luiances
dégradérs, grenat, ponceau foncéetponceau.
Prends une très longue aiguillée de laine
double et fais un petit nœud à l'extrémité
des deux bouts qui les réunissent; passe
ton aiguille sous l'une des ficelles vi repasse-
la ensuite entre les deux brins de laine, à
l'endroit du nœud, tire ton aiguille et voici
la laine arrêtée.
Avec la main gauche, repasse ton aiguille
dessous la même ficelle et de gauche à
droite.
Prends ton aiguille de la main droite et
passe-la de droite à gauche sous la ficelle
qui se trouve à droite de la première.
Reprends l'aiguille de la main gauche et
passe-la dessous la ficelle de droite, tu ob-
tiendras un point croisé, comme au n° 4, que
je fais dessiner la laine écartée., afin que tu
comprennes mieux ce point, le plus simple
du monde lorsqu'on le voit faire, mais qui
pourrait bien le paraître beaucoup moins à
la distance où nous sommes l'une d.' l'autre.
Quand tu auras aiusi croisé la laine cinq
fois ainsi que je te l'ai montré, tu iras à la
ficelle suivante, passant ton aiguille, alter-
nativement sous la seconde et \ditroisième
ficelle, Comme tu as fait sous la première et
la seconde.
P.ir ce moyen tu formeras des rayons
tûuruants. Le premier rayon sera ponceau,
le second, ponceau foncé, le troisième, gre-
nat, et ainsi de suite, successivement, en
recommençant toujours à employer la laine
dans le même ordre.
Quand tu auras fini ce travail, tu pourras
faire en haut et en bas du cercle du coussin
une ligne en points de laine ponceau, sans
avoir égard aux espèces de cases tle damier
que forme l'ensemble du travail et qu'elle
séparera sans les interrompre; cela finit
bien.
Le n» 5 est le dessin d'un riche mouchoir
dont la bordure imite l'Angleterre. Julie
en brode un semblable pour sa mère, par
conséquent elle l'a choisi très beau et l'a
;;chc;é, tout dpssiné, avec le tulle, au prix
de 15 fr., passage Choiseul ; mais madame
192
David en a de moins clior, et Zoé en a pa-ié '
lin, dont la batiste est moins belle, 10 fr.
seulement. Cela fait de beaux mouchoirs fini
ne sont pas fort chers, puisqu'ils ne néces-
sitent point de bordure de dentelle.
Le n° 6 est la fin de l'alphabet à broder
au plumetis.
Le n" 7 est une espèce d'ornement que
l'on place au-dessous d'un chiffre formé de
deux lettres de cet alpliabet, et qui corres-
pond à la couronne que tu as eue en même
temps.
Le n" 8 est un de ces festons toujours fort
à la mode et que l'on place particulière-
ment au-dessus des remplis d'une robe de
jaconas.
Maintenant, si tu me demandes encore
quelle robe tu dois acheter pour cet éti", je
te dirai que j'ai trouvé si jolie la robe avec
laquelle Gabrielle est venue nous faire ses
adieux, que je n'en veux pas d'autre pour
Uioi", c'est bien te dire, je pi-nse, que je t'en
conseille une semblable. Celte r<ibe est en
taffetas d'Italie; ri n n'est plus distingué, et
je le préfère beaucoup au taffetas écossais,
auquel tout ressemble. Sa forme est ama-
zone, et sur le devant du corsage et du ju-
pon, un plissé d'étoffe remplaceles boutons.
Ces plissés, en étoffe et en rubans, ont une
grande vogue; on en garnit des mantelets et
l'on en met sur les chapeaux.
Je compte acheter aussi une robe de ba-
rège uni; le corsage de celle-ci sera à la
Vierge, aura deux paires de manches, l'une
longues, l'autre courtes, et au bas du jupon
on mettra deux grands plis de la hauteur de
l'ourlet. De quelle couleur prendrai-je cette
robe? je n'en sais rien encore, mais pour
ma robe de soie, je suis très décidée à ce
qu'elle soit aile de mouche, c'est-à-dire
d'une couleur qui ressemble beaucoup à
celle de la peau anglaise.
Sur ma capote de paille d'Italie coiisue
de l'année dernière, j'ai fait mettre une
guirlande de rubans blancs, placée un peu
en arrière. Sous le bord de la passe, qui est
doublée de taffetas rose glacé de blanc, sont
trois biais de crêpe lisse. Pour garnir les
joues, quelques coques de ruban s'étalent
gracieusement sous la passe, et les brides
sont en ruban pareil.
Voila, ma chère Eugénie, mes disposi-
tions de toilettes nouvelles; et je vais en
presser l'exécution alin de les emporter,
puisque nous devons passer la semaine pro-
chaine chez madame de €***. Je voudrais
bien (]ue le temps devînt meilleur, car com-
ment pourrions-nous faire, avec sécurité, de
grandes excursions dans la campagne avec
le ciel gris, les vilains nuages que le vent
du nord-ouest fait courir la poste? Magrand'-
maman, en écoutant l'expression de mes
vœux, ne me flatte guère de les voir se réa-
liser ; car, medit-elle,voilkun vrai temps de
Rogations, et c'est précisément lundi qu'elles
ont commencé! C'est égal, je veux espérer
encore, un rayon de soleil jette tant d'éclat,
de joie et de vie sur la campagne ! En at-
tendant, la pluie tombe à torrents, tout le
sable des allées est bouleversé, et je vois de
ma fenêtre, auprès de laquelle je t'écris, les
pauvres fleurs qui s'inclinent .sous cette on-
dée brutale ; heureusement que demain elles
se relèveront plus fraîches et plus belles,
et non moins parfumées.
Adieu, bonne cousine, aime-moi toujours
comme je l'aime, embrasse pour moi mon
cher oncle, Pauline et Lucy, et ne me laisse
oublier d'aucune de nos amies.
Quel plaisir je me promets de cette se-
maine passée avec Gabrielle! elle t'aime
aussi, et ton souvenir ne sera-t-il pas tou-
jours entre elle et moi ?
Marie d'Angremont.
J'iiii'iial 'JiS J<iiii.-s Pi-i-sdiu
L HIRONDELLE.
Ri'liMlii I-.
Pi.r-.l.s .J. M'.l^' Vir.-ini. THOLZtN.
A.-.'.- d.- 16 Ans.
Mii.i.jM- (I, M"'"(,l,'ni.-niin.' DU BOS .
Ac. omi,! ■{.■ Gi-.lar. par J.'' VIMH X.
à Malam.- la C!'"-" d- BOISKF.N AL'D.
Aiiddiil.
GlITARF
i'^H--=^-f^^-±^-^+iTH^^^^
PIANO. -^
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ton _ _ n»' Toi _ ci le
voi _ Cl le si.ir.
Seul jf sdin^iri-,
Toiil s<- relire.
Tu ne \ iins |)ii,s
Fi nii i je pl'iirc
Vers ma ({<m«iii'»'
R«'vicns hvlas! (bis.)
3.
Mon <'s|)(Tanre-
Toi <l<' lua Franc»'
Doux souvenir.
Quanti je I ini|i]<ire
Qui peut <-n< ore
Te retenir. (bis.)
La nuit plus soiuhre,
Flend son ombre
P.utoMt h.'K.s!
Mais riiirMu.lelle
V. is la lourelle
^e revint pas. (bis.)
193
LES SCELLÉS.
(HISTOIRE VENDÉEN.NE.)
( SCITE ET FIN. )
La première lueur du jour, pe'nétrant à
travers les vitres des fenêtres en ogive du
château, e'claira une scène singulière et em-
preinte d'un vif intérêt. C'était une sorte de
drame muet dont tous les personnages
étaient groupés par le hasard d'une façon
pittoresque. Le peintre eût mis tout son art
à composer un sujet de la même façon, qu'il
n'y eût peut-être pas réussi. Il y avait, dans
cette chambre silencieuse, tous les éléments
d'un magnifique tableau. Epuisé par les fa-
tigues de la nuit, brisé par les souffrances
intérieures, le marquis s'était jeté sur le lit
où madame de Tréseguidy avait reposé la
veille. Sa belle tête blanche s'appuyait sur
son bras droit. Son visage était empreint
d'une morne tristesse, et dans le mouve-
ment inquiet de ses paupières on pouvait
comprendre l'angoisse de son cœur qui agis-
sait ainsi au dehors, même durant le som-
meil. Le membre du comité révolutionnaire,
ses opérations terminées, voyant le jour si
prochain, n'avait pas voulu se retirer dans
son cabinet; peut-être avait-il dessein aussi
d'épier le sommeil de M. de Tréseguidy, et
de saisir au vol les paroles quelquefois in-
discrètes des rêves. Il s'était assis dans un
fauteuil auprès du feu, et s'y était endormi.
On voyait sous sa chevelure, noire comme
le jais, sa figure pâle et mauvaise. Ses deux
mains, longues et décharnées, se crispaient
sur ses cuisses comme si elles eussent voulu
saisir une proie. De temps en temps un
frisson nerveux courait sur tous ses mem-
bres et le faisait tressaillir sur son siège.
[^. 7.— 1" JUILLET 1843. — Xr ANNKB.
Cet homme éprouvait-il en dormant les tor-
tures qu'il faisait subir le jour à ses victi-
mes? Dieu réserve peut-être ce tourment
inconnu aux meurtriers. Mais ce qu'il y
avait de vraiment beau, de vraiment poéti-
que dans ce tableau, c'éta(it Janekin, qui ne
s'était point retiré avec les deux aides de
Rignard. Janekin n'avait pas un seul instant
cédé aux séductions du sommeil. Etendu
sur le parquet, sa tête était appuyée sur la
porte du cabinet. Au moindre bruit il re-
gardait attentivement le visage de Rignard,
sur lequel tombait d'aplomb la lumière d'un
reste de bougie, il épiait la plus légère agi-
tation de sourcils, le plus simple mouve-
ment de paupières, prêt à avertir M, de Tré-
seguidy par un signai quelconque. Il arriva
que les deux frères, après avoir lutté avec
l'horrible fatigue qui les accablait, s'en-
dormirent. Le bruit de leur respiration ne
tarda pas à se faire entendre en s'augmen-
tant à chaque instant. On ne peut pas dire
ce que souffrit alors le pêcheur. Il ne vou-
lait pas troubler le repos des jeunes gens,
il savait que depuis trois jours et trois nuits,
ils n'avaient pas trouvé un seul instant de
calme, il savait que ce sommeil était un
baume délicieux répandu sur leurs mem-
bres, mais aussi il comprenait que Rignard
pouvait s'éveiller et découvrir ainsi ses vic-
times. Le Breton était tout angoisse, et il
ne quittidt plus de l'œil le visage du répu-
blicain. Lorsque le souffle des deux frères
interrompait le profond silence de la nuit,
il sentait sou noble cœur s'éteindre ; lors-
13
194
qufi Rignard faisait un mouvement sur son
fauteuil, il sentait ses cheveux se hérisser
et le sang se figer dans ses veines.
Cette nuit fut affreuse pour tous; elle fut
horrible pour Janekin.
Le républicain s'éveilla fort tard. Lors-
qu'il ouvrit les yeux, M. de Tréseguidy et le
pêcheur étaient debout, et les prisonniers
étaient avertis. Cette journée s'écoula assez
rapidement; mais vers le soir, dans un
moment où Rignard était absent, les jeunes
gens dirent à Janekin qu'ils mouraient de
faim et de soif. Cette nouvelle déconcerta
le bon serviteur ; ni lui ni le marquis n'a-
vaient réfléchi à ce nouveau danger. La
complication des événements auxquels ils
venaient de prendre part avait tellement
absorbé leur attention, que cette simple
idée ne leur était pas venue à l'esprit.
« Comment faire ? » dit toute la fa-
mille.
Le marquis émit le premier son opinion.
• Si nous pratiquions une ouverture dans
la cloison? dit-il.
— Ne serait-il pas] possible de briser le
scel et de le remplacer ensuite, dit ma-
dame de Tréseguidy.
— Si quelques coups de pistolet nous dé-
barrassaient de ces assassins? • murmurait
Janekin.
Mais aucun de ces trois expédients n'é-
tait convenable. Le premier présentait une
grande difficulté, le second était dangereux
et le troisième trop violent pour être sage.
« Nous attendrons jusqu'à demain, dirent
les jeunes gens ; mais demain il faut absolu-
ment que nous tâchions de nous procurer
des vivres. «
Un nuage de tristesse plus sombre pe-
sait sur le front du petit cercle de famille,
lorsque le républicain rentra.
• Citoyen, dit-il au marquis, avec un sou-
rire hypocrite, demain matin j'irai à Brest
où lu'iippellent les affaires de l'Etat. Je lais-
serai quelques-uns de mes gens à Pluiier-
neck comme gardiens des scellés. Tu auras
soin d'eux, n'est-ce pas? lundi je serai de
retour.
— Et tu trouveras le nid ride, les oiseaux
seront envolés, • pensa le pêcheur.
La nuit étant venue, Rignard ne tarda pas
à se retirer dans le cabinet voisin : U' mar-
quis se coucha dans la chambre. Janekin,
qui avait dormi trois ou quatre heures pen-
dant le jour, reprit son poste, mais cette
fois il dut se borner à surveiller les prison-
niers.
Vers minuit, l'un des deux jeunes gens
s'endormit ; on entendit un instant le souf-
fle de sa respiration, puis ce bruit s'éteignit
dans un profond silence. Janekin avait frémi
jusqu'à la plante des pieds; mais il se ras-
sura lorsque cessa le bruit. Cependant tout
était perdu : une malheureuse insomnie
ayant tenu le républicain éveillé, il avait tout
entendu. 11 avait d'abord hésité à en croire
ses oreilles, puis le doute avait disparu de-
vant l'évidence; il comprit aussitôt tout ce
qui s'était passé avec une effrayante saga-
cité. Il se leva sans bruit, ouvrit la porte et
entra dans la chambre du marquis. Janekin
vit venir sous un rayon de lune cet affreux
spectre de malheur. Rignard, marchant sur
la pointe du pied, s'approcha de M. de Tré-
seguidy. Le vieillard dormait profondé-
ment; mais un triste sourire voltigeait sur
ses lèvres comme un pressentiment. Le
membre du comité révolutionnaire jeta sur
le patricien un regard venimeux, le regard
du tigre sur le voyageur endormi. Il s'ap-
procha ensuite de Janekin qui le regardait
entre les cils de sa paupière, et qui ronflait
à faire trembler les vitres. Rignard se pen-
cha sur lui et arrêta sur son visage un œil
fixe et luisant comme un flambeau.
« Dort-il, ou ne dort-il pas ? »
Pour s'assurer de la vérité, il s'accroupit
sur le corps gisant du pêcheur, et colla
presque son visage sur le sieu. Janekin sen-
tait dans ses cheveux l'haleine du républi-
cain. Après quelques instants d'observation
muette et profonde, il se releva en disant :
195
; ■ Il dort ! > et il regagna son lit.
Le lendemain matin, Rignard et Janekin
avaient chacun pris un parti; le premier avait
résolu de rester à Ploiierneck, de laisser
souffrir de la faim MM. deTréseguidy, et de
les jeter ensuite au bourreau : le second
avait décidé qu'il sauverait toute la famille
avant vingt-quatre heures, ou qu'il se dé-
ferait des agents révolutionnaires avec l'aide
des domestiques du château. Pendant son
repas du matin, Rignard déclara qu'il ne
partirait pas, et que la nuit prochaine il
ferait coucher deux hommes dans sa cham-
bre; il ordonna aussi à sa troupe de faire
une garde rigoureuse autour de Ploiierneck.
Après le repas , Janekin prévint MM. de
Tré.seguidy qu'ils étaient découverts, et
qu'ils eussent à se tenir prêts à partir pen-
dant la nuit, au premier signal qu'il leur
donnerait.
• Mais où irons-nous? dit le marquis; je
suis vieux, mes jambes ne me porteront pas
loin. Et ma fille? et mon petit-fils? on nous
rejoindra avant que nous ayons fait une
lieue.
— Soyez tranquille, M. le marquis, répon-
dit Janekin, je vous mènerai sur une route
où les bons chevaux ne courent pas plus
vite que les mauvais, où madame la com-
tesse et M. Raoul marcheront aussi bien
qu'Hernick, le piqueur de M. le baron ; seu-
lement, au moment décisif, il n'y aura pas
une minute à perdre. »
Toute la famille s'occupa avec précaution
des préparatifs du départ. Le marquis remit
au magnanime Janekin une cassette pleine
d'or et de diamants, en disant : «Voilà ce qui
nous aidera à vivre, mon ami! nous parta-
gerons cette petite fortune, si Dieu favorise
tes desseins. ■>
Janekin sourit avec mélancolie et ne ré-
pondit pas. Une heure après cette scène, le
pêcheur était au Conquet dans sa cabane.
«Pierre, disait-il à son fils, grand et éner-
gique garçon que les Ilots avaient trempé
comme l'acier, brun, svelte et hardi comme
un véritable enfant de l'Arraorique, à minuit
tu seras, avec notre petite chaloupe, der
rière les rochers de Benaguet ; tu empor ■
teras des provisions de toutes sortes et en
grande quantité, car tu vas mener en An-
gleterre M. le marquis de Tréseguidy et sa
famille. Tiens , voici une cassette pleine
d'argent, tu prendras ce qu'il te faudra
pour tes préparatifs et tu la porteras en-
suite dans la barque. A minuit, quel que soit
le temps, tu seras au rendez-vous, mon en-
fant. Sois exact, car un quart d'heure de re-
tard, ce serait peut-être la mort de six per-
sonnes.
— A minuit je serai derrière le rocher de
Benaguet, répondit Pierre. "
— Que Dieu te bénisse et te conduise,
mon petit Pierre, » dit Janekin en baisant
tendrement le front hâlé de son fils...
A son retour le pécheur trouva Rignard
en conférence avec ses subalternes; il leur
donnait ses instructions.
— « Vous mourrez cette nuit, si nous ne
nous sauvons pas, » pensat-il en passant
derrière eux avec un air de nonchalance
bien joue.
Il alla faire part à MM. de Tréseguidy de
son projet pour la nuit. Les malheureux
jeunes gens, que la faim commençait à tor-
turer d'une manière atroce, approuvèrent
tout sans discussion ; mais le marquis, ti-
mide comme le sont souvent les vieillards,
voyait mille difficultés à la réussite de ce
plan.
« Comment échapperons-nous à la sur-
veillance de ces démons! disait-il; et puis
nous ne serons peut-être pas à cent pas du
château qu'ils seront déjà à notre pour-
suite.
— Pour cela soyez sans crainte, M. le
marquis, si les bleus vous poursuivent, ce
ne sera pas dans ce monde-ci.
— Comment l'entends-tu, mon ami?
— Vous le verrez, M. le marquis. »
Rignard entra dans la chambre avec un
faux air de bonhomie, salua presque poli-
196
îJient madame de Tréseguidy, en jelant un
regard fnrtif sur la porte scellée du ca-
binet.
" Jaiiekin, dit-il au pêcheur qui se tenait
debout avec respect derrière le vieux châ-
telain, tu as le sommeil terriblement dur,
si tu n'as pas entendu cette nuit le bruit que
faisaient les rats derrière la porte qui te
servait d'oreiller. •
Le marquis et madame de Tréseguidy pâ-
lirent.
« Si je pouvais entendre quelque chose
lorsque je dors, répondit Janekin avec in-
tention, ce serait ma propre personne. Feu
ma femme ne disait-elle pas que je ronflais
comme un marsouiii, et que le vacarme était
si fort qu'il réveillait nos voisins; mais...
— Tu es bien heureux de dormir ainsi,
interrompit Rignard en lui jetant un regard
profond ; je ne dors pas si bien, moi.
— Ah ! fit le pêcheur avec insouciance.
— Et pourquoi choisis-tu pour lit le par-
quel de la chambre et pour chevet la porte
du cabinet ? Tu es couché bien durement, il
me semble.
— J'ai cette habitude; d'ailleurs je ne
quitte jamais M. le marquis, ni le jour ni la
nuit.»
Voyant qu'il ne pouvait embarrasser le
paysan breton, le républicain se tut. Il se
croyait maître de ses victimes , et par un raf-
finement de cruauté, il aimait mieux ne pas
arracher un aveu. Le soir, Janekin descendit
dans les cuisines, causa quelques instants
avec les domestiques et les républicains qu'il
mit en gaîté, et plaça sur la table plusieurs
bouteilles de vin d'Espagne et une cruche
d'excellente eau-de-vie. Puis il se rendit
avec précaution à l'écurie et y sella un che-
val. 11 sortit ensuite pour s'assurer du temps
et du vent : l;i lune dormait sur un nuage
d'argent mat. Ou entendait au loin l'Océan
se briser avec de grands gémissements sur
Jes rocs de la pointe Saint-Mathieu. Dans
les maisons du Conque! , à l'opposé, on
voyait rà et là briller quelques lumières qui
se confondaient avec les étoiles de l'ho-
rizon. Le vent était froid et pénétrant, mais
il soufflait dans une direction favorable.
Janekin s'en assura à plusieurs reprises, en
étendant la main au-dessus de sa tête.
Les républicains soupaient quand il ren-
tra; il alla jusqu'à la porte de la salle à
manger, qui avait été fermée à cause du
froid, et à travers le trou de la serrure il vit
Rignard assis devant le feu. Le membre du
comité révolutionnaire parlait sans détour-
ner la tête du côté des siens.
« Ne buvez donc pas tant, ivrognes, ne
buvez pas tant ! songez que celte nuit cha-
cun de vous deux doit veiller à son tour.
Toi, Romgoët, de dix heures à minuit, et loi,
Prichon, de minuit à deux heures, et moi
jusqu'au matin ; vous voyez que je ne me
réserve pas la meilleure part. Surtout, si
vous entendez le moindre bruit dans la
chambre ou dans le cabinet, éveillez-moi
sur-le-champ ; il ne faut pas que ces bri-
gands d'aristocrates nous échappent... Mais
tu bois trop, que je te dis, Romgoët, tu bois
comme une huître... J'aurais bien pu arrê-
ter sur-le-champ ces damnés de Vendéens,
et les relancer dans leur tanière, mais, bah!
je ne suis pas fâché de les laisser crever de
faim avant de les envoyer à la guillotine du
citoyen Carrier. . . Mais, encore une fois, vous
buvez trop, coquins...
— Misérable assassin ! se dit Janekin, im-
mobile comme une statue.
— Nous avons eu une fameuse peine après
eux, tout de même, dit un des hommes, en
avalant un verre de vin de Xérès; sans ces
bois du diable, nous les atteignions avant
qu'ils fussent ici. Il est vrai que nous ne
sommes pas mal, bon lit, bon feu, bon via
et bonne cuisine. »
Ftil remplissait de nouveau son verre.
«Sais-tu citoyen Rignard, dit un autre,
en caressant du regard un rôti jaune comme
l'or et tout fumant, qu'un domestique ve-
nait de déposer sur la table, que ces Tré...
Tré... siguigni... donneraient leurs marqiii-
197
sats, etc., et encorfi quelque chose avec,
pour un peu de ce fricot-là ; leurs boyaux
doivent faire un joli tapage, tout de même;
deux jours sans manger ! c'est, ma foi ! pas
amusant du tout, mais c'est drôle. »
Les républicains échangèrent un gros
rire, au fond du(iuel la voix aiguë de Ri-
gnard dominait comme un sifflement de vi-
père. Janekin , exaspéré par ces atroces
plaisanteries, sentait la colère lui monter
au visage. Pour éviter un éclat qui eût com-
promis tous ses projets, il se retira avec
précaution et monta dans la chambre. Le
marquis et madame de Tréseguidy causaient
devant la cheminée. Raoul s'entretenait à
voix basse avec les prisonniers.
« Mes pauvresjeunesmaîtres, dit Janekin
à MM. de Tréseguidy , encore trois heures
de souffrances et vous serez sauvés. Ne pleu-
rez pas, madame la comtesse, l'heure de la
délivrance approche, mais quand je vous
dirai : partez ! n'hésitez pas une minute.
Descendez, toutes les portes seront ouvertes
devant vos pas, courez sans regarder der-
rière vous jusqu'aux rochers de Benaguet :
vous y trouverez mon Pierre avec une bonne
chaloupe, votre trésor et des provisions.
Vous serez bientôt dans le passage du Four,
et là on ne pourra plus vous poursuivre;
d'ailleurs je resterai ici pour protéger votre
fuite.
— Comment! tu ne viens pas avec nous,
Janekin? dirent en même temps madame de
Tréseguidy et le marquis.
— Non, il faut que je demeure ici jus-
qu'au jour aUn d'empêcher qu'on ne vous
rejoigne.
— Mais... dit le vieillard.
— 11 le faut, » répéta Janekin, d'un ton à
la fois respectueux et ferme.
On entendit la porte de la salle à manger
s'ouvrir. Un bruit lointain de chansons
monta dans l'appartement.
« lis sont ivres, continua le pêcheur ; cela
rend notre tâche moins difficile. Mais les
voici dans le corridor. Adieu , mon maître ,
ajouta le fidèle Breton en s'agenouillant et
en voulant baiser la main du vieux marquis.
— A genoux, toi, notre sauveur! s'écria
M. de Tréseguidy. Embrassons-nous, mon
noble ami. .
Janekin se jeta dans les bras du vieillard.
« Mais, silence, les voici, » dit-il en es-
suyant une grosse larme d'attendrissement
qui roulait sur sa joue brune.
Chacun avait repris sa place au moment
où Rignard entra avec Romgoët et Prichon,
les deux individus choisis pour veiller cette
nuit-là. Le pécheur était debout devant la
fenêtre, M. de Tréseguidy regardait la braise
du foyer pour ne pas rencontrer le coup
d'œil de ses persécuteurs. La comtesse par-
courait un livre à images, avec Raoul à ses
côtés; rien ne trahissait au dehors le grand
parti qui allait décider de leur vie. Le mem-
bre du comité révolutionnaire, qui avait fini
par s'enivrer aussi, promena un regard sa-
tisfait sur ce groupe innocent.
«C'est bien, se dit-il eu lui-même, encore
une nuit de famine pour les deux aristo-
crates du cabinet, et je les expédie à Nan-
tes. »
Puis toutes ces personnes agitées de pen-
sées si diverses se séparèrent
Lorsque onze heures sonnèrent à l'hor-
loge de l'église du Conquet, Janekin, jus-
que-là dans le silence, se leva avec précdU-
lion et s'approcha de la fenêtre. Le ciel
s'était voilé de nuages, mais le vent était
toujours bon. La forêt était pleine de mur-
mures inarticulés, et les Ilots, un peu agi-
lés , criaient sur les rochers comme des
naufragés en péril. Le marquis dormait pro-
fondément en dépit du danger. Dans la
chambre des républicains on entendait la
respiration de deux hommes.
« Romgoët fait son devoir, pensa Janekin,
je ferai le mien. »
11 tira de dessous le lit de M. de Trése-
guidy une paire de pistolets, et sortit de la
chambre en marchant sur ses pieds nus ; il
198
alla avertir la comtesse et son fils de se
tenir prêts, ouvrit la petite porte du châ-
teau et pre'para ainsi les voies de fuite.
A onze heures et demie il réveilla le mar-
quis, brisa le scel de la porte du cabinet et
fit sortir les deux prisonniers.
Romgoët ne dormait toujours pas.
« Maintenant, partez, partez vite ! sans
dépenser une seconde inutilement. Je don-
nerais ma vie pour vous donner des ailes. »
MM. de Tréseguidy retrouvèrent la com-
tesse et Raoul au seuil de la porte. Quoique
les jeunes gens, épuisés par la faim, pussent
à peine se soutenir, toute la famille se diri-
gea en courant du côté de la mer. Janekin
les vit passer comme des oa)bres devant le
château et disparaître derrière les rochers
de Benaguet.
« Maintenant, se dit-il, il faut à tout prix
gagner du temps: quatre ou cinq heures
d'avance et ils sont sauvés, »
11 ouvrit doucement la porte de la cham-
bre des républicains; Romgoët était assis
sur son séant dans l'attitude d'un homme
qui écoute. Quoique demi -ivre, il avait
réussi à se tenir sur ses gardes, et il avait
entendu du bruit.
«Romgi>ël, murmura à voix basse Jane-
kin, en se glissant comme un faulôme au-
près du lit que cet homme occupait avec
son compagnon.
Romgoët , étonné , vit Janekin à la clarté
de la lune qui se dégageait des nuages, il
allait appeler Rignard, quand il sentit le
canon froid d'un pistolet s'appliquer sur
son front.
« Si tu bouges, lui cria le pêcheur dans
l'oreille, si lu dis un mot, si tu fais un geste,
il y a une balle dans ta tête. »
L'ivrogne, glacé de peur, retomba sur son
lit, et ne bougea plus jusqu'au matin. Les
premières lueurs du jour éclairaient la fa-
çade de Ploûerneck quand Rignard se ré-
veilla.
« Tu as donc fait sentinelle pour moi,
Prichon 1 » dit-il en bâillant et en se frot-
tant les yeux.
Janekin jugea alors qu'il était temps de
fuir. Il s'élança vers la porte, courut aux
écuries, sauta sur un cheval qu'il avait pré-
paré et s'enfonça dans la forêt.
Rignard fut saisi d'une épouvantable co-
lère quand il trouva le cabinet et les cham-
bres vides. Il fit venir de Loemaria un dé-
tachement de gendarmerie, et battit les bois
pendant trois jours avec l'acharnement de
la hyène.
Mais ses efforts étaient inutiles, car la
chaloupe de Pierre approchait alors du
port sauveur de Plymuuth, et l'héroïque
Janekin avait rejoint le quartier-génériil de
l'armée vendéenne.
Eugène de Chambube.
tâe
HISTOIRE D'UNE ROSE
RACONTÉE PAR ELLE-MÊME.
FRAGMENT.
I.
.... Elle releva sa tête mourante et
commença ainsi son histoire :
« Hier... la vie des fleurs compte si peu
dejours!...Hierniafragileenveloppe dilatée
parle premier rayon du soleil s'entr'ouvrit
doucement et me fit éclore au milieu de
mes sœurs, fraîche et jolie comme elles.
Je m'en souviens encore. Etourdie par
l'air et le grand jour, je me tins d'abord ti-
midement à l'abri sous ma plus large feuille^
mais peu à peu , le premier instant d'éton-
nement passé , je me hasardai à lever la
tête et à regarder autour de moi.
Ma tige s'élevait gracieuse sur un des
phis beaux rosiers qui jamais aient pris nais-
sance dans ce pays où l'on nous cultive par
centaines pour nous cueillir et nous vendre
à peine écloses.
Aussi loin que ma vue pouvait s'éten-
dre sur la terre, je voyais des roses, par-
tout des roses. Je crus d'abord que nous
remplissions l'univers ; mais un oiseau
vint à passer ; mon regard le suivit dans son
vol; je vis le ciel bleu, les nuages dorés;
j'entendis chanter l'alouette-, un petit in-
secte tomba près de moi, et je compris
qu'il y avait dans le monde d'autres êtres
que des fleurs.
Alors ma pensée grandissant , je me
demandai qui avait créé tout ce que je
voyais, et moi-même. Un souffle léger glissa
dans l'air en murmurant un mot : Jéhova !
Ce nom éveilla dans mon esprit nais-
sant une pensée inexprimable de grandeur
et d'amour. Je sentis que s'il est beau, que
que s'il est doux de vivre, il est plus beau,
plus doux encore de rendre grâce à Dieu de
la vie qu'il nous a donnée ; et cette pensée
m'inspira une hymne de reconnaissance au
créateur du ciel, de la terre et des roses. Je
saluai le maître de la nature, je le remer-
ciai de ce qu'après avoir dispensé la vie à
tant d'êtres divers, il m'en avait fait ma pe-
tite part en m'envoyant aussi, à moi faible
fleur, un rayon de soleil pour me faire naî-
tre et me réjouir.
Après ma prière, je promenai ma vue
avec ravissement sur ce qui m'entourait;
j'admirai le soleil, je contemplai le ciel, je
bus la rosée, j'écoutai le vol des sylphes et
le chant du grillon; mon calice entr'ouvert
aspirait l'air pur du matin; mon parfum,
bien faible encore, s'exhalait doucement ;
je m'abandonnai à la vie, et je me mis à
jouir nonchalamment de l'existence en me
berçant heureuse sur ma tige.
II.
Cependant j'étais étonnée de voir mes
sœurs tristes et languissantes : quelques-
unes même pleuraient. Hélas! elles con-
naissaient déjà le sort que nous préparait
l'avenir; presque toutes pJus épanouies que
moi en savaient beaucoup plus sur les
choses de ce monde. Ecloses de la veille,
elles avaient un long jour d'expérience, et
voilà pourquoi sans doute des larmes s'é-
chappaient de leur calice et tombaient ep.
200
gouttes brillantes sur leur vert feuilla^'e.
Moi, toute occupée à repousser mou en-
veloppe, à déplisser mes pétales , à in'épa-
liouir au plus vite, je n'avais garde de son-
ger que cette vie, à peine connue et que je
trouvais si douce, pût tinir déjà.
Les discours de mes sœurs ne tardèrent
point à m'éclairer. Elles devisaient et fai-
saient de grandes conjectures sur ce qui
allait leur advenir. Les roses ne se ressem-
blent pas entre elles. Il y a dans leurs carac-
tères une foule de nuances : les unes sont
folles, coquettes et légères 5 d'autres, gra-
ves, doctes et sérieuses; cette différence se
marquait bien dans la diversité de leurs
souhaits.
« Que m'importe d'être cueillie ce ma-
tin ou ce soir, disait une rose à cent feuil-
les, esprit fort qui se pavanait orgueilleu-
sement sur sa tige, ne faul-il pas toujours
finir par là? Le zéphyr a passé emportant
mes parfums sur son aile, que me faut-il
de plus! J'ai vécu, je veux mourir.
— Oh ! non , pas moi, s'écria plus loin
une rose du Bengale. Qu'ai-je fait dans ce
champ, sinon d'éclore? Je ne connais rien
ici-bas. Le soleil est beau sans doute, mais
il va là-bas des plaisirs et des fêtes, j'en
veux ma part. Dans les palais, sous les lam-
bris dorés, à la clarté des lustres splendi-
des, aux sons mélodieux des cadences lé-
gères, entourer de mes fraîches guirlandes
la taille gracieuse de la jeune iille, et mêlée
à sa blonde chevelure, sans aiguillon pour
elle, la suivre dans ses fêtes pour la parer
et l'embellir ; voilà le destin que j'envie.
— Oui, qu'on me cueille, s'écria près de
moi une rose pourpre, àlatigealtière, qu'on
me porte à la ville ; ici nul ne me voit, et je
veux être vue. J'étale dans ce champ mes
plus vives couleurs, le zéphyr passe et
m'oublie ; je suis belle, cependant. Je veux
aussi briller et plaire, qu'importe pour cela
d'être cueillie? Ce n'est pas acheter trop
cher un jour de bonheur et de gloire.
— Sotte chose que de plaire , répondit
d'une voix aigre la rose unique! Moi, je
veux vivre d'abord et vivre pour moi-même.
Vous n'entendez rien à ce monde , mes
sœurs. S'épanouir le moins qu'on peut alin
de prolonger son existence , renfermer ses
parfums en soi pour en mieux jouir, voilà le
bonheur. Bonsoir, mesdames, je referme
mon calice ; tandis qu'on vous cueillera,
moi je dormirai.
— Je voudrais vivre pour aimer, dit la
simple rose des champs dont les frêles ra-
meaux s'attachent conmie le lierre ; j'aime
l'arbre qui me soutient et le feuillage qui
m'abrite; j'iiime la goutte de rosée qui
m'abreuve et les soyeuses phalènes qui me
visitent; j'aime le chant de la cigale dans
les blésetles plaintes de l'air dans les bois ;
j'aime la vie et ses doux mystères; voilà
pourquoi je m'elfeuille sous la main qui
m'arrache à ma tige; voilà pourquoi je ne
veux pas mourir encore.
— C'est le mois de la vierge Marie ,
chanta doucement au loin une petite rose
blanche ; je lui garde mes parfums comme
un encens ; poyr elle je veux être cueillie,
je veux mourir sur son autel.
— Grand Dieu ! m'écriai-je enfin, saisie
d'effroi, que parlez-vous donc toutes d'être
cueillies ou de mourir? A peine sommes-
nous écloses.
— Hélas! ma pauvre enfant, dit une voix
grave au-dessus de ma tête , il faut bien
remplir son destin, et chacun ici-bas a sa
loi qu'il faut suivre.
— Grand'mère , reprit en se redressant
un petit bouton au front vermeil , à l'air
mutin, vous en parlez vraiment bien à votre
aise; vous qui comptez au moins quatre
longs jours, vous avez eu le temps de con-
templer le soleil et la nature, d'écouter le
zéphyr , de respirer et de vivre ; partez
avant nous si le cœur vous en dit.
— On ne me cueillera pas, répondit la
voix grave, avec tristesse ; j'étais belle, on
me conserve pour ma graine. Mes parfums
sont passés, les soupirs de l'air effeuillent
m
ma corolle , et, pendant qu'ils empurtentmes
pétales lle'tries, je vois tomber auprès de
ujoi mes enfants, mes sœurs, tous ceux que
j'aime. Bientôt je resterai seule dans ce
champ désert et dépouilhv
— Puisque vous clcs &ùri' qu'on ne vnus
cueillera pas, ré{;ondil le petii bouton,
laissez-moi me cacher soiis vus grandes
feuilles; je suis si petit. Je n'ai pas encore
eu le temps de faire ma prière ! »
Et, souple, courbant sa tète déliée, le petit
bouton disparut sous le feuillage de la rose
triste.
» Viens, ma sœur, me cria-l-il de son
abri, viens vite, voilà les hommes, dépè-
che-toi! »
J'allais le suivre ; un bruit que j'enten-
dis me lit tourner la tête , c'était le murmure
des roses cueillies qui se disaient adieu.
Au même instant je sentis une vive dou-
leur. Deux doigts robustes me saisirent, et
je tombai au milieu de mes compagnes
éplorées.
III.
Moment affreux ! Violemment arrachée à
ma tige, enlevée au champ paternel, à mes
innocentes joies, tremblante en des mains
cruelles et étrangères, je me voyais perdue.
Frappée avant d'avoir pu former, comme
mes sœurs, mon souhait d'avenir, j'ignorais
quel allait être mon sort?
« Dieu puissant! murmurai-jc du fond de
mon calice, toi seul sais quel destin m'at-
tend dans ce vaste monde où l'on me jette !
Je ne suis qu'une petite rose, épanouie à
peine ; mais tu ne m'abandonneras pas dans
ma détresse! Ta toute-puissance, qui a créé
les cieux et leurs merveilles, saura bien me
faire ma place pour l'instant que tu me
donnes à vivre. Rien de ce qui est sorti de
tes liiains ne peut périr ! Tu ne m'as pas créée
sans but ! Toi dont l'oreille entend les vœux
du ciron caché sous l'herbe, dont l'œil
compte les innombrables alomes de l'air,
veille sur moi et donne à une faible fleur
son heure d'utilité sur la terre. »
A ces mois ma voix s'éteignit; ma sève
s'écoulait de ma tige coupée, je me sentais
défaillir. Je perdis tuute perception de ce
qui se passait autour de moi.
IV.
Je revins à l'existence par une sensation
si douloureuse que je me crus tombée h. ja-
mais dans le froid empire de la mort. Mais
non c'était la vie, une vie factice qu'on me
donnait en me plongeant, pour me ranimer,
dans une eau pure et glaciale. J'en étais
toute baignée, toute engourdie. Je ne pou-
vais soutenir ma corolle défaillante; mes
feuilles languissaient à mes côtés ; mes pé-
tales perdaient leurs couleurs vermeilles, et
mes étamines, penchées sur leurs filaments
affaiblis, laissaient échapper leurs anthères
et disaient adieu aux amours.
Que je souffrais! Mais ne voyant autour
de moi aucune de mes sœurs, mêlée à d'au-
tres fleurs dont les parfums m'étaient in-
connus, je retins ma plainte amère ; et ce-
pendant pour une rose qui n'a pas encore
vu se coucher le soleil, il est bien triste
d'abandonner le sol natal et de sentir la vie
s'échapper quand on la commence à peine.
« Encore, pensai-je, si un rayon de soleil
venait me visiter comme autrefois, si je pou-
vais entendre une voix amie, si au moins
je m'étais fanée sur ma tige! Où donc est
celui dont ce malin même je saluai la puis-
sance et la grandeur? D'uîi vient qu'il m'a
créée pour me faire si cruellement mourir!
Se pourrait-il qu'il abandonnât ses créatu-
res? Lorsque tantôt je le priais à la clarté
du jour, j'avais le cœur si plein d'amour
pour lui et de bons désirs! Quel malai-je
fait pour être punie! Mes faibles aiguillons
n'ont jamais blessé personne, pas même la
main qui m'a cueillie, est-il juste que je
souffre ainsi ? •
Pauvre rose ignorante que j'étais ! Lors-
202
que je me livrais aux murmures, je ne sa-
vais pas que chaque être ici-bas a son heure
d'épreuve douloureuse à subir, et que, pen-
dant cette heure, l'adversité, comme l'eau
glacée que buvait ma tige, apporte avec elle
des forces pour le temps qui va suivre.
Depuis, j'ai compris cela et beaucoup
d'autres choses encore par l'enseignement
que j'ai reçu.
Cependant, autour de moi, régnait une
grande agitation. Ce n'était plus comme aux
champs, où les nuages fuyaient silencieux,
où le doux frémissement du zéphyr dans
mon feuillage, le gazouillementdes oiseaux,
Us voix parfumées de mes compagnes for-
maient d'agréables concerts. Ici, tout était
mouvement, bruit et désordre comme dans la
tempête. Les hommes allaient, venaient, se
croisaient en tous sens avec de grands airs
affairés. J'eus peur d'abord de ce tumulte,
puis je m'y habituai. Ma souffrance en fut
apaisée. Je sentais mes forces renaître et la
vie me remonter au cœur ; si bien que je de-
vins curieuse de voir ce monde. Tout m'y
parut terne et déplaisant, et ce lieu appelé
la ville, dont mes compagnes faisaient un si
grand état, me parut une fort triste de-
meure.
Parmi les allants et les venants beaucoup
s'empressaient autour de nous. J''entendis
vanter nos attraits ; et l'une après l'autre
les fleurs qui m'environnaient emportées,
dispersées, me laissèrent seule, livrée à mes
réflexions.
V.
Le jour s'avançait, quand vint se placer
devant moi une pauvre femme dont les hum-
bles vêtements, les traits fatigués, les yeux
pleinsde larmes disaient la misère et lescha-
grins. Elle me contempla longtemps d'un œil
d'envie, et s'en fut en disant avec tristesse :
• Cette rose est trop chère p«ur moi, et
pourtant sa vue aurait réjoui peut-être le
cœur de ma pauvre (ille malade. »
Ces paroles émurent ma bouqaetière.
Les bonnes gens s'aident entre eux; la pau-
vre femme fut rappelée, et, moyennant quel-
ques deniers, heureuse et reconnaissante,
elle m'emporta.
Ainsi, j'étais encore une fois vendue, et
vendue à vil prix ! J'en rougis de honte. Je
songeai que, sans doute en ce moment, pla-
cées dans des vases précieux de Sèvres ou
du Japon, mes sœurs étalaient à l'envi leurs
brillantes corolles dans la demeure somp-
tueuse des grands. Je comparai avec leur
sort celui que le ciel me faisait, et je bais-
sai ma tête humiliée.
La pauvre femme m'emportait d'une
course rapide. Bientôt nous arrivâmes de-
vant un grand bâtiment à l'aspect sinistre;
nous entrâmes sous une porte basse et som-
bre qui se referma lourdement sur nous.
« Juste ciel! m'écria-je! Où suis-je? Où
me mène-i-on? Quelles sont ces hautes mu-
railles qui cachent le jour? Que ces cours
sont étroites, que ces pavés sont froids ! Le
soleil se lève-t-il sur cette terre?»
Nous parcourions de ténébreuses gale-
ries où des figures livides passaient en si-
lence comme des ombres : celle qui m'em-
portait avançait d'un pas timide en cachant
ses larmes.
Elle s'arrêta enfin devant une seconde
porte de fer, au-dessus de laquelle était
écrit en gros caractère ce mot terrible :
Condamnées.
C'était la demeure de l'expiation.
Après une longue attente, la porte s'en-
tr'ouvrit pour nous donner passage, et la
voix brisée de l'infortunée put à peine pro-
noncer un nom... celui de sa fille.
Sa fille!... Avec quels transports la pau-
vre mère prit dans ses bras le corps frêle
et amaigri qui gisait sur la dure! de
quelles caresses elle couvrit le front déco-
loré, les yeux caves, les joues terreuses de
la condamnée!
Que se dirent- elles pendant le peu d'in-
stants qui leur fut accorde? le ne sais.
203
J'entendis des mots de déshonneur, de
crime, de jugement: j'entendis aussi des
cris de douleur, de révolte: je vis les
mains de la mère se lever pour bénir, puis
on l'emporta mourante.
La condamnée la suivit des yeux; mais
dans le sourire amer de ses lèvres crispées,
dans son regard effrayant, il y avait plus de
désespoir que de tendresse et de regret.
VI.
Lorsque dans nos champs, avant d'é-
clore, j'entendais mes sœurs parler déjeu-
nes filles, je me les figurais jolies, heu-
reuses , innocentes comme nous. Quand la
pauvre femme m'avait emportée pour sa
fille malade, je voyais celle-ci dans ma
pensée, un peu faible et pâlie comme une
de nous après un orage ; mais dans ma pure
essence de fleur je n'aurais pu supposer
ce que je voyais.
Restée seule, la condamnée me saisit de
sa main brûlante, et attachant sur moi un
regard plein d'envie et de haine :
« Tu es fraîche, me dit-elle, et moi je ne
le suis plus; ton parfum est suave, et mon
haleine est empestée; tes pétales embau-
mées se dilatent pures à la lumière, et moi
je suis coupable et flétrie!! Va-t-en. •
Et me rejetant loin d'elle, elle se dé-
tourna pour pleurer.
Sans doute ses larmes coulèrent sur sa
vie qui fuyait, sur son enfance passée si vite
(ju'elle la quittait à peine, sur sa jeunesse
perdue, peut-être sur ses fautes.
Tremblante d'effroi , cachée sous mes
feuilles, moi aussi je pleurais.
0 mes sœurs, ô mes chères compagnes,
mon beau ciel bleu, mon horizon fleuri, et
toi, joyeux zéphyr qui te berçais près de
moi dans un rayon de soleil , où éliez-
vous !
La nuit tomba sur la terre, le silence se
fit dans la prison, le sommeil visita ce lieu
d'épreuve expiatoire. Mais quel sommeil !
Mêlé de plaintes douloureuses, de bruits
sinistres, de songes effrayants !
La condamnée agitée, haletante sur sa
couche, se réveillait pour se plaindre et
maudire. Pendant que la fièvre briilait son
corps, que la souffrance, comme un serpent,
s'attachait à ses membres, ses lèvres dessé-
chées murmuraient des paroles sans suite,
les souvenirs parlaient en elle et les re-
mords torturaient son âme.
VIL
Le jour parut, et je ne songeai point à le
saluer ; j'étais anéantie devant une si grande
misère. Une pitié immense m'écrasait.
Elle était si jeune, la condamnée! ses
traits, dans le npos, conservaient encore si
naïve la fugitive empreinte de l'enfance.
La dégradation était sur son front, mais que
l'innocence avait àù y être belle!
J'oubliai qu'elle m'avait rejetée, je l'ai-
mai comme une pauvre fleur brisée par la
tempête; je désirai lui plaire afin de dis-
traire sa souffrance.
Pour elle je relevai mon calice languis-
sant, je me fis une verte auréole de mon
feuillage, et je meflorçai d'être plus fraîche
et plus belle pour charmer son dernier
jour.
Elle sortit enfin de l'affreux sommeil de
la nuit. Son premier regard tomba sur moi ;
de regard avait perdu son âpre dédain ; il
était abattu, plein d'angoisse, de faiblesse et
de prière.
Je voulus y rappeler la vie et l'espoir ;
j'ignorais le langage des jeunes filles, j'em-
ployai celui que m'avait donné la nature.
J'exhalai mes plus suaves parfums et j'épa-
nouis mon calice avec amour.
La condamnée sourit amèrement.
• Pauvre rose que j'ai rejetée, me dit-
elle, dernier don de ma mère, que viens-
tu faire ici? te voilà fraîche et charmante
comme à ton premier soleil... comme je le
fus moi-même dans mes premiers jours.,,
204
I
ici on souftre, on expie, on meurt! Toi, si
pure, qu'y viens-tu faire?
• On m'a dit autrefois que les jeunes fillos
et les fleurs ont même destinée. Hélas ! il
n'en est rien ! Votre lot, petites fleurs, vaut
mieux que le nôtre. Vous avez vos tempêtes
et vos orages, comme nous avons nos dou-
leurs et nos misères. Mais, nos fautes ! vous
les ignorez 5 et cependant, vous aussi, vous
pouvez être souillées. Un insecte dévasta-
teur dépose en vous un enneuii cruel qui
grandit et qui vous dévore. Des animaux
immondes s'attachent à votri- tige et ram-
pant jusqu'à votre feuillage, ils y laissent
leurs traces impures. Mais à vos maux il y
a un remède 5 la main habile qui vous cul-
tive poursuit votre ennemi jusque dans vo-
tre sein, l'en arrache, et ferme la plaie. Une
ondée bienfaisante descend du ciel , coule
sur vous, efface vos souillures et vous rend
votre beauté première... Mais nous !... mais
moi!... moi, coupable et condamnée! qui
peut me refaire telle que j'étais? qui peut
me rendre mon innocence?... Dieu, sa mi-
séricorde, le repentir? Mais Dieu, où est-il?
Ne m'a-t-il pas abandoimée dans ma misère
et mon abjection? Poiu-tant on dit qu'il m'a
créée, ..qu'il a créé tout ce qui existe... toi
aussi, petite rose...
• Que tu es jolie! ajouta-t-elle en me
prenant entre ses mains tremblantes; que
ton parfum est suave, que ta tige est frêle
et gracieuse, que tes couleurs sont admira-
bles, et que la main qui te fit est savante !
Pourtant, à quoi bon tant de magnificence
en toi pour finir sitôt, pour te flétrir ici?...
Est-ce pour venir me visiter que tu fus
créée? Dieu t'a-t-il faite si belle pour me
consoler dans ma prison? Etait-ce pour me
dire le nom de celui qui prend soin de toi
que tu es venue? Ah! si Dieu qui envoie,
quand il le faut, son ondée bienfaisante aux
fleurs des champs, si Dieu qui l'a créée,
petite rose, voulait m'assister à cette heure
d'angoisse!...»
La condamnée se tut; elle demeura pen-
sive et recueillie en elle-même.
Et moi, j'admirais. Emerveillée, igno-
rante de ces choses, j'ouvrais ma corolle
toute grande à ces paroles. De longs sou-
pirs s'e.xhalaient de la poitrine oppressée
de la jeime fille, des larmes tremblaient au
b(>rd de ses paupières ; et pourtant une joie
divine m'agitait. Immobile, affaissée sur
elle-même, elle semblait vaincue par une
force puissante -, et moi je frémissais dou-
cement comme à la brise du soir. L'aube
blanchissait à peine les tristes murailles de
la prison, et je voyais resplendir le front
paie de la condamnée. Ses lèvres trem-
blantes s'agitaient. Incertaine de ce qui
allait suivre, j'attendais; mais rien, dans
les vastes salles, n'en venait troubler le
calme profond.
vm.
Tout à coup, dans le silence, s'élève un
cri de résurrection.
«Mon Dieu! j'espérerai en vous; oui,
quand tout m'abandonne et m'échappe, j'es-
pérerai en vous. »
C'était la condamnée qui, dressée sur sa
couche, les yeux et les mains élevés au ciel,
priait avec transport.
«Mon Dieu! disait-elle, je veux croire et
me repentir, faites descendre sur moi votre
miséricorde; ayez pitié de moi; sauvez-
moi, vous qui m'avez envoyé cette faible
fleur pour me rappeler votre nom ! »
Elle retomba épuisée. On accourut vers
elle; et, dans les bras, sur le cœur d'un^de
ces anges qui veillent au chevet de la souf-
france, du crime et du malheur, la con-
damnée répandit des larmes, non plus de
désespoir, mais de foi, d'espérance et d'a-
mour.
Ici, je dois me taire ; une rose ne peut
raconter quels grands mystères s'accompli-
rent entre le Dieu de miséricorde et sa créa-
ture repentante et pardoonée.
205
Lorsque le ciel entier descendit dans la
prison, un rayon du soleil céleste m'e'claira;
je reçus alors mon enseignement: je com-
pris que Dieu m'avait exaucée et que mon
sort était mille fois préférable à celui que
jVnviai un instant, car j'avais eu mon heure
d'utilité sur la terre.
Bientôt après l'acte de réconciliation su-
prême, la condamnée, priant pour sa mère,
expira doucement, radieuse et sauvée.
IX.
Ma destinée est accomplie.
Et voilà qu'à cette heure m'apparaissent
deux Heurs charmantes qui, elles aussi, ont
eu mission de consoler sur la terre : la rose,
qu'un pauvre mutilé offrit d'un cœur recon-
naissant en prix d'un douloureux service',
(I) Il y .Tvnil ?iir In fenêtre de la prison une rose
clans un verre. «Je te prie de m'nppoiier celte rose,»
me dit Maroncelli. Je la lui portai et il l'offrit au vieux
ctiirurgiers, qui venait rie lui couper la jambe, en lui
disant : « Je n'ai pas autre chose à vous offrir pour
vous témoigner ma reconnaissance. » Celui-ci prit la
rose et pleura.
(Mes Prisons, Su.vio-PELLico.)
et la fleur des montagnes» qui charma le.s
tristes loisirs du prisonnier de Fénestrel, et
qui lui fut envoyée aussi pour lui apprendre
le nom de Dieu qu'il ne savait pas.
Elles m'appellent, je vais les rejoindre;
et toutes trois, confondant notre principe
de vie qui n'est ni esprit ni âme et dont
Dieu seul connaît l'essence, nous exhale-
rons à jamais nos parfums sur l'autel de
celui qui nous créa.
Toi qui restes encore quelques heures sur
la terre, n'oublie pas que la prière de l'être
le plus faible, fi\t-ce même d'une rose,
trouve toujours son chemin vers l'oreille du
Seigneur, et, qu'à une vie de joies somp-
tueuses, de brillante oisiveté, d'égoïsme,
de pures affections, même de prières, est
préférable, quoique achetée par l'humilia-
tion et la souffrance, une heure d'utilité
sur la terre marquée par Dieu.
Et cette heiire s'appelle Devoir.
Clément d'Elbhe.
(2) Pircinla, parX. Saimine.
LA JUMENT DE L'ARABE.
Dans Tripoli de Syrie
Un Arabe du désert
Vendait sa jument chérie
Au vieux juif Éliézer,
Sa jument de noble race,
Au manteau blanc et soyeux,
Qu'avec amour il embrasse
En lui faisant ses adieux.
O ma fille! ma gazelle !
Il faut donc nous séparer;
Dans les mains de Pinfidèle
C'est moi qui vais te livrer.
Oui, pressé par la misère.
206
Je te vends pour un peu d'or,
Toi, ma compagne légère,
Toi, mon unique trésor.
Douce, mais fière, intre'pide,
Tu me suis dans les combats.
Souvent ta course rapide
M'a préservé du trépas.
Tu hennis quand je te flitte,
J'appelle et lu viens soudain,
Tu reposes sur ma natte
Et tu manges dans ma main.
Chère à toute ma famille,
Mon fils veut te caresser.
Et sur ta croupe gentille
Sa mère aime à le placer.
Mais trompés dans leur attente,
Ils vont demander pourquoi.
Triste et pensif, à ma tente
Je suis revenu sans toi.
Mais il en est temps encore,
Mécréant, tu m'as surpris ;
Tiens, d'un marché que j'abhorre
A tes pieds voilà le prix.
Pauvre à ma terre natale
Je retourne et sans regret.
A ces mots sur sa cavale
Il s'élance et disparaît.
Bressier.
SOUVENIRS D'ALGER.
A MADEMOISELLE ERNESTINE DE B.
gUATRiÈME article'.
Je vous ai déjà dit, je crois, que l'en-
trée des mosquées était interdite aux fem-
mes. Les Musulmans croient qu'elles ne sont
mises sur la terre que pour servir les hom-
mes et leur rendre la vie plus agréable, et
(1) voir page 147.
comme les vrais croyants doivent trouver
dans le paradis de Mahomet des houris mille
fois plus belles que les filles de la terre, on
n'accorde point d'âme à ces dernières, et
par conséquent les exercices du culte leur
sont inutiles. Cependant on leur abandonne
207
ordiDairement une mosquée, et à Alger
elle est place'e hors de la ville ; elles y vont
prier, couvertes de voiles impénétrables, et
encore peu de femmes les fréquentent-elles
parce qu'elles ne prient que dans les grandes
afflictions de la vie, et que Texistence ordi-
naire des femmes et leur indolence natu-
relle les en préservent presque toujours.
Les Musulmans d'Alger ont peu d'instruc-
tion ; mais ils sont exacts dans l'exécution
des devoirs de leur religion. Leur croyance
est simple, mais elle est vive. L'adoration
de Dieu est chez eux portée au plus haut
degré ; toutes leurs actions se rapportent à
lui, et ils invoquent sans cesse son nom
dans les choses les plus sérieuses, comme
dans les affaires les plus simples.
La vénération profonde qu'ils ont pour
Mahomet vient surtout de ce qu'il leur a fait
connaître le culte du vrai Dieu. Us sont
charitables et indulgents pour les fautes
d'autrui, et exécutent à la lettre le précepte
qui leur prescrit de donner aux pauvres le
dixième de leur revenu. Ici, tout le monde
croit à sa religion, et si quelque Musulman,
par suite de ces restrictions mentales si
communes en Orient, en fausse quelques
principes de peu d'importance, tous ont la
foi et une foi vive en Dieu. Aussi étaient-ils
étonnés et scandalisés de voir l'indifférence
de tant d'Européens pour leur religion,
qu'ils proclament la meilleure et dont ils
négligent si hautement les devoirs. Ils
ne manquaient pas de dire que nous ne
croyions pas nous-mêmes à l'excellence du
christianisme, puisque nous n'en suivions
pas les préceptes les plus simples.
Pendant que je suis sur ce chapitre, il
faut que je vous dise un mot de leur fête
principale, qui est le Baïram, ou la Pâque :
cette solennité est précédée comme chez
nous de quarante jours de jeûne; mais ils
observent ce jeûne bien plus rigoureuse-
ment que nous ne pouvons le faire : c'est
ce qu'ils appellent le Rhamadart. Depuis mi-
nuit jusqu'au coucher du soleil, non-seule-
ment ils ne prennent aucune espèce de
nourriture , mais encore ils n'humectent
même point leurs lèvres d'une goutte d'eau,
et s'abstiennent sévèrement de fumer, ce
qui est la plus grande privation qu'ils puis-
sent s'imposer. Aussi, lorsque le coucher
du soleil approche, les hommes ont -ils
leurs pipes chargées et préparées, et aussitôt
que le canon annonce que le jeûne peut
être rompu , le premier mouvement est d'y
mettre le feu. Lorsque la faim et la soif sont
satisfaites, ils se rendent dans les mosquées
et passent en prière le reste de la soirée,
jusqu'à minuit. Et ce n'est pas seulement
quelques personnes plus pieuses que les au-
tres qui remplissent ces devoirs, c'est tout
le monde, sans exception, depuis le plus ri-
che jusqu'au plus pauvre, depuis le vieil-
lard jusqu'à l'enfant au-dessus de huit ans,
A l'expiration de ce carême rigoureux, le
Baïram est annoncé par une salve de cent
coups de canon dans les villes qui en pos-
sèdent, et par des coups de fusil ou des boîtes
dans les tribus et les petites villes. Le pre-
mier jour on mange l'agneau pascal, et pen-
dant plusieurs jours on se livre à toutes
sortes de réjouissances tant au dedans qu'au
dehors de la ville, où il se tenait autrefois à
cette époque une espèce de foire.
Dans les villes, les boutiques sont ornées
de fleurs, et les enfants, vêtus de leurs ha-
bits de fêle, parcourent les rues tenant à la
main une espèce de vase en cuivre argenté
ou en argent, au col long et étroit avec le-
quel ils aspergent les passants d'eau parfu-
mée avec de l'essence de rose ou de jas-
min. Les Européens ne sont pas exempts de
cette espèce d'ablution, qui est ordinaire-
ment récompensée par le don d'une pièce
de monnaie.
Les démarches faites par mon père pour
obtenir un local siiflisant pour recevoir un
grand hôpital militaire ayant été sans résul-
tat, en raison de l'exiguïté des construc-
tions mises à sa disposition, le duc de
Rovigo l'invita à aller visiter un vaste em-
208
placement situé hors de la porte de Babe-
loned, qu'on appelait le Jardin du Dey, et
sur lequel existaient déjà des constructions
importantes. Ce jardin, qui était la maison
de plaisance du dey ou plutôt de ses fem-
mes, car lui personnellement n'y était venu
qu'une ou deux fois de nuit, avait été assi-
gné pour servir de maison de campagne au
gouverneur général, et on avait déjà com-
mencé quelques travaux d'appropriation.
Mais le duc de Rovigo, mû par un généreux
sentimentd'humanité, sacrifia son agrément
particulier au bien-être de la troupe, et il
en fil l'abandon pour la formation d'un 1res
bel établissement qui s'appelle maintenant
J'Hôpilal du Dey.
Nous le visitâmes avant qu'il ne reçût cette
destination, et l'aspect qu'il avait alors a
disparu si vite qu'il vous sera sans doute
agréable d'en avoir une description, que je
vais vous donner aussi exacte que mes sou-
venirs me le permettront.
L'entrée de cet immense jardin était pra-
tiquée au milieu d'un bàlmieut servant de
logement aux gardiens, et dans un ren-
foncement formé par deux espèces de pa-
villons, garnis de fenêtres grillées, au tra-
vers desquelles on pouvait défendre l'en-
trée contre tout assaillant*, immédiatement
après l'entrée , le bâtiment se développait
à droite et à gauche et contenait d'un côté
de vastes écuries, où étaient entretenues
une trentaine de mules destinées au service
des femmes de la maison du dey, et de l'au-
tre une basse-cour complète avec laiterie et
autres accessoires pour les besoins de la
table du dey et de sa maison. Une de ces
ailes était terminée par un moulin mû
par un cours d'eau descendant du Boudja-
réab, au pied duquel était placé le jardin.
Ce moulin était également employé pour le
service du dey.
On se dirigeait vers le bâtiment princi-
))al, placé au centre àpeu près du jardin, par
une longue avenue d'orangers plantés entre
deux hautes murailles. Ce bâtiment servait
de logement à la famille du dey qui y passait
quelquefois plusieurs jours, il ressemblait à
toutes les maisons de la ville, c'est-à-dire
qu'il consistait en une construction régu-
lière autour d'une cour carrée, et qu'il avait
deux étages, y compris le rez-de-chaussée,
élevé sur des voûtes comme dans toutes les
maisons d'Alger. Au milieu de la cour.'était
une très belle vasque en marbre blanc, avec
jet d'eau. La seule différence qui se remar-
quait entre cette maison et celles de la ville,
c'est qu'il existait un ordre régulier de fe-
nêtres à l'extérieur comme dans tous les
bâtiments entourés de vastes jardins qui en
défendent l'approche. Parallèlement à l'un
des côtés de ce bâtiment principal était une
autre construction plus basse et beaucoup
plus modeste, dans laquelle se trouvaient
les cuisines et les logements des esclaves.
Une grande salle basse, fort ornée de sculp-
tures en marbre blanc, et qui donnait sur
cette cour, paraissait avoir servi de salle
de réunion. C'est là où, dans la nouvelle
destination , on a placé la pharmacie de
l'hôpital, et nulle autre, en France même,
n'est établie d'une manière plus élégante.
En sortant du corps de logis pour en-
trer dans les jardins, ou trouvait deux ter-
rains considérables s'étendant en retour
vers la porte d'entrée. Celui de gauche était
entièrement planté d'orangers, de citronniers
et d'arbustes rares entremêlés de fleurs;
celui de droite était divisé en grandes plates-
bandes, contenant une immensité de tubé-
reuses, de jacinthes et d'autres plantes odo-
rantes, toutes séparées entre elles par des
haies de jasmin d'Espagne, et dont les fleurs
servaient à faire ces essences diverses dont
les femmes Maures font un si grand usage,
et qui se confectionnent habituellement
dans l'intérieur des familles.
Une allée de rosiers très touffus condui-
sait à un autre bâtiment de forme carrée,
très peu élevé et entouré de treillages gar-
nis de fleurs grimpantes, et principalement
degrenadilles, dites fleurs de la passion. On
209
montait dans l'intérieur de ce bâtiment par
un péristyle élevé de plusieurs marches, et
on y trouvait nn immense bassin carré de
sept à huit pieds de profondeur , dans le-
quel étaient des poissons rouges. Ce bassin,
alimenté par quatre jets d'eau très histo-
riés, et les galeries qui l'entouraient, étaient
surmontés d'un grillage en fil de fer,
parce que cet emplacement renfermait une
collection d'oiseaux rares. Sur les galeries
s'ouvraient une douzaine de petites pièces
ou de cabinets où les femmes de la maison
du dey venaient prendre le frais.
Une grande tonnelle garnie de vigne en-
tremêlée de rosiers, conduisait à un dernier
pavillon entièrement construit en marbre
blanc où se trouvait la salle de bain. Un tré-
pied en marbre soutenait une vasque de la-
quelle s'échappait un jet d'eau qui retombait
dans un bassin inférieur. Les fourneaux et
les réservoirs à vapeur étaient placés au
dehors et n'apparaissaient point dans l'inté-
rieur, qui était d'une élégance parfaite. Ce
joli pavillon s'élevait au milieu d'une fo-
ret de bananiers dont la belle verdure et
les larges feuilles de sept à huit pieds de
long , faisaient ressortir la blancheur du
marbre.
A droite et à gauche s'étendaient d'im-
menses potagers couverts d'arbres fruitiers
et de légumes de toute beauté, pour la con-
sommation de la maison du dey.
Ce jardin était en outre parsemé de kios-
ques de verdure, de tables et de bancs de
marbre et d'une inlinité de vases contenant
des fleurs rares.
Je vous parle de ces choses en détail, ma
chère Ernestine, parce que j'ai l'espoir que
cette description vous intéressera, et aussi
parce que rien de ce que j'ai vu n'existe
maintenant.
Quelques mois après que le génie mi-
litaire en eut pris possession, tout ce qui
était objet d'agrément avait disparu pour
faire place, a la vérité, à des constructions
plus utiles ; mais j'ai souvent soupiré en
Tome XI.
voyant la Iritnsforniation que ces lieux
avaient subie.
Lorsque les femmes formant la famille du
dey voulaient venir à ce jardin, on faisait
monter à la Casbah les mules dont je vous
ai parlé. Chaque mule portait sur son bât
un ample coussin carré, sur lequel s'ac-
croupissait, les jambes croisées, la femme
qui (levait la monter. On établissait autour
de ce coussin un encadrement à quatre cô-
tés, formé de châssis recouverts de toile de
couleur, el ouvert seulement par le haut. La
femme voilée, et couverte de vêtements
épais, se rendait ainsi à sa destination, es-
cortée par des esclaves et précédée par des
janissaires. Une fois dans la maison de cam-
pagne, où nul homme ne pénétrait pendant
qu'elles y séjournaient, elles étaient entière-
ment libres de leurs actions et aussi légère-
ment vêtues qu'elles le sont ordinairement
dans leur intérieur.
Au jour fixé par mon père, les Maures qu'il
avait invités à dîner arrivèrent exactement
à l'heure; mais, par suite sans doute de
leurs usages, qui sont si éloignés des nô-
tres, ils amenaient un troisième convive
sur lequel nous ne comptions pas. C'était
un jeune coulougli, nom que l'on donne,
comme vous le savez, aux fils de Turcs et
de femmes maures; il était neveu de Corne
Sta et du propriétaire de la maison que nous
habitions. C'était un fashionable du pays,
âgé de 18 à 19 ans, d'une figure fort agréa-
ble, relevée encore par l'élégance de son
costume. Ce costume, comme celui qui le
portait, était moitié turc et moitié maure.
Nous avions hésité si nous donnerions à
nos convives un repas à peu près copié sur
leurs usages, mais nous pensâmes qu'ils ne
venaient pas chez nous pour mangerdu cous-
cous, et nous fîmes préparer un dîner ti
l'européenne, en ayant soin, toutefois, de
faire placer, au second service, beaucoup de
pâtisseries et de sucreries, dont nous les sa-
vions très friands.
Lorsque nos invités entrèrent dans la salie
H
210
à manger et qu'on les engagea a s asseoir a
table, ils coiimiencèrent par examiner tou-
tes les pièces du service en les prenant l'une
après l'autre à la main et ils semblèrent as-
sez embarrassés pour s'asseoir sur des chai-
ses. Lorsqu'ils furent placés ils regardèrent
attentivement leurs couverts. Les Maures
et les Araues ne connaissent point l'usage de
la fourchette; ils n'ont puur couteaux que
de petits yatagans-poignards, qu'ils portent
à la ceinture et dont ils se servent rarement
à table parce qu'ordinairement les vian-
des y sont servies toutes découpées, et (juant
aux cuillers, ils ne s'en servent guère que
pour manger les crèmes, dont ils sont très
gourmands, et encore, le plus souvent, ils
les enlèvent de dessus leur assielle avec
les pâtisseries, qui sont toujours en grande
abondance sur la table des riches Maures.
On leur servit du potage au riz, qu'ils
mangèrent tranquillement en regardant
comment nous nous y prenions. Ou lit pas-
ser ensuite devant eux une assiette de bœuf
bouilli, coupé par tranches, mais après l'a-
voir bien examiné et avoir discuté quelque
temps eu arabe, ils le laissèrent sur cette
assiette sans y toucher. Ils ne goûtèrent
du premier service qu'à une volaille au riz,
parce que c'est un plat qu'ils mangent com-
munément. On leur avait offert un verre de
vin de Madère après le potage; ils l'avaient
bu sans objection, mais lorsqu'on voulut
leur servir du vin rouge, notre conlougli
refusa et fit signe aux autres de s'abstenir.
Corne Sta parut assez contrarié, et nous
nous aperçûmes depuis, qu'il avait cédé à
une conviction qu'il ne partageait pas ; car,
à d'autres repas qu'il accepta seul à la mai-
son, il but autant qu'on le voulut.
Au second service, nos convives mangè-
rent beaucoup d'une bonite cuite au bleu, et
se jetèrent principalement sur la crème et
les sucreries, qu'ils prenaient sans attendre
qu'on les leur offrît.
Apiès le dîner, nous rentrâmes au salon,
où ces messieurs s'étalèrent sans facoa sur
les divans, sans doute pour se dédommager
de la contrainte qu'ils avaient éprouvée en
restant aussi longtemps assis sur des chaises .
Nous servîmes nous-mêmes le café, qu'ils
acceptèrent sans se déranger. Quand le jeune
coulougli eut pris le sien, il me lit signe de
venir chercher sa tasse, qu'il me tendit avec
une certaine majesté, et j'ai su depuis que
c'était une faveur qu'il avait entendu me
faire et une marque d'attention particulière
à laquelle j'ai été fort peu sensible.
Ce jeune homme, qui paraissait bien per-
suadé de sa supériorité sur tout ce qui l'en-
tourait, ne dit pas un mot en langue fran-
que, qui était notre seul moyen de commu-
quer nos pensées, et presque aussitôt après
le café, il partit en laissant ses compagnons,
qui ne parurent pas fâchés de se dédom-
mager de la privation du vin en acceptant
force liqueurs de toutes espèces.
Au moment de se retirer, le plus âgé des
deux prit les mains de mon père dans les
siennes et lui dit d'un ton très solennel :
• J'ai mangé de ton pain et de ton sel: nous
« sommes amis, et tu peux, quand tu vou-
« dras, toi et ta famille, venir aussi manger
' mon pain et mon sel, vous serez toujours
« les bienvenus. » Puis, s'adressaut particu-
lièrement à nous, il nous invita, trois jours
après, à la noce d'une de ses filles, en témoi-
gnant à mon père ses regrets de ne pouvoir
le recevoir dans sa maison.
Nous n'eûmes garde de refuser une sem-
blable invitation qui comblait tous nos vœux
en atms donnant les moyens de satisfaire
la curiosité que nous ressentions vivement
de connaître l'iniérieur d'une famille maure.
Le mariage devait avoir lieu à midi pré-
cis. Nous nous rendîmes chez notre Maure
à onze heures; notre vieux ami Corne Sta
nous introduisit au milieu de sa famille. 11
nous avait probablement annoncées d'une
manière favorable, car nous fûmes accueil-
lies par des cris de joie.
Il y avaiit dans la maison une quinzaine
de femmes toutes très légèrement vêtues et
211
(l'une manière à peu près uniforme, à l'ex-
ception d'une personne d'un certain âge,
qui portait ie sarmah surmonté d'un très
beau voile et qui occupait un divan dans le
fond de l'appartement.
Nous fûmes entourées immédiatement de
toutes ces femmes, dont la curiosité devenait
fort embarrassante pour nous. Au bout de
quelcjues minutes les plus jeunes s'étaient
emparées de nos châles et de nos chapeaux,
dont elles s'affublaientassez grotesquement.
Nous commençâmes alors la conversation en
faisant demander par Hamer, notre inter-
prèle, où était la mariée. On nous répondit
qu'elle s'occupait de sa toilette et que nous
la verrions bientôt dans la salle où se ferait
la cérémonie. Peu de temps après on vint
annoncer que le cadi arrivait dans la maison.
Nous nous aperçûmes alors que les femmes
tenaient entre elles une espèce de couseil
dont le résultat nous fut communiqué par
notre interprète. On n'osait pas nous faire
paraître, en présence du cadi, vêtues de nos
habits européens, et on nous invitait à nous
habiller à la mauresque. Cette proposition,
à laquelle nous ne nous attendions pas, com-
mença par nous épouvanter; cependant,
après y avoir réfléchi, nous consentîmes à
ce travestissement. Nous eûmes toutes les
dames de la maison pour femmes de cham-
bre ; en un instant la transformation fut
complète. Chaque pièce de notre toilette
française était l'objet de commentaires sans
lin, et nous vîmes bien que les plus jeunes
mouraient d'envie de les essayer, ce qu'el-
les remirent cependant après la cérémonie.
A un certain signe du maître, nous fûmes
introduites, toutes avec un léger voile sur
la tcte, à l'exception des esclaves, qui n'en
portaient pas, dans une des grandes pièces
de la maison, et placées à l'une des extré-
mités. En face de nous s'élevait une estrade
recouverte d'un riche tapis, et sur un large
coussin, se tenait accroupie, à l'orientale, la
jeune fiancée, entièrement cachée sous d'é-
pais voiles blancs. En avant de l'estrade, et
à quelqne distance, était une énorme bougie
en cire verte, que l'on alluma. La future
épouse ne faisait aucun mouvement. Après
un quart d'heure d'attente, nous fûmes tout
à coup étourdies par des cris et des lamen-
tations qui furent répétés par les femmes
qui nous entouraient. Ces pleurs factices,
pour lesquels on loue des femmes à la jour-
née, annonçaient l'arrivée de l'époux et té-
moignaient du chagrin que causait le départ
de la jeune femme, qui devait suivre son
mari le soir même.
A ce signal, le cadi fut introduit dans l'ap-
partement, et on apporta devant lui tout ce
qu'il fallait pour écrire. Lorsqu'il fut en place,
on fit entrer le futur. C'était un beau jeune
homme. Il était vêtu avec élégance, mais pa-
raissait assez embarrassé de sa contenance.
A son aspect, toutes les femmes de la mai-
son chuchotèrent longtemps ensemble 5 la
future épouse ne bougea pas, et je ne sais si
elle avait pu l'apercevoir à travers les voiles
épais qui la couvraient.
Le cadi demanda le nom des époux, et
après les avoir enregistrés, il se fit indiquer
en quoi consistait la dot oQèrte parle futur.
Le jeune homme fit apporter une grande
corbeille, de laquelle il tira d'abord un sac
qui paraissaitcontenir une forte somme d'ar-
gent, puis successivement des bijoux de
plusieurs espèces et qui semblaient fort ri-
ches. Ces objets furent déposés l'un après
l'autre sur un coussin, devant la fiancée. Il
présenta de plus, au cadi, un acte par lequel
il apportait en mariage des propriétés et des
troupeaux. A son tour, le père de la mariée
fit apporter les cadeaux qu'il destinait à sa
fille, et qui consistaient en pièces de belles
étolTes de brocard et autres, en châles et
écharpes de cachemire, en babouches bro-
dées en or, en flacons d'essences renfermés
dans des étuis de velours richement brodés,
et il remit également au cadi un contrat des
propriétés qu'il cédait à sa tille.
Lorsque tout fut enregistré, le cadi se leva
et prononça la formule du mariage. Ce fut
212
le signal d'une nouvelle explosion de cris
et de gémissements de la part des femmes.
Le père de laraarie'e fit servir trois tasses de
café, l'une fut offerte au cadi, l'autre à l'é-
poux, et la troisième lui était réservée. Après
que le cadi eut pris son café et fait pro-
mettre à l'époux qu'il ne prendrait pas d'au-
tres femmes, promesse que tous les maris
font, mais que la loi religieuse leur permet
de transgresser, il se retira, emportant une
pipe qui lui avait été offerte.
C'était là le moment critique ; le père de la
mariée permit au jeune homme d'aller son-
lever le voile qui couvrait la jeune fille qu'îï
venait de prendre pour épouse et qu'il n'a-
vait jamais vue. Tous les yeux des personnes
delà famille se portèrent alors avec anxiété
sur lui. Il s'avança d'un air assez gauche, leva
le voile d'une main tremblante et fit une pe-
tite grimace qui annonça qu'il était un peu
désappointé; cependant il fit bonne conte-
nance et annonça qu'il reviendrait le soir
avec sa famille pour réclamer son épouse et
la conduire dans sa maison.
Pauline Hf,r>ient.
( La suite à un prochain numéro.)
VITTORIA COLONNA.
Une seule chose est nécessaire... Nous en
convenons tous : c'est de savoir procurer
un éternel bonheur k notre âme immor-
telle. Bien d'accord sur ce point, nous pour-
ronsajouter que si une seule chose est néces-
saire , il en est beaucoup de très utiles.
D'après une justice providentielle, tous
les humains ayant été créés pour le même
but, et devant y aspirer, la science qui les
y conduit s'acquiert avec une facilité singu-
lière, si nous considérons ceux qui l'ont
possédée. Les rangs sont étrangement con-
fondus dans les saintes légendes, et les sa-
vants y marchent côte a côte avec les illé-
trés , ainsi que le font les empereurs et les
patres , égalité dont les premiers ne se-
raient pas les moins choqués si des lumières
très nouvelles n'arrivaient alors rectifier
leur jugement... Ce qui est nécessaire doit
donc passer avant tout, comme nécessaire
d'abord, comme facile ensuite; mais ce qui
n'est qu'utile a bien son prix, et quand les
gens ont acquis la science de vivre dans
l'autre monde, il est bien permis de leur
souhaiter celle de vivre dans celui-ci, et
tout d'abord nous désirerons des connais-
.sances historiques à un grand nombre de
ces personnes qui font retentir dans la so-
ciété les deux trompettes du siècle. Trom-
pette triomphante célébrant les gloires
nouvelles, depuis le vers à césure occulte
jusqu'au ballon dirigé par la vapeur ; trom-
pette gémissante regrettant le coche sans
ressort, les ornières des routes, la haute
cheminée fumante, les virelais à flon-flon,
à tontaine; enfin, trompette couronnée de
laurier ou chargée de crêpe ; mais toujours
assourdissante, comme doitêtre tout instru-
ment destiné à étouffer les sons qu'il ne
produit point. Nul doute que chaque siècle
n'ait eu ses panégyristes et ses détracteurs;
mais nul doute aussi que ce choc n'ait
laissé entendre quelque voix humble quoi-
que exercée, murmurant l'éloge et la cri-
tique du passé, tandis que l'expérience du
présent lui dictait, pour les temps à venir,
des paroles de crainte et d'espérance. . .
C'est donc tout simplement à la vanité et à
l'ignorance que l'on doit ces décisiuns si
aigres, si intolérantes, si sottes, qui clas-
sent les hommes selon les temps et les
lieux, sans connaissances, sans examen,
sans retour, ainsi que l'on procède ordi-
nairement quand on a tort.
Il ne serait pas très difficile de prouver
que l'Italie et le quinzième siècle auraient à
213
reclamer contre plus d'une injustice, si la
reine de l'Europe et le père de l'imprimerie
pouvaient se soucier des clameurs de quel-
ques romanciers et de quelques dramatur-
ges. . . mais l'histoire de Vittoria Colonna
ne répond-elle pas à tout?
La famille Colonna, dont l'origine se
perd dans la nuit des temps héroïques, s'il
faut en croire ses historiens peu aisés à ré-
futer, posséda toujours en Italie les plus
hautes dignités. Principautés, duchés, com-
tés, marquisats, ne relevant que de Dieu,
lui appartenaient déjà quand elle fournis-
sait à Naples des vice -rois, et à Rome des
papes.
Fabrice Colonna, nommé par Ferdinand-
le-Catholique, roi d'Aragon, grand - conné-
table du royaume de Naples, avait épousé
une fille du duc d'Urbin, Anne de Monte-
feltro, qui le rendit d'abord père de cinq
garçons : une seule fille vint ensuite, et
toute sa famille sembla ne vivre que pour
Viltoria , qui se fit remarquer dès son en-
fance par une gravité d'autant plus surpre-
nante que la naïveté, et les charmes de son
âge n'en étaient point altérés. On ne sau-
rait croire cependant que cette singularité
eût influencé en aucune sorte la détermi-
tion de ses parents, lorsqu'ils la fiancèrent
après sa quatrième année, à Ferdinand-
François d'Avalos, marquis de Pescaire,
plus âgé que sa future d'un an seulement.
L'usage autorisait alors ces unions, qui nous
semblent ridicules et monstrueuses, et que
nous ne manquerions pas aujourd'hui d'ac-
cuser de beaucoup de maux, bien que l'on
ne soit pas encore arrivé à déterminer avec
certitude quels antécédents peuvent ras-
surer deux époux sur la félicité qu'ils se
procureront mutuellement. Engager sa foi
presque en naissant, sur la parole de ses
parents, ou s'épouser après quinze jours
de connaissance, d'après le cautionnement
d'un notaire, peuvent paraître deux chances
également hasardeuses : c'était la première
que l'on courait eu lili, et les petits liau-
cés Napolitains s'en réjouirent lorsque Vit-
toria, ayant atteint sa dix-septième année,
vit solliciter sa main par les ducs de Savoie
et de Bragance, qui n'auraient pas reculé
devant la violence pour l'obtenir, si le pape,
appelé ii décider de la sainteté du lien qui
avait uni les deux enfants, ne l'eiit déclaré
indissoluble, quand il eut connu leur atta-
chement réciproque.
Tous les dons de la nature ornaient ces
jeunes époux, et des soins assidus, une édu-
cation aussi religieuse que scientifique et
littéraire les avaient rendus dignes de s'ap-
précier mutuellement.
Les contemporains de Vittoria ont sou-
vent tracé son portrait, et ses cheveux
épais, noirs, brillants, ondulés, dont les
tresses faisaient ressortir la blancheur du
front et des épaules; ses yeux scintillants,
le charme de son sourire laissant entrevoir
des dents parfaites ; la sérénité, la noblesse
de son maintien, sa démarche aérienne, la
douceur de sa voix ont été célébrés àl'envi.
L'esprit et une sensibilité exquise ani-
maient cette figure dont aucune mauvaise
passion n'altérait les formes, et qui sem-
blait créée pour n'exprimer que des affec-
tions pures et légitimes.
Quoique de la naissance la plus illustre,
quoique possédant une fortune considéra-
ble, la marquise de Pescaire ne se crut ja-
mais obligé de sacrifier au luxe des fèies et
aux somptuosités frivoles qui ruinent tous
les jours tant de familles, sans laisser un
souvenir à la postérité, une découverte à la
science, un nom aux arts, un secours à la
pauvreté. Vittoria, dans la connaissance ap-
profondie de la langue latine, avait puisé le
goût de l'érudition, des recherches histori-
ques, de l'éloquence et de la haute poésie.
L'élégance et la grâce lui étaient naturelles ,
soit qu'elle écrivît, soit qu'elle parlât; mais
le choix et la justesse des pensées , mais la
correction du style, seront toujours le fruit
d'un travail assidu; et le temps que les
femmes de son rang donnaient aux plaiiirs,
214
Vittoria le consacrait à l'étude, encouragée,
applaudie par son jeune époux, dont nous
avons l'ait l'éloge en disant qu'il méritait
l'amour que ressentait pour lui une femme
accomplie.
L'imagination la plus riante atteindrait
difficilement à la réalité si on voulait se re-
présenter les délices qui embellissaient
l'exisfence de ce couple fortuné, vivant sous
lecieldersap!es,au milieude jardins que les
plus frais ombrages,Ies eaux les pliislimpides
l